L’analogie avec la dissuasion nucléaire peut être éclairante : on peut toujours discuter de savoir si la course aux armements nucléaires est un facteur de paix ou de risque aggravé, et si le désarmement nucléaire ne serait pas la meilleure réponse à l’existence de l’arme atomique ; mais il est certain qu’il ne peut rien y avoir de rationnel dans la course à la puissance productive dans un monde fini : seul un désarmement de cette puissance est une option raisonnable. Cela est désormais évident dans le cadre des négociations climatiques internationales : que font certains pays du Sud, lorsqu’ils exercent aujourd’hui un chantage à l’égard des pays du Nord (comme la République Démocratique du Congo à la dernière COP) en leur disant qu’ils relanceront l’exploitation des énergies fossiles ou la déforestation de leurs puits de carbone naturels si les pays riches ne compensent pas le manque à gagner de cette exploitation, au titre de leur responsabilité particulière dans le réchauffement climatique ? La réponse est que ces pays ne font rien d’autre qu’appuyer sur le bouton rouge dans le terrible jeu de dissuasion auquel les négociations climatiques sont désormais en partie arrivées. On peut les comprendre : l’incapacité de ces pays du Nord à tenir leurs engagements, ne serait-ce que dans le financement des fameux 100 milliards promis pour aider les pays en développement à faire face au dérèglement climatique, est aussi une manière d’appuyer sur le bouton rouge… Les négociations climatiques ont rejoint la grande tradition de la réflexion stratégique, en son point le plus terrifiant : la dissuasion.
Il n’y a tout simplement pas de solution de puissance à la structure conflictuelle du monde présent. Les logiques de puissance à l’âge de l’Anthropocène, en prise avec Gaïa, conduisent uniquement à un jeu perdant-perdant. S’il y avait quelque chose à apprendre de ces dernières 15 années de « crise », ou de polycrise, c’est qu’il faut sortir collectivement d’une logique de la puissance.
On retrouve ici, sur la question géopolitique, le même paradoxe que nous avons vu sur la question économique. La mondialisation s’était faite au nom de l’accroissement de la production. La démondialisation, imposée par une certaine forme de réalisme géopolitique se fait paradoxalement au nom de l’accroissement de la production. Les élites politiques et économiques de ce monde sont en train de commettre, au moment de sortir du paradigme néolibéral, la même erreur qu’elles ont commise en y entrant : croire qu’il n’y a de salut que dans la puissance, croire que l’harmonisation ne pourra se faire qu’en aval, une fois libérées les énergies particulières en concurrence les unes avec les autres – soit, en somme, ne pas mettre la solidarité avant la rivalité. La mondialisation n’a pas été négociée en vue d’un meilleur partage des richesses à toutes les échelles (internationales autant qu’intranationales et même intragénérationnelles), conduisant à une augmentation des tensions géopolitiques entre entités gorgées de puissance. Une démondialisation non négociée, menée dans la panique, nous conduira encore plus loin : vers un déchaînement de ces puissances en rage, convaincues de lutter pour leur survie et œuvrant en réalité à leur destruction collective. Nous n’avons besoin ni de mondialisation, ni de démondialisation, mais d’une autre mondialisation. Le protectionnisme n’est pas en soi une solution ; il ne l’est qu’à condition de ne pas faire de la puissance son objectif principal, mais de fonctionner comme un outil pour réorienter la mondialisation afin qu’elle tienne compte de sa signification terrestre.
Ici comme ailleurs il faut réintroduire le sens étymologique du préfixe « géo », voulant dire « terrestre ». Il n’y a pas de sens à inscrire la réforme des retraites dans une stratégie géopolitique européenne si on ne définit pas cette stratégie en tenant compte des limites planétaires et des réactions du Système-Terre. On comprend donc que c’est pour la même raison que la réforme des retraites est un enjeu écologique et qu’elle est un enjeu géopolitique : parce qu’elle touche à la manière dont on conçoit la place de la production dans les ruses par lesquelles les êtres humains se font un séjour vivable sur cette terre.
Plutôt que de miser sur l’échelon européen pour construire une puissance, il faudrait miser sur lui pour proposer une voie de désescalade productive.