• Déminage, diluer la responsabilité pénale : Le ministère de la justice veut limiter les emballements de sortie de crise , Jean-Baptiste Jacquin et Simon Piel
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/05/28/le-ministere-de-la-justice-veut-limiter-les-emballements-de-sortie-de-crise_

    La chancellerie s’inquiète de mises en cause excessives de la responsabilité des maires et demande aux parquets d’éviter une reprise de la hausse du nombre de détenus.

    Alors que le pays se déconfine dans des conditions parfois tendues comme dans les établissements scolaires, le ministère de la justice demande aux procureurs de faire attention aux conditions d’engagement de la responsabilité des maires. « Leur action ne doit pas être paralysée par le risque de voir leur responsabilité pénale engagée dans des conditions excessives » , écrit la directrice des affaires criminelles et des grâces, Catherine Pignon, dans un courriel adressé le 19 mai à l’ensemble des procureurs généraux et des procureurs de la République.

    Il ne s’agit pas pour autant de déclarer l’impunité des édiles. Ce texte rappelle les dispositions de la loi Fauchon de 2000 au sujet des infractions non intentionnelles, qui s’appliqueraient en cas de contamination par le Covid-19 sur les lieux dont le maire, ou d’ailleurs un chef d’entreprise, a la responsabilité.

    « Message subliminal »

    La missive de la chancellerie a été lue de différentes façons. « Ce rappel est bienvenu car le contentieux des infractions non intentionnelles est extrêmement technique, il faut savoir ce que l’on recherche juridiquement pour caractériser une faute avant de se lancer dans une enquête » , réagit Marie-Suzanne Le Quéau, procureure générale d’Aix-en-Provence. « Ce mail rappelle les textes et ne dit rien de nouveau, mais fait passer un message subliminal aux magistrats » , objecte Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature. Mme Pignon termine son courriel en appelant l’ « attention sur la nécessaire analyse approfondie des situations, c’est-à-dire du contexte très particulier dans lequel ont été prises les décisions, afin de pouvoir caractériser l’existence d’une faute d’imprudence ou de négligence de la part des décideurs » .

    Beaucoup plus directive est la circulaire diffusée le lendemain par la ministre de la justice sur un autre sujet de préoccupation de cette phase de sortie de crise sanitaire, la crainte d’une remontée rapide du nombre de détenus. Nicole Belloubet souhaite que les juridictions s’emparent au plus vite de la nouvelle échelle des peines entrée en vigueur en plein confinement, le 24 mars. La réforme de la justice du 23 mars 2019 prévoyait notamment l’interdiction des peines de prison inférieures à un mois, le principe d’un aménagement pour les peines jusqu’à six mois, et le développement de nouvelles peines autonomes comme le stage, le travail d’intérêt général et la détention à domicile sous bracelet électronique.

    « Il est essentiel que l’augmentation de l’activité juridictionnelle se conjugue avec une politique volontariste de régulation carcérale » , lit-on dans cette circulaire du 20 mai cosignée par Mme Pignon et Stéphane Bredin, le directeur de l’administration pénitentiaire. Le souci d’éviter tout rebond de l’épidémie en prison est évoqué et la baisse historique du nombre de détenus à 58 926 (–13 500 en dix semaines) est mentionnée comme une occasion à saisir.

    Expérimenter et identifier

    Mais le changement de culture que cette réforme impose aux juges correctionnels et aux magistrats du parquet sera progressif. Par exemple, dans le ressort de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, il a été décidé que la nouvelle peine de détention à domicile sous surveillance électronique sera promue par les parquets de Draguignan et d’Aix, tandis que le travail d’intérêt général sera une priorité à Marseille. Ces priorités, fixées en accord avec les services pénitentiaires d’insertion et de probation locaux, devraient permettre d’expérimenter et d’identifier clairement les processus propres à chaque dispositif afin d’en diffuser les bonnes pratiques, mais pas avant 2021.

    Un outil a été développé afin que chaque chef de juridiction ait désormais accès sur l’intranet du ministère aux données quotidiennes sur le nombre des détenus des établissements pénitentiaires de son département. Cet outil donne par exemple, en fonction des durées d’incarcération, le nombre des personnes éligibles aux différents aménagements de fin de peine comme la libération sous contrainte ou la libération conditionnelle.

    Mme Belloubet s’est toujours dite opposée à l’idée d’un numerus clausus qui interdirait de dépasser la capacité d’une prison. En revanche cet « outil de pilotage » devrait faciliter le recours par les juridictions au mandat de dépôt à effet différé qui permet aux services d’exécution des peines de fixer une date ultérieure pour l’incarcération d’une personne condamnée.

    Par ailleurs, pour éviter un effet boule de neige avec le stock de peines de prison dont la mise à exécution a été suspendue pendant le confinement, la chancellerie demande aux parquets de les réexaminer. La circulaire demande notamment de leur appliquer la nouvelle échelle des peines (pas de peine inférieure à un mois et aménagement jusqu’à six mois), même si elles ont été prononcées avant l’entrée en vigueur de la loi. De même, pour éviter l’engorgement des cabinets des juges de l’application des peines et apurer le stock des peines en attente d’aménagement, le ministère plaide pour des conversions de peine et des aménagements, « y compris hors débat contradictoire » . De mémoire de procureurs, rarement la chancellerie avait préconisé des mesures aussi volontaristes.

    Autant que faire se peut, ce que l’on promet aux édiles, on le donne aussi aux employeurs, aux institutions et à l’État central.

    #responsabilité_pénale #prison