• Avant-propos sur les sociétés de ciblage - Une brève histoire des corps schématiques, Grégoire Chamayou, jefklak.org, 21.09.2015
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    À l’origine, la chronogéographie naît d’un refus de la prédominance des méthodes strictement statistiques en sciences sociales. Lorsque l’on se contente de décrire la réalité sociale par des agrégats de grands nombres, tels que fournis par exemple par un recensement, regrettait Hägerstrand, « on considère la population comme étant faite de “dividuels’’ plutôt que d’individus ». Des agrégats statistiques tels que le PIB ou les tranches de revenus ne nous donnent pas accès à un savoir primaire sur des individus, mais seulement, de façon indirecte, à des êtres statistiques que l’on reconstruit comme des fractions d’un nombre global.

    La chronogéographie prétendait au contraire repartir des individus tels qu’ils existent de façon continue en tant que points physiques affectés de trajectoires spatio-temporelles. La conviction était qu’entre le travail du biographe et celui du statisticien, « il y a une zone entre chien et loup à explorer, où l’idée fondamentale est que les gens conservent leur identité dans le temps [...] et que les agrégats de comportement n’échappent pas non plus à la règle ». En d’autres termes, comme le résume le géographe Nigel Thrift, la chronogéographie partait d’un principe méthodologique d’« indivisibilité de l’être humain ». Ce qui était alors proposé aux sciences sociales, c’était de rebâtir des agrégats de données à partir de la granularité insécable d’individus dont la « corporéité vivante » pouvait être schématiquement saisie par des trajectoires traçables et mesurables dans l’espace-temps.

    Il est frappant que, pour exprimer cette idée, Hägerstrand ait recouru à un vocabulaire que Deleuze emploie à son tour plus de vingt ans plus tard afin de caractériser ce qu’il appelle les « sociétés de contrôle » : « On ne se trouve plus, diagnostique le philosophe, devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des “dividuels”, et les masses, des échantillons, des données ». D’un côté, il y aurait les sociétés de discipline, structurées par un rapport entre individu et masse, et, de l’autre, des sociétés de contrôle, articulées sur le couple dividuel/base de données. D’un côté, des institutions d’enfermement, de l’autre, des dispositifs de contrôle déployés dans des milieux ouverts. D’un côté, la signature et le matricule pris comme signes de l’individualité disciplinaire, et, de l’autre, le chiffre et le mot de passe pris comme sésames pour les portiques du contrôle...