Dès 1975, la commission du Sénat américain, présidée par Frank Church, avait révélé son rôle dans la chute du régime de Salvador Allende au profit de la dictature Pinochet, au Chili, en 1973. En 2000, la déclassification des archives sur ces événements a étayé ces accusations. Dans son livre publié en 2001, Les Crimes de Monsieur Kissinger (The Trial of Henry Kissinger, Ed. Saint-Simon), le journaliste Christopher Hitchens accuse celui-ci de crimes de guerre, non seulement en Amérique latine, mais aussi au Cambodge (pour les bombardements de 1969 à 1973).
Plusieurs magistrats, au Chili, en Argentine et en France, ont cherché – en vain – à entendre l’ancien secrétaire d’Etat qui, de ce fait, a été contraint de rayer certains pays de ses tournées de conférences. Il quitta ainsi précipitamment la France en mai 2001 après s’être vu remettre une convocation du juge Roger Le Loire, qui enquêtait sur le plan « Condor » d’élimination des opposants aux dictatures latino-américaines.
Des conversations enregistrées à la Maison Blanche et révélées en 2013 ne laissent aucun doute. « Nous ne laisserons pas le Chili partir à l’égout », y menace ainsi Henry Kissinger en 1970, après l’élection d’Allende. De la Grèce à la Thaïlande et des Philippines à l’Argentine, la crainte du communisme et la défense des intérêts économiques américains mobilisait davantage le chef de la diplomatie américaine que la démocratie. Fidèle à lui-même, il n’eût de cesse de défendre la Chine contre les partisans de sanctions visant ses atteintes aux droits de l’homme.
Le phénix de la diplomatie
Cela ne l’empêcha nullement de poursuivre sa carrière universitaire, éditoriale et politique. Enseignant à l’université de Georgetown dès 1977, il fonda en 1982, à New York, un très lucratif cabinet de consultant au service de grandes sociétés privées (Exxon Mobil, American Express) et de gouvernements. Un temps conseiller du gouvernement vénézuélien (1990), de la Metro-Goldwyn-Mayer et du Crédit lyonnais (1994) et de Walt Disney (1997), Henry Kissinger n’a jamais perdu pour autant son accès privilégié à la Maison Blanche. Jusqu’au bout, il est resté un « insider ». Chaque président l’a consulté, tant pour valider ses orientations que pour neutraliser un personnage à la langue acérée, raffolant des médias.
Ronald Reagan lui confia une commission sur l’Amérique centrale ; le démocrate Clinton lui demanda conseil avant d’abandonner tout lien entre avantages commerciaux et droits de l’homme en Chine. La proximité fut maximale avec George W. Bush, qui le nomma président de la commission d’enquête sur le 11-Septembre. Dès décembre 2002, M. Kissinger en démissionna après que la presse, soupçonnant des conflits d’intérêts, lui eût réclamé en vain la liste de ses clients. En 2006, Bob Woodward, journaliste vedette du Washington Post, rend compte en détail des conversations répétées du président Bush avec « dear Henry », qui encourageait la guerre en Irak. « La victoire sur l’insurrection est la seule stratégie de sortie sérieuse », proclamait-il alors. Trois décennies plus tôt, il avait conseillé Nixon de bombarder massivement le nord du Vietnam.