Une spirale d’auto-destruction | Le Grand Continent

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  • Jean Vioulac, « Une spirale d’auto-destruction », 2022

    https://legrandcontinent.eu/fr/2022/06/25/une-spirale-dauto-destruction

    Pour être invisible et insensible, cette puissance de production se manifeste cependant : dans l’échange de ses produits. L’échange opère en effet la réduction des qualités particulières concrètes de produits différents à une quantité universelle abstraite et homogène, il met entre parenthèses l’utilité des produits, qui définit tel objet par son rapport à tel besoin de tel sujet, au profit d’une valeur qui vaut pour tous, il manifeste ainsi ce que Marx nomme « objectivité-de-valeur » (Wertgegenständlichkeit), précisant dès les premières pages du Capital que, « à l’opposé complet de l’épaisse objectivité sensible des denrées matérielles, il n’entre pas le moindre atome de matière naturelle dans leur objectivité-de-valeur ». (...)

    En tant qu’entité formelle et idéelle, en tant que pure abstraction, la valeur est évanescente et insaisissable, et même fantomatique : elle est, dit Marx, « l’objectivité spectrale » (gespenstige Gegenständlichkeit) de l’objet : elle ne devient tangible et disponible que dans la monnaie, qui matérialise son universalité abstraite dans un petit objet particulier et concret. Si donc la puissance d’abstraction se manifeste dans la valeur, elle s’autonomise dans la monnaie, qui cristallise ainsi l’essence de la communauté dans un objet aussitôt devenu fétiche.

    (...)

    Le marxisme a ainsi le plus souvent réduit le capitalisme à la domination de la bourgeoisie. Il suffit certes d’ouvrir les yeux pour constater que l’économie contemporaine est caractérisée par une exploitation massive et qu’elle instaure des inégalités sociales obscènes au sommet desquelles se reproduit une caste prédatrice irresponsable bénéficiant de tous les privilèges de l’impunité (...) Mais précisément : les rapports sociaux d’exploitation sont aussi anciens que l’Histoire elle-même : ils datent de la Révolution néolithique (...)
    La révolution théorique opérée par Marx découvre ainsi dans la monnaie un concept ontologique fondamental : c’est sur ces bases qu’il convient d’analyser la Révolution industrielle, caractérisée par un renversement total du statut de la monnaie, qui n’est plus moyen de l’échange mais son principe et sa fin. L’originalité de l’économie industrielle est en effet de produire directement pour le marché, c’est-à-dire pour vendre et pour l’argent qui sera retiré de la vente : le processus est initié par une quantité de valeur, cette quantité de valeur est investie, cet investissement n’est qu’un moyen destiné à accroître sa quantité. Quand la valeur est principe et fin du processus, quand elle « se prend comme point de départ en tant que sujet actif (als dem aktiven Subjekt) et se rapporte à elle-même comme valeur s’augmentant elle-même », elle est Capital, et c’est l’acquis décisif du travail de Marx, qui définit le Capital comme « valeur se valorisant elle-même ». La question « Qu’est-ce que le Capital ? » reçoit ainsi une réponse claire : le Capital est « l’autovalorisation de la valeur » (die Selbstverwertung des Werts), processus d’auto-accroissement d’une quantité abstraite, qui à ce titre ne connaît aucune limite et s’élargit constamment en spirale.

    Le marxisme a ainsi le plus souvent réduit le capitalisme à la domination de la bourgeoisie. Il suffit certes d’ouvrir les yeux pour constater que l’économie contemporaine est caractérisée par une exploitation massive et qu’elle instaure des inégalités sociales obscènes au sommet desquelles se reproduit une caste prédatrice irresponsable bénéficiant de tous les privilèges de l’impunité (...) Mais précisément : les rapports sociaux d’exploitation sont aussi anciens que l’Histoire elle-même : ils datent de la Révolution néolithique ; traiter les problèmes de l’exploitation ou des inégalités sociales aujourd’hui, c’est aborder des problèmes qui se posaient tel quels dans la France de Philippe Auguste et la Rome de Tibère, ou dans l’Égypte de Khéops quand la monnaie n’existait même pas, c’est n’aborder ni la question du Capital ni celle de la Révolution industrielle.

    Or si celle-ci est authentiquement révolutionnaire, c’est qu’elle inaugure un nouveau régime ontologique en instituant un nouveau fondement : non pas une classe sociale d’hommes en chair et en os, mais l’entité idéelle et abstraite, formelle et numérique de la valeur.

    (...)

    L’unité du capitalisme, du mathématisme et du machinisme est devenu manifeste à la fin du XXe siècle avec l’avènement de l’informatique par laquelle le code (abstrait) acquiert le pouvoir de piloter des dispositifs (concrets) en même temps qu’il fournit à ces dispositifs leur autonomie de fonctionnement : ce qui a conduit à la mise en place d’une Machinerie planétaire interconnectée et autorégulée entièrement déterminée par le numérique, à laquelle sont délégués sans cesse plus de tâche et de fonctions — de mémoire, de calcul, de surveillance, d’organisation, d’anticipation, de décision —, qui déploie une puissance toujours plus grande d’abstraction, de dématérialisation, de formalisation, d’informatisation et de numérisation, où la monnaie elle-même a rompu avec la matérialité pour devenir numérique, jeu d’écriture informatique qui procure à l’idéalité de la valeur le mode d’être qui lui est adéquat, et qui soumet les sociétés à une régulation algorithmique qui tend à disqualifier la juridiction politique.

    Notre époque est ainsi caractérisée par la domination de l’Universel-Abstrait sur les particularités concrètes, de l’idéalité formelle sur la réalité matérielle, de l’objectivité pure sur les sujets en chair et en os. C’est précisément en quoi il y a authentique Révolution, qui destitue la communauté des sujets de son statut de fondement pour l’assujettir à un système des objets lui-même fondé sur l’idéalité pure autofondée de la valeur : en régime capitaliste, constate Marx, « le rapport du sujet et de l’objet est inversé », le capitalisme se définit par « l’inversion du sujet et de l’objet », et c’est cette inversion qui définit la Révolution industrielle. Le capitalisme n’est plus fondé sur l’exploitation de l’homme par l’homme mais sur l’aliénation de la subjectivité dans l’objectivité, aliénation réelle qui transfère l’essence originairement subjective de l’homme dans le système des objets, et procure à l’objet le statut de sujet : le capitalisme se caractérise, conclut Marx, par « la subjectivisation des choses et la chosification des sujets. »

    Le problème du capitalisme n’est donc pas du tout celui de la domination de la bourgeoisie. Serait-ce le cas qu’il n’y aurait pas lieu de s’alarmer, il n’y aurait là rien de nouveau puisque la société de classes et les rapports sociaux d’exploitation apparaissent avec la Révolution néolithique et ont caractérisé toutes les sociétés historiques depuis lors. De ce point de vue, il y a même du progrès : la domination des bourgeois est largement préférable à celle des curés et des ayatollahs, l’actualité récente le montre tragiquement, elle montre aussi tout le prix qu’il faut accorder aux “libertés bourgeoises” et aux institutions qui nous les garantissent. Le problème du capitalisme est celui de l’avènement de « l’instance de domination » (das Übergreifende) qu’est l’unité numérique autonomisée, devenue seul gouvernail et principe universel de gouvernement : en grec κυϐέρνησις, mot à partir duquel Norbert Wiener a créé à la fin des années 1940 le concept de cybernétique. Il est possible de définir le régime ontologique inauguré par la Révolution industrielle par la cybernétique, compris comme hégémonie totalitaire du numérique, qui rompt avec l’objectivisme — où tout est objet pour un sujet — au profit d’un numérisme — où tout est data pour un calcul — : ainsi l’anthropogenèse caractéristique de la Préhistoire et l’anthropisation caractéristique de l’Histoire sont-elles dépassées par un processus de cybernétisation qui laisse pressentit l’avènement de celui que Henri Lefebvre dans les années 1960 avait nommé le cybernanthrope.

    Un tel événement reste inaccessible au grossier bon sens, inaccessible également aux sciences positives, il ne peut être saisi que par la philosophie. (...)

    (...) En tant qu’il a pour finalité l’abstraction, le capitalisme n’est pas un mode de production : c’est un mode de destruction, dans une spirale dont chaque nouvelle rotation élargit le champ de dévastation. Il ne produit qu’une chose : l’entité abstraite de la valeur, tout le reste est moyen, destiné à être englouti dans la cornue du marché pour en retirer le même sublimé identique ; tout produit concret est voué à l’obsolescence, toute marchandise est déchet en sursis. Dès 1867 Marx caractérisait le capitalisme par un « processus de destruction » (Zerstörungsprozeß), thèse alors inaudible dans un contexte dominé par l’idéologie bourgeoise du progrès qui ne fut jamais qu’une sécularisation de la doctrine théologique de la providence, mais l’Histoire depuis lors n’a fait que confirmer : inauguré par la Première Guerre mondiale, mobilisation totale pour la destruction totale qui a imposé à des millions d’hommes de se sacrifier pour rien et pour rien d’autre que ce rien, le XXe siècle a déchaîné une logique destructrice qui en ce début de XXIe siècle entame sa phase finale : le Global Assessment Report 2022 publié le 26 avril dernier par le Bureau des Nations Unies pour la Réduction des Risques de Catastrophe affirme que « l’humanité est entrée dans une spirale d’auto-destruction » (a spiral of self-destruction).

    (...)

    Mais si la spirale d’autodestruction qui menace aujourd’hui l’humanité n’est autre que le plein déploiement de la spirale d’autovalorisation qui définit le Capital, alors la Révolution destinée à nous en sauver est celle que Marx a voulu préparer. Le capitalisme est authentiquement révolutionnaire en ce qu’il inverse les rapports des sujets et des objets, du concret et de l’abstrait, et destitue la communauté de son statut de fondement pour la soumettre à l’objectivité dont il déchaîne la puissance d’abstraction : d’où la nécessité d’une autre Révolution destinée à destituer le Capital de son statut de sujet pour instituer la communauté humaine en fondement réel. Et conscient de l’être : avec la Révolution néolithique la communauté humaine s’institue en fondement, sans jamais se savoir comme telle puisqu’elle a d’emblée saisi sa propre puissance comme une entité étrangère qu’elle a nommé Dieu et à laquelle elle s’est soumise. Notre époque est alors crise en ce qu’elle nous place face à l’alternative : passer de l’aliénation formelle à l’Un (la religion) à l’aliénation réelle (la cybernétique), ou bien surmonter définitivement toute aliénation pour ouvrir au « vrai royaume de la liberté » (das wahre Reich der Freiheit).

    C’est ainsi que se définit la Révolution communiste, qui n’est autre que la réappropriation par la communauté des sujets de son essence aliénée dans l’objectivité. Elle ne saurait donc se réduire au remplacement de la bourgeoisie par le prolétariat comme classe dominante : le danger est inhérent à un dispositif machinique planétaire dont la logique est celle de la destruction, que ce dispositif soit géré par les uns ou par les autres ne changerait rien à sa destructivité, ce dispositif n’est de toute façon et par principe géré que par des technocrates qui ne sont pas ses maîtres mais ses servants. Marx répète ainsi que bourgeois et prolétaires sont pareillement aliénés, pareillement soumis au Capital qui est l’unique « sujet dominant » (übergreifende Subjekt) : l’enjeu de la Révolution n’est pas de libérer le prolétariat de la domination de la bourgoisie, mais de libérer la communauté humaine tout entière de son assujettissement cybernétique à la Machinerie capitaliste et sa spirale de destruction. La bourgeoisie n’occupe aucune position de maîtrise : tout au contraire, selon une formule frappante du Manifeste du parti communiste, elle « ressemble au sorcier qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a invoquées », elle est « l’agent veule et sans résistance » du Capital. C’est alors précisément ce qui la distingue du prolétariat. Si bourgeois et prolétaires sont pareillement soumis au Capital, cette soumission prend en effet deux formes opposées : les bourgeois jouissent de leur aliénation, les prolétaires en souffrent, la prolétarisation crée alors une classe lucide sur les dangers du capitalisme qui a toutes les raisons de le renverser, alors que la condition des bourgeois les installe dans la suffisance et le déni, et la volonté de ne rien changer. La différence essentielle entre bourgeois et prolétaires n’est pas celle qui existe entre maîtres et serviteurs, mais celle qu’il y a entre collabos et résistants, deux rapports antagoniques à une même puissance de domination.

    D’où la légitimité et la nécessité des luttes sociales qui résistent pied à pied aux mesures collaborationnistes de ceux qui œuvrent à la croissance et ne sont en cela rien d’autres que les fonctionnaires de la destruction : mais la Résistance n’est pas la Révolution. Les stratégies qui en sont restées au niveau étroit des rapports de classes sans prendre en vue le fonctionnement du dispositif dont ces classes ne sont que des fonctions n’ont jamais déclenché aucune Révolution : elles ont déclenché des guerres civiles et mis en œuvre des politiques d’Épuration, et ce sans rien changer en quoi que ce soit à la logique destructive d’un dispositif industriel dont elles n’ont fait que déchaîner la puissance — caractéristique du bolchevisme dans tous ses avatars, qui tout au long du XXe siècle a fait de la Révolution une force supplétive de la destruction. Tragédie du destin de Marx, et tragédie inévitable : le niveau d’analyse du Capital, comparable à celui du Sophiste, de la Critique de la raison pure et de la Phénoménologie de l’Esprit, le destine à des universitaires, à ceux qu’Antonio Gramsci nommait les « fonctionnaires de la superstructure », qui ne peuvent qu’y opposer une fin de non recevoir, son propos, la critique radicale et le renversement de cette superstructure, le destine à des exploités que leur exploitation a dépossédé des moyens de le lire. Aporie de la philosophie aujourd’hui : l’événement en cours est d’une complexité inouïe, la philosophie est nécessaire pour le penser, mais elle ne peut alors que proposer des analyses âpres, difficiles et complexes, qui, réduites à des idées simples, ne peuvent que conduire à des catastrophes.

    Il faut alors — à l’heure où l’on écrit ces lignes — prendre acte de l’échec de la Révolution. Marx au XIXe siècle avait vu au cœur du capitalisme une spirale de paupérisation et de prolétarisation dont la logique devait produire une masse toujours plus grande de résistants, menant ainsi le système au point de bascule où se produit le « renversement historique » (die geschichtliche Umkehr) qui définit la Révolution : le prolétariat avait ainsi pour mission de se constituer en communauté et de s’instituer en sujet en lieu et place du Capital. Mais le XXe siècle s’est inauguré en juillet 1914 par le renoncement de l’Internationale à imposer la paix par l’union européenne des travailleurs qui les a réduit au rang de matière première d’un processus de destruction caractérisé par la production d’une masse toujours plus grande de cadavres, de mutilés et de traumatisés, il s’est continué avec la société de consommation qui a permis d’éradiquer toute opposition au capitalisme par la production d’une masse toujours plus grande de consommateurs, lesquels, bien loin d’être résistants, se font militants du consumérisme, il s’est poursuivi avec la société du spectacle, production d’une masse toujours plus grande de spectateurs captivés et ainsi maintenus en captivité. Marx fondait son espoir révolutionnaire sur une spirale de désaliénation : c’est l’inverse qui s’est produit ; la puissance d’aliénation que le dispositif déploie par l’intermédiaire de ses écrans est même parvenu à numériser la socialité même et remodèle sous nos yeux des générations sur laquelle les institutions éducatives n’ont plus aucune prise. Bien loin d’être révolutionnaire, l’antagonisme au dispositif capitaliste prend alors aujourd’hui dans les populations exploitées la forme réactionnaire d’un retour à la théologie politique médiévale : refuge dans la fantasmagorie religieuse par quoi l’aliénation réelle à l’Un est catastrophiquement redoublée par l’aliénation formelle, volonté fanatique d’illusion et de soumission qui est pure et simple capitulation. La « spirale d’auto-destruction » tourne à plein régime cependant, il fait chaud et de plus en plus chaud, le désert croît, l’air est irrespirable, les forêts sont en flammes et les vivants agonisent : le point de bascule imminent aujourd’hui n’est pas celui qui enclencherait la Révolution, c’est le tipping point par lequel les climatologues désignent l’emballement irrémédiable du système climatique mondial. Mais il y a bien là auto-destruction, et c’est ce que le concept d’Anthropocène nous impose d’assumer : cette puissance du négatif, c’est la nôtre, à nous, les néguanthropes, la catastrophe en cours n’est pas hétérogène, elle est le déchaînement illimité d’une négativité qui nous définit en notre essence, négativité que l’alchimie de la Révolution aurait eu pour mission de transmuer en liberté. La lucidité conduit ainsi en dernière instance à concevoir l’apparition même de l’homme au sein de la nature comme déferlement anarchique d’une puissance de négation, un accident, un déraillement, une aberration : une catastrophe. Une telle lucidité paraît monstrueuse, impossible, insoutenable, elle fut celle de Paul Valéry, qui dans une conférence intitulée Le Bilan de l’intelligence avait envisagé cette hypothèse dès 1935 : « Toute l’histoire humaine, en tant qu’elle manifeste la pensée, n’aura peut-être été que l’effet d’une sorte de crise, d’une poussée aberrante, comparable à quelqu’une de ces brusques variations qui s’observent dans la nature et qui disparaissent aussi bizarrement qu’elles sont venues. Il y a eu des espèces instables, et des monstruosités de dimensions, de puissances, de complication, qui n’ont pas duré. Qui sait si toute notre culture n’est pas une hypertrophie, un écart, un développement insoutenable, qu’une ou deux centaines de siècles auront suffit pour épuiser ? »

    #révolution #monnaie

    • Un texte plus court de Vioulac vient de paraître sur lundimatin, abordant la question de la révolution fasciste à la fin (mais ne fait que l’effleurer, dommage)

      https://lundi.am/Revolution-et-Destruction-l-obstacle-fasciste

      Voilà la partie concernant le fascisme :

      Pasolini définit alors le capitalisme comme un totalitarisme, et le consumérisme comme un fascisme.

      Le fascisme se caractérise par la fusion des hommes dans une masse indifférenciée, leur réduction à leurs instincts et à leur pulsionnalité, pour ensuite mobiliser et utiliser cette puissance. Les fascismes militaristes des années 1920-1930 définissaient la masse sur des bases nationales, ethniques ou raciales, la fanatisaient par le culte du chef, et mobilisaient sa puissance dans un cadre militaire. Mais il y a aussi un fascisme consumériste qui consiste à fondre les hommes dans une masse de consommateurs, à les réduire à leurs pulsions d’achat et à leur convoitise, à les fanatiser par le fétichisme des marques, ou d’équipes sportives, puis à mobiliser cette masse par la propagande publicitaire pour écluser la surproduction. Le consommariat est l’armée des fantassins de la consommation.

      Parler de fascisme aujourd’hui, c’est donc d’abord constater que le fascisme domine, sous la forme d’un fascisme bovin, ou porcin (« vivre et penser comme des porcs », disait Gilles Châtelet), celui des troupeaux de consommateurs, de spectateurs, de cybernautes et de touristes, fascisme certes pacifique, mais qui supprime la ressource révolutionnaire qu’était pour Marx la croissance du prolétariat : le consommariat est caractérisé par la servitude volontaire et l’aliénation volontaire, et par la passivité du spectateur connecté H24 au dispositif cybernétique.

      La question serait alors d’identifier des processus révolutionnaires au sein de ces sociétés massifiées. Mais, parmi ceux qui s’opposent à la domination du capitalisme, les mouvements dominants à l’échelle mondiale prennent eux-mêmes aujourd’hui des formes fascisantes, caractérisées par la volonté de refonder les peuples sur des bases nationales ou ethniques, dans le fantasme d’un retour à l’État-nation moderne, voire de les refonder sur des bases religieuses, dans le fantasme d’un retour à la théologie politique médiévale. Le fascisme est ainsi le principal obstacle à la révolution qu’appelle notre temps.

      Le fascisme n’est pas un simple phénomène historique daté. Il est lié à la révolution industrielle, définie par la mobilisation totale des hommes et des peuples au service du dispositif de production, et leur massification, qui les réduit au rang de ressource au même titre que n’importe quel cheptel bovin. Le nazisme a mené à son terme cette biologisation des peuples, constitués en masse organique dont il s’agissait de déchaîner la puissance, mais la généralisation de ce que Foucault a appelé le « bio-pouvoir » montre que cette grégarisation des peuples est un mouvement de fond.

      La révolution capitaliste est inversion, l’humanité n’est plus « maître et possesseur de la nature », elle n’est plus que matière première d’un dispositif qui la naturalise et finalement la réduit au rang de ressource naturelle parmi d’autres. Le concept d’Anthropocène qui s’est imposé depuis une vingtaine d’années est la reconnaissance de ce nouveau statut : l’Anthropocène désigne l’époque en laquelle l’humanité est elle-même devenue une force géologique. La révolution est urgente, mais elle ne relève en rien de ce qui s’est appelé ou prétendu tel dans les siècles passés, parce qu’elle ne relève plus, ou en tout cas plus seulement, d’une politique : il ne s’agit plus d’assumer, à l’échelle des temps historiques, la responsabilité de la vie collective d’un peuple, mais, à l’échelle des temps géologiques, d’assumer le devenir du système-terre, et d’être ainsi « chargé de l’humanité, des animaux même » (Rimbaud).

      Personne ne peut prétendre aujourd’hui savoir exactement comment une telle révolution peut advenir. Il y a néanmoins une certitude : ça urge.

      #révolution #fascisme