Géographies en mouvement - Les bouseux ne savent pas voter, ou le simplisme à l’œuvre

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  • Une tribune de Manouk Borzakian critiquant la #géographie_électorale.
    http://geographiesenmouvement.blogs.liberation.fr/2016/11/14/les-bouseux-ne-savent-pas-voter-la-geographie-electorale-la-derive

    Chaque élection ou référendum donne lieu à une lecture géographique des résultats abondamment relayée par les médias. En particulier, l’opposition ville/campagne ressort des analyses post-scrutin. Désormais, les frontières électorales, par conséquent culturelles, passeraient entre des centres urbains et des périphéries aux visions du monde irréconciliables.

    Après l’heure de gloire de la sociologie du vote, les géographes pourraient se réjouir du succès de la « spatialisation » des études électorales. Ou pas. Car cette grille d’analyse, caricaturale, repose sur des présupposés théoriques condamnant la géographie à un retour en arrière de plusieurs décennies

    [...] En somme, les villes voteraient bien, les espaces périurbains et ruraux voteraient mal, et des géographes vivant en ville et se gardant bien d’interroger la rationalité de l’électorat renvoyé à son ignorance et son populisme seraient là pour le rappeler.

    Des géographes ont critiqué cette analyse (voir la liste des références à la fin du texte) mais ils n’ont pas été entendus. Une bonne raison de revenir sur les dérives de la géographie électorale, nourrissant des préjugés géographiques au mieux amusants, au pire dangereux

    [...] Qu’en est-il vraiment ? Si l’on se contente, suivant une approche probabiliste, de considérer l’éloignement du centre-ville comme un prédicteur de vote, alors oui, difficile de contester le clivage ville/campagne. Les principaux centres urbains ont rejeté le texte, avec autour de 40% de « oui ». L’affaire semble entendue : les partis et les idées de la droite xénophobe puiseraient leur succès à la source des espaces périurbains et ruraux, d’autant plus hostiles aux populations étrangères qu’ils n’en abritent quasiment pas.

    Pas si vite. Dans des villes comme Lausanne ou Bâle, sur plusieurs dizaines de milliers de suffrages, que faire des « oui » ? Et que faire des 35% de votes Trump des métropoles nord-américaines ? Émaneraient-ils de « faux » citadins ? Les métropoles seraient-elles infiltrées par des imposteur-e-s votant en dépit du bon sens géographique ? Peut-on s’autoriser à parler « d’une communauté d’idées et d’opinions » entre centres urbains, et ignorer sans autre forme de procès des dizaines de milliers d’électrices et électeurs ? L’analyse électorale peut-elle aboutir à une qualification des centres urbains faisant abstraction d’un tiers de leur population ?

    Ce qui se joue ici dépasse la question des données et de leur interprétation, et concerne une dérive intellectuelle contre laquelle les géographes savent normalement se prémunir. Lorsque, à partir de régularités statistiques, on découpe l’espace, le danger guette d’oublier la diversité interne des sous-ensembles qu’on a identifiés.

    Il s’agit d’un piège connu des sciences sociales, au point d’ailleurs de porter un nom : le substantialisme. À force d’utiliser une notion, on finit par croire qu’elle recouvre une réalité tangible, homogène, stable.

    [...] En se laissant aller à ce piège, on dote les objets étudiés d’une volonté propre, d’une intention. On dit par exemple que : « Les banlieues alémaniques s’opposent plus fréquemment aux grandes villes », ou encore « les centres urbains ont tous rejeté l’initiative ». L’air de rien, le tour de passe-passe a eu lieu : les habitant-e-s ont disparu, ce sont des villes qui pensent, agissent, votent. On peut passer sous silence les contradictions internes, les tensions, les débats entre les individus, pourtant bien réels.

    Facilité de langage ? Sans doute. Reste qu’à travers ce processus de compression/enfermement des individus, on passe du probabiliste au certain. On pourrait se contenter d’affirmer qu’une majorité d’habitant-e-s des centres urbains tendent à avoir un comportement électoral s’opposant à celui de la majorité de celles et ceux des espaces périphériques. La porte resterait ouverte à des analyses plus fouillées mêlant géographie, sociologie et psychologie, pour saisir les comportements électoraux d’individus ne se définissant pas de manière binaire par leur lieu de domicile, mais par des appartenances et des influences – culturelles, socioéconomiques, géographiques, etc. – multiples, complexes.