• L’ecstasy, une piste contre le stress post-traumatique, Alexis Riopel, 21.05.2018
    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/21/l-ecstasy-une-piste-contre-le-stress-post-traumatique_5302334_1650684.html

    L’ecstasy, une piste contre le stress post-traumatique
    Un cachet de MDMA, combiné à la psychothérapie, pourrait délivrer une majorité de patients de réminiscences invalidantes.

    Le patient s’allonge sur un futon, un casque sur les oreilles, un masque pour cacher ses yeux. Deux psychothérapeutes, un homme et une femme, s’installent à ses côtés. Ils y demeureront pendant les huit prochaines heures. Puis, quand tout est en place, le ­patient avale un cachet de MDMA – le principal ingrédient actif de l’ecstasy – et s’envole…

    Cette scène, inusitée dans un contexte médical, a pourtant eu lieu des dizaines de fois lors d’une étude clinique menée récemment aux Etats-Unis pour évaluer si la psychothérapie assistée par la MDMA soulage les personnes souffrant d’état de stress post-traumatique (ESPT). Les résultats, annoncés en mai dans la revue The Lancet Psychiatry,
    https://www.thelancet.com/journals/lanpsy/article/PIIS2215-0366(18)30135-4/fulltext
    sont prometteurs : quinze des dix-neuf ­sujets ayant reçu la substance, ­récalcitrants aux soins depuis des années, ont significativement amélioré leur état, selon un test standardisé (réduction du score de plus de 30 %). Actuellement, la psychothérapie constitue le meilleur traitement contre les ESPT, mais ne fonctionne pas pour la moitié des patients.

    « Cette nouvelle étude confirme de manière convaincante nos ­observations précédentes », avance Michael Mithoefer (université de médecine de Caroline du Sud), le premier auteur de l’article. Depuis une dizaine d’années, neuf études cliniques de petite envergure, dont celle-ci, ont été organisées par la Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies (MAPS, Santa Cruz, Californie), un organisme à but non lucratif voué à la recherche sur le cannabis et les drogues psychédéliques. C’est la quatrième étude dont les résultats sont dévoilés. Jusqu’à maintenant, la trop petite taille des échantillons rendait impossible un verdict statistiquement appuyé, mais la MAPS a obtenu l’accord des autorités américaines pour lancer un essai clinique à grande échelle dès l’été, dernière étape avant une potentielle légalisation médicale aux Etats-Unis.

    Effet « reset »

    Les ESPT, troubles anxieux ­découlant d’un traumatisme, se caractérisent notamment par une reviviscence fréquente du souvenir douloureux, la tendance à se reprocher l’événement et la persistance généralisée des émotions négatives. Lors de la séance de psychothérapie, la MDMA donne la force aux patients d’affronter leur traumatisme et de s’en affranchir. « Le traitement permet aux patients d’adopter une nouvelle perspective sur leur ­traumatisme, sans être accablés par la peur et l’anxiété », explique ­Michael Mithoefer.

    Lors de la transe, le niveau de ­sérotonine augmente en flèche dans le cerveau et stimule des récepteurs qui réduisent l’anxiété, la dépression et la peur. La MDMA stimule aussi la libération d’ocytocine, « l’hormone de l’amour ». Le patient est alors submergé par une immense empathie pour lui-même et les autres. « Je sais que ce sentiment est causé par la drogue, mais je crois pouvoir m’y accrocher. Cette réalisation est si profonde que je ne crois pas pouvoir l’oublier », déclarait un sujet dont le témoignage est rapporté en ­annexe de l’article.

    Une nouvelle perspective de traitement médicamenté prend donc forme, qui repose davantage sur la prise de conscience que sur l’apaisement des symptômes. « Je crois beaucoup à la trip thérapie, qui a un effet “reset” sur le cerveau des sujets atteints de certains troubles mentaux ou addictologiques », indique Laurent Karila, psychiatre à l’hôpital Paul-Brousse (Villejuif). « Ce sont des pistes à explorer dans le cadre de protocoles encadrés », ajoute-t-il, soulignant également que « prise de manière médicalement contrôlée, il n’y a pas de débordement compulsif ou addictif avec la MDMA ». La substance à l’état pur est relativement inoffensive, contrairement à l’ecstasy vendue sur le marché noir, qui comporte plusieurs autres molécules actives.

    Une étude sérieuse

    « C’est une belle étude avec un design méthodologique très sérieux », selon Laurent Karila. Lui et Henri Chabrol, psychopathologue à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, déplorent toutefois la petite taille de l’échantillon (dix-neuf sujets testés, plus sept témoins). Henri Chabrol aimerait aussi voir une comparaison avec la psychothérapie augmentée au propranolol, un traitement ­visant à diminuer la charge émotionnelle associée aux souvenirs traumatiques, actuellement à l’étude en France avec des victimes du terrorisme.

    Andrea Cipriani et Philip Cowen, psychiatres de l’université d’Oxford, soulignent, quant à eux, que la majorité des participants à l’étude ont été recrutés en ligne ou grâce au bouche-à-oreille. La curiosité de ces personnes à essayer la MDMA ­pourrait avoir influencé les résultats, écrivent-ils dans une note ­accompagnant la publication dans The Lancet Psychiatry.
    https://www.thelancet.com/journals/lanpsy/article/PIIS2215-0366(18)30170-6/fulltext

    Michael Mithoefer entend bien faire taire les critiques avec la prochaine étude américaine. En outre, son équipe est en pourparlers avec l’Agence européenne des médicaments. Si elle obtient le feu vert de l’agence, la MAPS formera des psychothérapeutes en Europe dès l’automne prochain en vue d’un grand essai clinique sur le Vieux Continent.

  • La stratégie qui sauve les gorilles des montagnes en Afrique

    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/07/la-strategie-qui-sauve-les-gorilles-des-montagnes_5295662_1650684.html

    La population de gorilles des montagnes, en Afrique centrale et de l’Est – un millier d’individus environ –, est en augmentation. Un cas unique parmi les grands singes, menacés d’extinction.

    Le jour vient à peine de se lever, découvrant la tête encore embrumée du ­Mikeno. Fusil à l’épaule, les gardes silencieux avancent sur les versants du volcan couverts de champs de pommes de terre et de haricots, tirés au cordeau, qui mènent au parc des Virunga. Il y a longtemps que, sur ces hautes terres densément peuplées du Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), les paysans se sont installés aux marches de la plus ancienne aire protégée d’Afrique.

    A peine franchie la fine clôture de fil de fer flanquée d’une pancarte fixant le début de la ­réserve, la nature reprend ses droits, et commence le royaume unique et fragile des ­derniers gorilles de montagne. Gorilla beringei beringei – toujours classée en danger critique d’extinction par l’Union internationale de ­conservation de la nature (UICN) – est la seule sous-espèce parmi les grands singes dont le nombre (880 au dernier ­recensement) soit en augmentation. A côté des moyens militaires ­déployés pour tenir à distance les braconniers et les groupes armés ­sévissant dans cette région fracturée par les guerres et la pauvreté, le rôle joué par les scientifiques est au cœur de ce rare succès d’une campagne de ­conservation, initiée à la fin des années 1960 par la primatologue américaine Dian Fossey.

    La ronde quotidienne peut commencer. « Nous devons savoir où ils se trouvent et vérifier qu’ils sont en bonne santé », explique le chef ranger, Martin Kazereri, quinze ans de service. Partis en éclaireurs, les pisteurs tracent à la ­machette une mince voie dans un mur de branches et de lianes entrelacées et encore ruisselantes des pluies abondantes de la nuit. Les coordonnées GPS relevées la veille servent de point de départ pour retrouver le chemin ­emprunté par le groupe. Au bout de deux heures de marche, dans le silence de la forêt, perce le bruit des bois qui craquent sous le poids des juvéniles grimpant vers les cimes.

    Au sol se dévoile le spectacle d’un imposant dos argenté entouré de quatre femelles et des ­petits tranquillement installés à jouer et à manger. La présence des rangers ne provoque aucune surprise. Les regards se croisent comme entre vieux amis. On s’observe. Puis la vie ­reprend son cours. Indifférente aux intrus. ­Bageni – qui signifie « accueillant » en ­kinyarwanda, la langue ­parlée dans cette région – a toujours connu les hommes. L’impavide dos argenté, âgé de 20 ans, a grandi dans une famille d’« habitués » avant de s’éloigner pour fonder son propre clan.

    A une distance réglementaire fixée à sept mètres minimum pour limiter les risques de transmission de virus, les gardes qui ont enfilé un masque sur le bas de leur visage, contrôlent l’état de ­l’assemblée, dénombrent les absents avant de se retirer. Toutes leurs observations seront consignées dans la grande base de données gérée au quartier général du parc à Rumangabo, où chaque gorille possède sa fiche d’identité agrémentée de sa photo et de son empreinte nasale.

    « Des mois en forêt sans voir un seul gorille »

    Ces patrouilles permettent de maintenir un contact avec les huit familles apprivoisées du parc des Virunga, où se trouve la partie la plus étendue de l’habitat du grand singe. Mais, au-delà des frontières avec l’Ouganda et le Rwanda, où des zones protégées ont également été sanctuarisées par la création de parcs nationaux, le même rituel rythme le travail des rangers. « Lorsque nous décidons de mettre les gorilles au contact des hommes, nous prenons aussi l’engagement de les protéger, car nous les rendons plus vulnérables. C’est un devoir », rappelle Anna Behm-Masozera, la directrice de l’International Gorilla Conservation Programme (IGCP).

    Le décor n’est ici plus le même. Dans le centre de Kigali, la capitale rwandaise, au quatrième étage d’une tour, cette organisation, fondée en 1991 par deux ONG, le Fonds mondial pour la nature (WWF) et Fauna & Flora International, a aidé à mettre sur pied le dispositif de surveillance des gorilles dans les trois pays. Elle participe aux recensements que les scientifiques s’efforcent de mener tous les cinq à dix ans.

    En cette fin du mois de mars, Anna Behm-Masozera revient d’Ouganda. La forêt impénétrable de Bwindi, située au nord des Virunga, abrite la deuxième population de gorilles des montagnes sur un territoire de 330 kilomètres carrés. Un nouveau recensement vient d’y être lancé sous la tutelle de l’organisation transfrontalière réunissant les gestionnaires des parcs des trois pays. « Cela demande de gros efforts de temps et d’argent. Nous ne pourrions y parvenir sans une étroite collaboration. Plus de 150 personnes – pisteurs, chercheurs, porteurs, cuisiniers… – sont sur le terrain et se relaient tous les quinze jours dans la forêt », explique-t-elle.

    Les équipes ne se contentent pas de repérer les traces laissées par les primates, elles relèvent aussi tous les signes indiquant la présence d’activités ­illégales dans le parc. Le nombre de pièges est comptabilisé comme les sites de coupes illégales et de fabrication du charbon de bois qui restent une menace principale pour la forêt. « Elles vont partout où il est possible d’aller. Mille kilomètres ont été parcourus pour réaliser un premier comptage. Un deuxième sera réalisé en septembre, explique Mme Behm-Masozera. Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous pouvons passer des mois en forêt sans voir un seul gorille. »

    Les résultats ne seront pas publiés avant fin 2019, lorsque le laboratoire de l’université de Californie, à Davis, aura livré l’analyse génétique des échantillons d’excréments qui lui ont été confiés. Cette technique fondée sur l’exploitation de l’ADN a été utilisée pour la première fois en 2010 par l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste, à Leipzig. Elle permet d’affiner l’inventaire jusque-là établi en comptant les nids que les gorilles construisent chaque soir pour passer la nuit.

    Une stratégie de conservation payante

    L’annonce de nouvelles évaluations est toujours un moment attendu avec fébrilité par les chercheurs. Elles sont le seul juge de paix de leur stratégie de conservation. Les derniers chiffres, qui ­remontent à 2010-2011, ont révélé un effectif total de 880 gorilles – 480 dans les Virunga et 400 dans l’enclave de Bwindi –, traduisant une hausse de 25 % par rapport au début de la décennie. Les résultats définitifs du recensement conduit en 2015 dans les Virunga pourraient, d’ici quelques semaines, montrer que le seuil du millier a été franchi.

    Si de nombreux chercheurs ont apporté leur pierre à cette success story, ceux du Karisoke ­Research Center, au Rwanda, peuvent sans fausse modestie revendiquer d’avoir toujours été aux avant-postes de cette longue bataille. Grâce à sa fondatrice, Dian Fossey, la plupart des connaissances accumulées sur les gorilles des montagnes proviennent de l’observation des groupes contactés depuis la fin des années 1960 dans la zone rwandaise. Aujourd’hui, le centre, après avoir traversé les heures les plus sombres du pays, poursuit son travail dans un élégant ­bâtiment blanc et vert installé sur l’avenue principale de la ville de Musanze, entre le palais de justice et l’hôpital.

    Par temps clair, le volcan Karisimbi et le mont Visoke, entre lesquels la primatologue, assassinée en 1985, avait installé son premier campement, se dessinent à l’horizon. L’icône continue d’inspirer les lieux. Au rez-de-chaussée, une ­exposition permanente invite le visiteur dans l’intimité de son bureau sur lequel est présenté le gros classeur noir où ont été soigneusement rangés ses notes dactylographiées et les nombreux croquis qui lui permettaient de représenter ­l’empreinte nasale, propre à chaque animal. Au mur, des photos jaunies figent la légende de la grande dame. « Elle a été la première à montrer au monde que les gorilles sont des géants pacifiques », commente Winnie Eckardt, qui dirige les programmes de recherche du centre depuis 2015.

    Mais, cinquante ans après le début de l’aventure, de nouvelles questions ont émergé. ­L’impact du changement climatique en fait partie. Les études ont montré des modifications – pour l’heure sans conséquence majeure – dans la densité et la distribution géographique des plantes dont se nourrissent les gorilles. Mais les chercheurs savent qu’un jour le sujet viendra s’ajouter aux multiples contraintes dont ils doivent tenir compte pour garantir la survie de l’espèce.

    En attendant, un autre événement intrigue ces infatigables observateurs : depuis quelques années, les familles ont tendance à se scinder en petits groupes. « Nous ne savons pas expliquer pourquoi, mais des relevés de terrain ont montré que, sur un territoire qui est restreint, cela entraîne des rencontres beaucoup plus fréquentes entre les groupes », rapporte la jeune femme en avouant la crainte de voir les conflits et les infanticides se multiplier à l’avenir.

    Elaboration d’un indicateur de stress

    Dans un article, publié en 2014, dans l’American Journal of Primatology, sur les déplacements des gorilles des montagnes, Damien Caillaud, après avoir étudié les mouvements, sur une période de douze ans, des groupes d’habitués suivis quotidiennement par le Karisoke Center, concluait par une nouvelle rassurante : « L’augmentation spectaculaire de la population des gorilles depuis les plus bas niveaux enregistrés au début des années 1980 ne s’accompagne pas d’une compétition ­accrue pour la nourriture. » Les groupes semblent avoir réglé cette possible rivalité en migrant vers des zones du parc moins densément occupées.


    Femelle gorille avec son petit, dans le parc des Virunga (République Démocratique du Congo), en février.

    En revanche, poursuit le chercheur français ­associé au centre rwandais : « Certains résultats pourraient annoncer de futurs problèmes. Nous observons qu’à partir de 2007 les groupes ont commencé à se diviser. De trois groupes de grande taille, ils ont évolué en neuf groupes de tailles ­variables [ils étaient onze en 2017]. Bien que ces ­familles ne semblent pas s’affronter pour la nourriture, leurs interactions ont été multipliées par six. Les rencontres entre les gorilles des montagnes peuvent être violentes, conduisant à des blessures ou à la mort. Les petits sont davantage en danger lorsque des dos argentés de groupes opposés cherchent à les tuer pour contraindre les femelles à les rejoindre. » Les grands mâles, qui pèsent jusqu’à 200 kilos et affichent une taille moyenne de 1,60 mètre, peuvent aussi être grièvement blessés. « Le nombre de décès survenus lors de ces contacts a été multiplié par deux. »

    « Seule cette mémoire que nous avons accumulée depuis des décennies sur le comportement des grands singes des Virunga nous permet de détecter de nouvelles menaces, de dire qu’il se passe quelque chose et au besoin d’alerter les gestionnaires des parcs », plaide Winnie Eckardt. Dans le bureau qu’elle occupe au premier étage du bâtiment, elle a troqué l’uniforme de terrain pour une jolie robe à fleurs. Ses nouvelles fonctions lui laissent moins de temps pour aller en forêt. Elle est aussi chargée d’encadrer la nouvelle génération des étudiants rwandais et congolais, qui assureront la protection des géants à l’avenir. Le centre ­accueille environ 400 étudiants chaque année et jusqu’à une vingtaine de jeunes chercheurs.

    Elle n’en a pas pour autant mis de côté ses propres travaux. Ses dernières investigations ont permis d’élaborer un indicateur de stress à partir des concentrations d’hormone glucocorticoïde détectée dans 6 000 échantillons de matières ­fécales provenant de 127 gorilles. « Les gorilles ­vivent dans un environnement en constante évolution. Nous devons savoir s’ils s’y adaptent sans difficulté ou si cela génère chez eux des troubles durables », explique-t-elle en montrant des courbes indiquant des pics de stress en fonction de différents événements. « Cette méthode permet de recueillir des informations de manière non ­intrusive pour l’animal. »

    Intervention de l’homme

    Interférer le moins possible. Continuer à les ­observer pour mieux les connaître et les protéger, sans modifier leurs comportements ni risquer de les mettre en danger. Fixer des limites à la présence des hommes qui, avec le développement du tourisme, a pris une ampleur que n’avaient pas imaginée les pionniers de la primatologie. A quelques pâtés de maison du Karisoke Research Center, les vétérinaires de l’association américaine Gorilla Doctors sont eux aussi confrontés à ce ­dilemme.

    « Nous avons une règle : n’intervenir que si leur vie est en danger du fait des hommes. Nous devons éviter de modifier la dynamique naturelle de ces populations », explique le docteur Jean Bosco Noheri, chargé du programme de surveillance. Une quarantaine d’interventions se produisent en moyenne par an. Il peut s’agir d’animaux pris au piège des braconniers ou blessés après s’être imprudemment aventurés dans les champs bordant les limites des parcs, pour y manger le maïs dont ils sont friands. Il arrive aussi qu’ils décident de sauver des gorilles qui se sont battus à mort – faisant une entorse aux principes.

    L’une des plus grandes craintes reste la transmission d’un virus humain, dont il serait difficile de maîtriser la propagation. A la fin des années 1980, des cas suspects de rougeole ont conduit à la vaccination d’une soixantaine de gorilles après plusieurs décès. L’origine du virus n’a jamais été établie avec certitude, provoquant une grande controverse parmi les scientifiques. « Notre proximité génétique rend ces primates très vulnérables. Des cas d’infection respiratoire d’origine humaine sont avérés », poursuit le vétérinaire rwandais en énumérant la checking-list en neuf points, qui doit être suivie lors des visites de contrôle régulièrement effectuées par les treize professionnels arpentant les différents parcs.

    Pertes de poids, nez qui coule, respiration difficile, présence de plaies… Lorsque cela est jugé nécessaire, de ­puissants antibiotiques sont administrés à distance grâce à des pistolets permettant d’atteindre l’animal sans que le soignant ait besoin le ­toucher. « Il est très difficile de trouver le juste ­équilibre, de savoir jusqu’où il faut aller dans la protection. Mais je crois que jusqu’à présent les ­risques que nous prenons ont été bien calculés », se rassure le docteur Noheri.

    Besoin d’espace

    Une chose est certaine. Dans les Virunga ou dans la forêt impénétrable de Bwindi, pour sauver les gorilles des montagnes de l’extinction, la conservation est sortie de ses sentiers balisés. Elle est allée bien au-delà de la gestion traditionnelle d’aires protégées pour inventer une approche que certains ont, depuis, qualifiée d’« extrême conservation ». « Il ne s’agit plus seulement de limiter l’impact négatif de l’homme sur la faune sauvage, mais de le faire intervenir positivement par des actions ciblées, en fournissant des soins vétérinaires et une surveillance rapprochée des animaux », théorisait Martha Robbins (Institut Max Planck) en 2011.

    Cela a nécessité des moyens financiers, eux aussi hors norme, assurés par des bailleurs étrangers, des grandes ONG internationales de protection de la nature et des recettes croissantes tirées du tourisme.


    Gorille mâle, dans le parc des Virunga (République Démocratique du Congo), en février.

    En se retournant sur le chemin accompli, Winnie Eckardt se dit fière d’avoir pu inscrire sa vie dans les pas de Dian Fossey. L’avenir, pourtant, n’est pas écrit. « Que va-t-il se passer ? Les gorilles survivent dans un espace si restreint. Deux toutes petites îles dans un milieu où la terre est si convoitée », s’interroge-t-elle. En janvier, l’ONG African Wildlife Foundation a offert au gouvernement rwandais les 27,8 hectares adjacents au parc qu’elle venait d’acquérir. Un confetti.

    Le geste est pourtant plus que symbolique. Pour que le peuple des gorilles des montagnes puisse continuer à croître, il a besoin d’espace. Si la superficie très circonscrite de son habitat a jusqu’à présent été un atout pour sa sauvegarde, les scientifiques savent que, dans un proche avenir, celui-ci pourrait devenir une limite qu’il sera difficile de repousser.

    Danger critique d’extinction

    Les deux espèces de gorilles ­suivies par l’Union internationale de conservation de la nature sont classées en danger critique ­d’extinction, le stade ultime avant que soit constatée leur disparition. Les gorilles de l’Ouest (Gorilla gorilla) sont les plus nombreux. La dernière estimation, publiée en avril, établit leur nombre à 361 900 pour la sous-espèce communément appelée « gorilles des plaines de l’Ouest » (Gorilla gorilla gorilla) dont l’habitat se répartit sur sept pays (Angola, Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée équatoriale et ­Nigeria). Le Cameroun héberge aussi le gorille de la rivière Cross (Gorilla gorilla diehli) dont il ­restait moins de 300 individus au milieu des années 2000.

    L’autre espèce dite des gorilles de l’Est (Gorilla beringei) est présente en République démocratique du Congo, au Rwanda et en Ouganda. Il en resterait environ 4 000 dits des plaines de l’Est ­(Gorilla beringei graueri), et 880 pour la sous-espèce des gorilles des montagnes (Gorilla beringei beringei), qui est la seule dont le nombre augmente. Ces populations de l’Est africain ont particulièrement souffert des guerres répétées qui ont déchiré la région.

  • Les enfants sont plus endurants que des athlètes

    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/07/les-enfants-sont-plus-endurants-que-des-athletes_5295654_1650684.html

    Les enfants prépubères sont aussi résistants à un effort physique intense que des adultes avec un niveau national en course de fond, triathlon ou cyclisme.

    Dix mille pas et plus. « Maman, je suis fatigué. » La prochaine fois que Junior tentera cet argument pour échapper à une balade familiale à vélo ou un parcours santé, vous pourrez le contrer sans état d’âme, arguments scientifiques à l’appui. Des chercheurs viennent en effet de démontrer que les enfants prépubères sont aussi résistants à un effort physique intense que des adultes avec un niveau national en course de fond, triathlon ou cyclisme. Plus impressionnant encore, ces marmots récupèrent plus rapidement que des athlètes qui s’entraînent six fois par semaine.

    Ces résultats ont été publiés le 24 avril dans la revue Frontiers in Physiology par une équipe dirigée par Sébastien Ratel, enseignant-chercheur en physiologie de l’exercice à l’Université Clermont-Auvergne.

    C’est une évidence pour bien des parents : leurs enfants sont plus endurants qu’eux. Et la science le confirme. Depuis vingt ans, des travaux – principalement menés par M. Ratel – ont établi que les jeunes enfants (prépubères) fatiguent moins que des adultes non entraînés lors d’exercices physiques intenses et répétés, tels des sprints à vélo ou des courses à pied de courte distance. Mais qu’en est-il si on les compare à des athlètes de haut niveau ?

    Récupération rapide

    Pour pousser jusqu’au bout la démonstration, les chercheurs français et Anthony Blazevich (Université Edith-Cowan, Australie) ont constitué trois groupes de volontaires, tous de sexe masculin : douze garçons prépubères de 8 à 12 ans, douze adultes non entraînés d’une vingtaine d’années, et treize athlètes d’endurance dans la même tranche d’âge. Dans les deux premiers groupes, le niveau d’activité physique ne dépassait pas quatre heures par semaine. Les membres du troisième groupe étaient, eux, inscrits dans un club d’athlétisme, de cyclisme ou de triathlon et s’entraînaient six fois par semaine. Ils n’étaient pas marathoniens.

    Tous ont été soumis à deux tests, sur un vélo d’entraînement (ergocycle). Le premier a consisté à calculer leur VO2 max, ou capacité aérobie, qui correspond au débit maximal d’oxygène consommé lors d’un effort, en ml/mn/kg de poids. Les chercheurs ont ensuite mesuré la fatigabilité, c’est-à-dire la perte de puissance lors d’un sprint de trente secondes. Globalement, les enfants ont un profil métabolique à l’effort comparable à celui des athlètes, et bien meilleur que celui des adultes non entraînés, concluent les chercheurs. Mais ce sont les données post-effort qui les ont le plus étonnés.

    « La fréquence cardiaque se normalise plus rapidement chez les enfants que chez les adultes, non entraînés ou bien entraînés, et ils éliminent plus vite le lactate, souligne Sébastien Ratel. Une récupération aussi rapide laisse penser qu’il y a chez les plus jeunes une forte activation du système nerveux parasympathique. C’est ce que nous allons maintenant étudier. »

    Cette expérience n’a concerné que des garçons, mais il n’y a pas de raison que le résultat soit différent chez les filles, estime le scientifique clermontois.

    Ces nouvelles données ont des implications pratiques. « Avant la puberté, l’enfant a une capacité aérobie extraordinaire, il n’est donc pas nécessaire de mettre trop l’accent sur l’endurance. En revanche, il faut privilégier le travail sur la motricité, l’efficacité gestuelle, la coordination… car les limites sont plutôt biomécaniques », souligne ce spécialiste, auteur d’un récent ouvrage sur le sujet, Préparation physique du jeune sportif (Amphora, 224 p., 24,50 euros).

    Avec l’arrivée de la puberté (vers 14 ans chez le garçon, 11-12 ans chez la fille), ces facilités métaboliques se perdent, et un entraînement à l’endurance devient plus nécessaire.

    P.-S. pour Junior : pas d’excuses pour échapper à la séance dominicale.

  • On a rencontré le véritable Indiana Jones

    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/05/06/stephen-rostain-l-archeologue-qui-remue-l-amazonie_5295088_1650684.html

    Tombé très jeune amoureux du monde amérindien, l’archéologue Stéphen Rostain, baroudeur infatigable a passé trente ans de sa vie à sortir de l’oubli et à faire revivre les populations précolombiennes.

    « L’Amazonie, faut r’connaître, c’est du brutal ! » Quand Stéphen Rostain vous raconte sa vie d’archéologue, on ne peut s’empêcher de penser à cette réplique de son film-culte, Les Tontons flingueurs, dont il prend un malin plaisir à caser des citations dans chacun de ses articles.

    Il a beau être du genre « grand et fort », le terrain a souvent failli avoir raison de lui. Suspendu sur une branche au-dessus du vide pour avoir dérapé sur des déblais, terrassé en Equateur par une fière typhoïde particulièrement tenace, la main grosse comme un ballon de foot à la suite d’une piqûre de palmier ­vénéneux ou les jambes dévorées par une ­colonie de fourmis rouges sur laquelle il ­venait d’uriner par mégarde, il s’en sort finalement toujours aussi bien que les héros de Marvel, qu’il adule depuis tout petit.

    Nourri de « mauvaise littérature » (Bob ­Morane) et de BD, il trouve dans Tintin et le temple du Soleil sa vocation d’archéologue, confirmée quand il rencontre le « Dieu » de l’archéologie mexicaine, Roman Piña Chan, et participe aux fouilles sur le site de Teotihuacan. « J’avais 20 ans, et bourlingué de Belize au Guatemala avant de me retrouver au Mexique. Pour gagner ma vie, je jouais au poker avec les ouvriers de son équipe. C’est là que je suis tombé amoureux du monde amérindien. »

    Il trouvera la force de ne pas verser dans l’idolâtrie des « grandes civilisations andines », en envoyant valser les Incas de Tintin et surtout la communauté scientifique française qui ne jure que par les Mayas. « J’ai décidé de m’intéresser aux Basses-Terres, quand tous les archéologues étaient focalisés sur les Hautes-Terres (Andes). On m’a prédit l’oubli et le chômage, car l’archéologie amazonienne, ça n’existait pas. Mon plus proche voisin fouillait à 3 000 km de moi ! »

    Ingéniosité des Amérindiens

    Sa première mission officielle, il la mène en Guyane, où il est censé étudier les haches de pierre mais réalise qu’il n’y a jamais eu de ­recherches archéologiques d’envergure dans ce territoire. « Ce fut un peu ma chance, il fallait d’abord reconstruire le cadre général, faire de la cartographie, explorer les grottes, s’intéresser à l’agriculture. »

    Alors que personne ne s’intéresse au paysage, il organise un vol en ULM et découvre des centaines d’hectares de « champs surélevés », une technique de culture en zone inondable dont il deviendra le spécialiste. « Les ­collègues soutenaient que les Amérindiens n’avaient pas pu édifier de telles structures, qui devaient plutôt être l’œuvre de bagnards agissant sous le fouet des Européens ! Il y avait une condescendance et une arrogance extrêmes, car on imaginait que le climat et l’environnement contraignant, voire hostile, avaient ­conditionné une stagnation culturelle des ­populations précolombiennes. »

    Stéphen Rostain va désormais consacrer sa carrière à faire reconnaître l’ingéniosité de ces populations. En 1994, il soutient sa thèse sur « L’occupation amérindienne ancienne du littoral de Guyane ». Mais comment trouver les traces de peuples dont les villages et les chefs furent balayés par l’arrivée des conquistadors et leurs cohortes d’épidémies (80 % à 95 % de la population aurait été décimée) ? Et où chercher des empreintes d’habitations dans un pays sans roche, où le bois et la palme, matériaux périssables, remplaçaient la pierre ?

    En s’intéressant autant aux paysages qu’aux sous-sols ; en utilisant les nouvelles technologies d’imagerie (lidar, satellites) qui permettent de repérer des formes étranges de sols, ­indices d’occupations humaines antérieures ; en s’associant avec des botanistes, des anthropologues, des ethnologues, et même des entomologistes ; en mettant en œuvre de nouvelles techniques de fouilles, comme celle « par ­décapage », pour ouvrir horizontalement de grandes superficies et repérer les trous de ­poteau qui racontent l’organisation des maisons anciennes. Bref, en inventant une nouvelle archéologie, adaptée aux pays tropicaux.

    « L’archéologie tropicale est difficile, ingrate »

    André Delpuech, directeur du Musée de l’homme, rencontre Stéphen Rostain en 1995, en Guadeloupe. « Il présentait le résultat de ses fouilles sur l’île d’Aruba, aux Antilles, où il avait mis au jour les vestiges d’un village. Il a eu du flair ! Il passait pour un iconoclaste total et certains doutaient de ses résultats. C’est vrai qu’il est plus facile de disserter sur une colonne ­ corinthienne que d’imaginer à quoi ressemblait un village à partir d’un alignement de trous de poteau ! L’archéologie tropicale est difficile, ingrate. Tous les archéologues ne sont pas prêts à prospecter dans les marais avec de l’eau jusqu’à la ceinture. »

    Stéphen Rostain passe trente ans à arpenter le Suriname, l’Equateur, le Brésil. Sur le site de Pambay, en Equateur, il exhume la plus vieille maison amazonienne (3 000 ans), près de laquelle il trouvera des jarres, de la vaisselle, des outils.

    Pendant ces années, il se lie avec deux figures de l’archéologie qui démarrent l’exploration de ce « continent vert » : le Brésilien Eduardo Neves et l’Américain Michael Heckenberger. A eux trois, ils vont radicalement faire changer le regard porté sur l’Amazonie, montrer que cette forêt a été entretenue ­depuis 10 000 ans par des populations beaucoup plus nombreuses que ce que l’on croyait, qui traçaient des routes, cultivaient le riz, le maïs, sélectionnaient les espèces d’arbres utiles, avaient une culture aussi riche que celle de n’importe quelle autre civilisation.

    Changer de « lunettes »

    Grâce à son collègue Doyle McKey, écologue, Stéphen Rostain perce par exemple le secret de l’excellent état de conservation des champs surélevés qui, entre les pluies et les incendies récurrents, auraient dû disparaître. En fait, ce sont des colonies de fourmis qui font leurs nids sur ces buttes, y rapportent des végétaux qu’elles mastiquent puis transforment en compost où elles cultiveront des champignons qu’elles mangeront. « Les mammifères sociaux agriculteurs que sont les humains ont donc édifié les buttes entretenues ensuite par les insectes sociaux ingénieurs que sont les fourmis ! », jubile l’archéologue.

    Pour comprendre cette interaction permanente entre l’homme et l’environnement, il a fallu changer de « lunettes ». Idem quand son autre collègue et ami Dimitri Karadimas, ­ anthropologue aujourd’hui décédé, lui donne la clé des dessins que l’on voit sur nombre de céramiques, où les Européens imaginent des crocs de jaguar, faute de connaître les liens ­ entre les Amérindiens et une espèce particulière de guêpes amazoniennes : « Prédatrices des mygales, elles y pondent des œufs d’où ­sortent des larves qui mangeront l’araignée ­vivante de l’intérieur. Normal que cela ait inspiré à ces populations nombre de mythes ! »

    Comme le souligne Geoffroy de Saulieu, ­archéologue à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), « Stéphen ne se contente pas d’inventorier les vestiges du passé. Il promeut une archéologie du futur, pour mieux gérer le patrimoine naturel et culturel demain. Ce n’est pas l’environnement qui a voué ces sociétés au sous-développement. En transposant à l’Afrique centrale la méthodologie élaborée en Amazonie, je mets en évidence le même phénomène de mépris des populations qui ont pourtant su mieux que nous transformer la forêt tout en préservant la capacité de sa régénérescence. »

    Défendre le classement de sites amazoniens

    Ces vingt dernières années, le nombre ­d’archéologues formés en Amérique du Sud a explosé. « Mais il est inacceptable que les Français ne connaissent pas l’histoire de leurs colonies, s’indigne Stéphen Rostain. Du primaire au lycée, pas une leçon sur la Guyane ou la Guadeloupe, gommées des manuels officiels ! »

    Directeur de recherches au laboratoire ­d’archéologie des Amériques (CNRS), Stéphen Rostain veut maintenant publier les quantités de données rapportées, « sinon cela s’appelle du pillage », diffuser ce savoir par des livres (Amazonie. Les 12 travaux des civilisations précolombiennes, Belin, 2017), des expositions, ­défendre le classement de sites amazoniens au Patrimoine de l’humanité. Pour cela, à 56 ans, il promet de se sédentariser. Peut-être le seul défi impossible à relever pour cet amoureux de Blaise Cendrars, qui n’a pas fini de bourlinguer.