« L’école est en péril »

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  • François Dubet : « L’école est en péril »
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    « En panne de projet moral et éducatif ». Voilà, selon le sociologue spécialiste de l’enseignement, la principale explication à la déliquescence du système français. Un système perclus d’incohérences, sclérosé par la machine administrative, les revendications corporatistes et la rhétorique doctrinaire, ébranlé par les bouleversements sociétaux, scellé dans son immobilisme, son rejet de l’innovation, et l’indifférence pour ses meilleurs éléments. Un système que particularisent un intellectualisme inapproprié, l’abandon des devoirs, la reproduction des élites, un ostracisme inepte pour le capitalisme et l’entreprise, in fine la relégation au second rang de l’objet même de ce qui fut une vocation : donner aux jeunes les armes de se construire, de trouver une place dans la société, d’être acteurs de la démocratie.

    Une longue et très intéressante tribune de François Dubet. Même si on peut ne pas partager son positionnement politique très "gauche réformiste", ce texte incisif a le mérite de pointer clairement les questions essentielles, celles que la #Refondation aurait dû traiter en priorité et sur le long terme, loin des polémiques stériles sur l’#école qui nous passionnent tant…

    L’école semble appartenir aux professionnels de l’école, attachés en premier lieu à défendre leur double sort professionnel et personnel. C’est sur ce mur que les grands élans réformistes du monde enseignant se sont épuisés ces dernières décennies.
    […]
    Mais l’incapacité à réformer n’est pas seule coupable. Le système éducatif est prisonnier d’un dogme : la société française confie sans limite à l’école la responsabilité de définir le destin social des individus. Presque nulle part ailleurs on observe une telle emprise scolaire, une telle indexation du devenir personnel sur l’envergure du diplôme. Dans ce contexte, la problématique des inégalités et des injustices scolaires devient un enjeu essentiel, et d’autant plus considérable que la situation ou l’opinion des vaincus sont reléguées.
    […]
    Pourquoi les grandes confédérations syndicales interprofessionnelles défendant la classe ouvrière et a priori tout à fait légitimes sur le sujet de l’école, se taisent, considérant que ce dernier « appartient » aux enseignants et donc relève des compétences des organisations corporatistes ? C’est incompréhensible, surtout quand l’école ne traite pas très bien les enfants de la classe ouvrière.
    […]
    Les causes de cette mutation sont multiples : l’autorité de l’institution s’est épuisée, on ne croit plus avec la même innocence ni à la nation ni au progrès ni à la science, le mécanisme de promotion sociale des catégories des élites populaires vers l’enseignement a décliné au profit de classes moyennes qui se « recasent » dans l’appareil éducatif. Résultat, l’enseignant ne se sent plus empli du même devoir et des mêmes investissements à l’égard de la société.
    […]
    Chacun revendique une école équitable, juste, productrice de bons professionnels, mais personne n’est en mesure de dessiner l’essentiel : le « type d’individu » que l’on souhaite faire éclore. La communauté juvénile est confrontée au monde des savoirs et des évaluations. Le corps enseignant dénonce avec raison la décomposition des liens familiaux, la bêtise médiatique, une anomie généralisée ; mais, dépourvu de projet éducatif, concentré sur la performance et l’apprentissage des enfants, il contribue in fine à ce qu’il dénonce !
    […]
    L’école a vocation à résister, mais aussi à former des résistants. Il ne s’agit, bien sûr, pas d’isoler les jeunes des désordres et des passions du monde, mais simplement de les rendre plus intelligents pour comprendre le monde et y trouver, à partir de raisonnements autonomes, une place. Que voulons-nous que nos enfants sachent et maîtrisent ? Savoir être et savoir penser : voilà à quoi l’école doit former en premier lieu. Il est capital d’apprendre aux enfants à devenir de futurs acteurs de la démocratie. Or comment y parvenir dans un système éducatif à ce point non démocratique et qui n’accorde ni droit ni leçon de vie collective aux apprentis ?
    […]
    Les parents attendent énormément de l’école, et notamment qu’elle soit capable de dire ce qu’elle fait. Et on ne peut qu’y souscrire. Parce qu’il paie des impôts qui financent l’éducation, chaque citoyen est en droit de savoir ce que le système produit, si les enfants progressent et ce qu’ils apprennent, etc. Le monde éducatif doit rendre des comptes, non seulement à l’institution qui l’héberge mais aussi aux citoyens qui le rétribuent et lui confient leurs enfants.
    […]
    Cette dimension permettrait aussi de développer une solidarité entre professeurs, trop souvent anémique. Comment ne pas me remémorer ces collègues rentrant en larmes d’un cours et qui s’isolaient au fond de la salle des professeurs sans que personne ne vienne les secourir... Le monde de l’enseignement est d’une solitude absolue au nom de l’autonomie de chaque enseignant. L’enseignant perfectible ou fragile ne sera jamais aidé ; ses collègues feront en sorte de ne pas placer leurs enfants dans sa classe. A toutes ces conditions, la fonction éducative pourrait être activée, et chacun pourrait se sentir pleinement « responsable ».
    […]
    Le monde enseignant ne manque pas, loin s’en faut, de sujets qui entreprennent. Malheureusement, l’administration constitue un obstacle, souvent rédhibitoire. Toute tentative d’innover, de proposer des modes alternatifs d’enseignement davantage adaptés au profil des enfants, est une épreuve. Enfin, n’oublions pas le dogme, si spécifique au système français et source de ses blocages : le faux conflit syndicats - administration. Tous deux forment en réalité un couple et se contrôlent mutuellement, dissuadant tout - et notamment les initiatives nouvelles et audacieuses - ce qui peut remettre en question les habitudes et les convictions, aussi dépassées ou inopérantes soient-elles. Ils s’accordent à maintenir le système dans la pesanteur et l’immobilisme. Et ainsi, toute expérimentation réussie est étouffée au lieu d’être essaimée.
    […]
    La rhétorique antilibérale et anti-entreprise au sein du corps enseignant est une réalité, parfois incohérente quand on sait combien l’univers de l’école, obsédé par les classements, soumis aux diktats de l’hyper sélection et de l’hyper compétition, opposé aux choix de carrière des élèves et capable de délaisser les plus vulnérables, est lui-même d’une extraordinaire brutalité ! […] Cet univers de l’école a, pendant longtemps, revendiqué une sorte de havre de paix, même une leçon de sagesse et d’exemplarité en riposte à la « brutalité » de la société, notamment économique. Ce temps est révolu parce que l’école elle-même est devenue brutale et dénonce la brutalité réelle du capitalisme pour cacher sa propre violence.
    […]
    Seules solutions : d’une part que l’école soit davantage éducative, c’est-à-dire qu’elle s’intéresse aux individus, à leur personnalité, à leurs champs singuliers, de réalisation ; d’autre part que les diplômes occupent une place moins importante dans la vie sociale.
    […]
    Pour l’essentiel, les inégalités scolaires sont le produit des inégalités sociales, et donc diminuent ou progressent proportionnellement à la réduction ou à l’accroissement de ces dernières. Or en France […] l’envergure des inégalités scolaires est bien supérieure à celles que laissent supposer les inégalités sociales. En cause : une culture scolaire sélective, et la perception qu’il n’existe aucune autre opportunité de réussite que l’école. Ce qui par ailleurs enjoint de taire définitivement les chimères dorées et récurrentes qui confèrent à l’école un levier d’ascenseur social ou la responsabilité de résoudre tous les maux de la société et de l’individu.
    […]
    La fiction du mérite est utile, mais elle ne doit pas devenir fantasme. La compétition méritocratique est la seule manière d’allouer des individus à des positions sociales inégalitaires. Mais ce mécanisme juste a priori peut engendrer de très grandes inégalités. Il faut donc être méritocratique sans aller au bout de cette logique et ce soucier surtout du sort de ceux qui n’ont pas de mérite.

    #éducation #système_scolaire #inégalités

    • Bravo : la plus grosse contradiction de l’école républicaine, ce « double-bind » qui la bloque et qui la mine, est ici pointée du doigt.

      Comme me disait un prof d’anglais au lycée sans se rendre compte de l’absurdité de son propos :
      « pour réussir il faut être dans la première moitié. Et ça, en bossant un peu, tout le monde peut y arriver ».
      Oui, mais pas en même temps. Ou bien il faut se serrer et partager les place que tout le monde dans la première moitié. Bref, que fait-on de la deuxième moitié ?

      L’école est empêtrée dans ses aspirations d’égalitarisme et d’élitisme, et ne s’en sort pas. A l’image de la société (capitaliste).
      Pour moi le problème, c’est notre attachement à la vision hiérarchique qui assurent les schémas de domination. Acceptons de sortir de l’élitisme sans pour autant renoncer à nos ambitions de performance sociale, technique, humaine. On verra que chaque individu pourra trouver une place utile et performante pour les autres, et gratifiante pour lui même..

      La rhétorique antilibérale et anti-entreprise au sein du corps enseignant est une réalité, parfois incohérente quand on sait combien l’univers de l’école, obsédé par les classements, soumis aux diktats de l’hyper sélection et de l’hyper compétition, opposé aux choix de carrière des élèves et capable de délaisser les plus vulnérables, est lui-même d’une extraordinaire brutalité ! […] Cet univers de l’école a, pendant longtemps, revendiqué une sorte de havre de paix, même une leçon de sagesse et d’exemplarité en riposte à la « brutalité » de la société, notamment économique. Ce temps est révolu parce que l’école elle-même est devenue brutale et dénonce la brutalité réelle du capitalisme pour cacher sa propre violence.

      […]

      La fiction du mérite est utile, mais elle ne doit pas devenir fantasme. La compétition méritocratique est la seule manière d’allouer des individus à des positions sociales inégalitaires.

      Et sinon ici aussi j’applaudis :

      Cette dimension permettrait aussi de développer une solidarité entre professeurs, trop souvent anémique. Comment ne pas me remémorer ces collègues rentrant en larmes d’un cours et qui s’isolaient au fond de la salle des professeurs sans que personne ne vienne les secourir... Le monde de l’enseignement est d’une solitude absolue au nom de l’autonomie de chaque enseignant. L’enseignant perfectible ou fragile ne sera jamais aidé ; ses collègues feront en sorte de ne pas placer leurs enfants dans sa classe. A toutes ces conditions, la fonction éducative pourrait être activée, et chacun pourrait se sentir pleinement « responsable ».

      #management