Rights-Based Dialogue as a Springboard towards State-Building

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  • Au Liban, pour une intifada citoyenne de la malbouffe
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    Le 11 novembre dernier, le ministre libanais de la Santé, Waël Bou Faour, attaque frontalement l’industrie alimentaire du pays et expose ses pratiques aussi répugnantes qu’illégales. Son entrée en matière est saisissante :

    Je suis désolé d’annoncer aux Libanais que leur nourriture est imprégnée de germes et de matières fécales.

    (ou, comme le résumera al-Akhbar : « Lebanese consumers learn they are eating shit » – « ••عم يطعمونا خـ »). En dénonçant nominativement les restaurants, les distributeurs et les industriels fautifs, il provoque un immense scandale. Depuis, l’affaire ne cesse de se développer quotidiennement, avec l’arrivée de nouveaux résultats des tests effectués par les services sanitaires, et des fermetures administratives d’établissements décrétées à travers tout le pays.

    http://www.lorientlejour.com/article/895630/bou-faour-la-nourriture-des-libanais-est-impregnee-de-germes-et-de-ma
    http://www.dailystar.com.lb/News/Lebanon-News/2014/Nov-11/277240-lebanese-are-eating-diseased-food-health-minister.ashx
    http://english.al-akhbar.com/content/lebanese-consumers-learn-they-are-eating-shit

    Si les Libanais savaient déjà que la sécurité alimentaire n’était pas le fort de leur pays, les révélations sont tout de même choquantes. On a l’habitude d’incriminer, en la matière, des causes largement structurelles – qui sont réelles (mais il faut dans le même temps les relativiser : le Liban n’est pas un « pays pauvre » dépourvu de tout, son PIB par habitant est d’environ 10.000 dollars par an, plus de 17.000 dollars en parité de pouvoir d’achat) : les ruptures de chaîne du froid provoquées par les coupures d’électricité, les pollutions de l’eau à usage agricole à cause des canalisations vétustes et les circuits inapdatés, les pénuries d’eau certains étés, des pratiques parfois un peu « rustiques » de conservation de la viande dans certaines boucheries, la grande pauvreté de certains acteurs, la corruption qui bloque les possibilités de contrôle efficace… Mais dans cette affaire, les enseignes incriminées sont souvent des marques connues, des magasins ayant pignon sur rue, dont les propriétaires n’ont pas de problèmes d’argent ou d’infrastructures, et au-delà des questions structurelles, ce sont bien des comportements individuels allant de la négligence à la malfaçon criminelle, caractéristiques de véritables empoisonneurs, qui apparaissent : pratiques dangereuses, dates bidonnées, produits périmés recyclés…

    Un autre aspect qui a certainement rendu l’affaire spectaculaire, c’est l’apparition d’un ministre qui semble se mettre à faire courageusement son travail, qui dénonce l’incompétence de l’État sans que cela tourne – à nouveau – à une magouille autour du désarmement de la Résistance, et cela dans une période où le pouvoir politique est réputé totalement bloqué (pas de Président, pas d’élections législatives…).

    Mais ce qui je voudrais aborder ici, ce sont trois formes de réactions à cette affaire, qui me semblent caractéristiques des blocages et des espoirs libanais.

    1. La concurrence communautaire

    La première réaction est la paranoïa sectaire, sur fond de « concurrence » supposée entre les communautés. Cela consiste à se demander si l’intervention du ministre de la santé est équitable, s’il cible avant tout une communauté ou tente de privilégier telle autre communauté.

    Cette fois, je ne crois pas qu’un politicien se soit explicitement risqué à ce genre de considérations, mais elle apparaît de manière transparente dans la mise en avant, dès le début, d’une « équitable » répartition géographique des contrôles :

    L’opération a englobé quelque 1 005 commerces répartis sur l’ensemble du territoire : environ 400 au Mont-Liban, 200 au Liban-Nord, 250 dans la Békaa, 200 au Liban-Sud et 50 à Nabatiyeh.

    La présentation des contrevenants est elle aussi classée par districts (cazas) : 3 à Jbeil, 1 à Nabatieh, 1 dans le Kesrouan, 7 à Tripoli, 2 à Aley, 3 à Baabda, 4 dans le Chouf, 17 dans le Metn. On aurait pu classer par type de commerces ; le choix d’une présentation par régions introduit immédiatement l’idée d’une précaution confessionnelle.

    La réponse sectaire apparaît par exemple dans les forums de Naharnet (le fait que le Metn, le premier jour de l’affaire, constitue à lui seul 45% des contrevenants n’y est sans doute pas pour rien). Les accusations d’injustice communautaire y sont apparues instantanément, avec notamment l’idée que « en zone chrétienne » il est facile de faire des contrôles, mais que « chez les chiites du Hezbollah », les contrôles seraient impossibles.

    Sur Facebook, ça donne un commentaire de ce tonneau :

    Pourquoi les régions visées excluent le Sud et la Bekaa ? De qui as-tu peur Mr. le ministre ? J’espère que cette initiative donnera des idées à ton homologue le ministre de l’énergie pour sanctionner ceux qui ne payent pas l’électricité partout au Liban.

    Classiquement, telle commauté serait « la communauté humiliée », thème d’ailleurs cher aux commentateurs de la région. Ici, cette paranoïa communautaire ne peut fonctionner que si l’on admet qu’un individu se sent avant tout humilié parce que son supermarché local s’est fait contrôler par les services de l’État, et pas parce que son supermarché lui vend de la bouffe périmée mélangée à des matières fécales en toute connaissance de cause.

    (Rappel : en ce moment, il est de bon ton de répéter la chimère des « sunnites humiliés » au Liban. Il y a plus longtemps, on trouvait une abondante littérature sur les Chrétiens, et avant cela, les chiites. Et auparavant, les Druzes et les Chrétiens, etc. C’est la beauté de la chose : on peut faire tourner le truc.)

    2. La défense de la libre entreprise

    Si la réaction confessionnelle est plus implicite qu’autre chose (les trois proto-fascistes qui trollent dans les forums de Naharnet ne sont pas très représentatifs), une autre réaction est apparue avec beaucoup de force : la défense de l’économie libanaise basée sur la confiance absolue dans la liberté du marché et dans ses entrepreneurs.

    Immédiatement, les (pourtant) collègues de Bou Faour, le ministre de l’Économie et le ministre du tourisme, sont montés au créneau pour dénoncer publiquement le « terrorisme » contre le Liban que constituaient les déclarations du ministre de la Santé. Tous deux proclamèrent avec grandiloquescence leur confiance dans les pauvres entrepreneurs diffamés par leur collègue… mais l’histoire a déjà oublié s’ils ont eu le courage de soutenir en actes ces courageuses paroles, par exemple en avalant devant les caméras une généreuse tartine de fromage aux fèces.

    http://english.al-akhbar.com/content/lebanese-minister-reveals-new-list-violations-food-safety-scandal

    Faour’s campaign provoked many of his fellow lawmakers who accused him of “defamation” and “recklessness.”

    Economy Minister Alain Hakim slammed Faour’s campaign as “terrorism” against Lebanon’s economy, saying the move is like putting “a bullet in the head.”

    Similarly, Tourism Minister Michel Pharaon criticized Faour for “damaging the reputations” of the restaurants and supermarkets he publicly named, and asserted that the Ministry of Tourism is “proud” of all the restaurants in Lebanon, including the ones on the lists.

    http://www.lorientlejour.com/article/895863/surete-alimentaire-au-liban-le-grand-deballage-prend-un-tour-politiqu

    « Nous nous attendions à des réactions et à des représailles de la part de certaines personnes parce que nous touchons à de grandes entreprises dans le pays. Mais nous ne nous attendions pas à être poignardés par nos collègues au gouvernement », a-t-il déclaré d’entrée de jeu.

    […]

    « Le ministre du Tourisme a annoncé que nous avons fait du mal au tourisme. Je m’excuse d’avoir fait fuir les touristes à l’aéroport de Beyrouth. Ne sait-il pas que le tourisme ne fonctionne pas dans le pays ? Mes mots seuls ne sont pas ceux qui influent sur le tourisme, il y a aussi la situation sécuritaire », a répondu M. Bou Faour jeudi.

    Face à l’ampleur du scandale, les deux ministres ont par la suite plus ou moins retourné leur veste et accepté les contrôles et les fermetures administratives des établissements contrevenants.

    Mais, au-delà du grotesque de ces positions, une forme plus sournoise de retape pour la beauté de la libre-entreprise est fréquente au Liban. Alors que le scandale atteint désormais les fabricants de produits laitiers (produits qui, pourtant, symbolisent l’aspect naturellement sain – « naturellement détox », dirait Elle Oriental – de l’alimentation traditionnelle de la région), Octavia Nasr ressort l’argument du « génie libanais » :
    http://english.alarabiya.net/en/views/news/middle-east/2014/12/02/Surviving-in-Lebanon.html

    Lebanon does not have industries to brag about except for hospitality and tourism. It does not manufacture cars, weapons or rockets but it has brains that are second to none and it makes a mean plate of tabbouleh. Its apples, cherries and figs will make anyone jealous.

    […]

    I am grateful to this last visit because it awakened me to the truth that we are lovers of life and warriors of light and that there are many of us. We are the keepers of this land and no one should even dream of taking that away from us.

    C’est beau comme du Rousseau, mais est-ce bien le moment de ressortir les poncifs de l’indépassable entrepreneur libanais, reconnu pour son sens de l’hospitalité inégalable et pour sa cuisine épatante qui rend jaloux le reste de la planète ?

    Karl Sharro, au lendemain de l’annonce du ministre, avait pourtant déjà très bien parodié cette prétention au génie libanais : le Liban aurait, en réalité, inventé une manière radicale et durable de résoudre la crise alimentaire globale :
    http://www.karlremarks.com/2014/11/lebanon-solves-global-food-crisis-by.html

    The tiny nation of Lebanon has come up with a radical solution to solve the global food crisis that will go a long way towards creating a sustainable food source for the entire planet: human faeces. The bold scheme has been running for a few years now and has proved so successful that the country has decided to publicise it and launch a campaign to make it go global.

    Lebanese Food and Health Minister Wael Abou Faour announced the innovative solution in a press conference last week, creating a lot of controversy and debate about the unconventional food source. Many Lebanese were not aware of the type of food they were consuming but they all agreed that it tasted as good as meat if not better. A study revealed that the faeces-based food was safe to eat and had no harmful health effects.

    Fondamentalement, le discours sur le « génie libanais » victime de son environnement politique revient à justifier le néolibéralisme local qui conduit justement à ce genre de scandales (dans une situation où toutes les interventions seraient suspectes, que reste-t-il d’autre que le « laisser-faire » économique ?).

    On a ainsi deux discours qui soutiennent le système politique libanais, que Georges Corm a qualifié depuis longtemps de « néo-libanisme » : la prédation néolibérale soutenue par l’alibi confessionnel.

    Le discours sur le libéralisme et le « génie libanais » s’adresse aux classes aisées, celles qui ont accès au capital : le Libanais serait culturellement adapté à mondialisation et à l’économie de marché (éduqué, polyglotte, excellent entrepreneur, parfait bullshiteur…). Ce que, par exemple, Malbrunot et Chesnot résument ainsi à propos de Rafic Hariri (#Les_Chemins_de_Damas) :

    Hariri n’avait aucun intérêt pour ce dossier, ce qu’il m’a fait comprendre à la fin de notre conversation. Pour lui, le Liban, paradis des banques et des hommes d’affaires, était plus fait pour accueillir HEC que l’ENA, symbole d’une administration forte et centralisée qui n’existe pas au pays du Cèdre.

    (Ce qui, en pratique, revient à « construire » un paradis des affairistes, protégés par une administration incompétente et corrompue.)

    À l’inverse, pour les Libanais qui n’ont pas accès au capital – notamment ce tiers de la population qui doit survivre, sous le seuil de pauvreté, avec moins de quatre dollars par jour –, on sert cette autre bouillie indigeste qu’est la concurrence communautaire agrémentée de haine confessionnelle.

    Les deux discours se rejoignent en ce qu’ils permettent le blocage systématique de toute forme de régulation publique qui irait dans l’intérêt de tous, protégeant un système « néolibéral » de prédation économique.

    La forme ultime de ces discours, lorsqu’ils se rejoignent, est une sorte de proto-fascisme alliant confessionnalisme et propagande néolibérale, comme on le croise régulièrement sur Naharnet ou Now (et qui, pour une raison qui m’échappe, rencontre toujours un écho favorable en France).

    3. Ces Libanais qui veulent être des citoyens de leur propre pays

    Mais ce qui ressort généralement – en dehors des bruyants imbéciles sus-mentionnés, ce sont les commentaires enthousiastes : « bravo », « enfin un ministre qui fait son boulot », « il était temps que l’État protège les citoyens », etc.

    La limite, c’est que dans un système confessionnel, seuls les partis confessionnels peuvent exister, et seuls les points de vue confessionnels sont audibles. Les discours progressistes, ou simplement « citoyens », sont hors jeu. Il est facile ensuite de prétendre que les Libanais « sont tous de droites », ou « conservateurs », voire « très religieux », qu’ils se sentent « chrétiens ou sunnites ou chiites avant d’être Libanais » : par principe, dans un système confessionnel, tout est confession (#ça_marche_à_tous_les_coups).

    Ce que chacun perçoit plus ou moins ici, c’est que le scandale sanitaire est à la fois la conclusion de la mafiocratie néolibérale, et de l’impossibilité de construire un État qui appliquerait la loi, grâce à l’alibi de la concurrence confessionnelle. Ainsi le paradoxe, c’est qu’il y a une réelle beauté dans cette affaire écœurante : on n’ose rêver d’une « intifada de la malbouffe », mais il faut bien constater que les Libanais se retrouvent de manière unanime sur un tel sujet, et réclament d’être considérés comme les citoyens – et non les membres de communautés – d’un État dont les institutions fonctionneraient.

    Vouloir développer les structures étatiques sur la base des « grands » sujets, ou sujets « nobles » (sécurité, défense, équilibres économiques, statut personnel…) semble, aujourd’hui, hors de portée. Alors, si le sujet des malfaçons alimentaires peut sembler anecdotique, c’est peut-être par de tels biais que pourront se développer des pratiques, mouvements et structures non-confessionnelles au Liban.