• La République, ultime totem du capitalisme agressif

    Le 08/10/2022 par Harold Bernat
    https://qg.media/blog/haroldbernat/la-republique-ultime-totem-du-capitalisme-agressif

    Le néo-libéralisme en France a fini par utiliser les « valeurs de la République » comme un des signifiants creux lui permettant de faire disparaître les intérêts de classe. Cette stratégie désarme idéologiquement depuis des années les forces qui s’opposent à la domination implacable du fric. Il faut reprendre ce mot aux héritiers actuels de Thiers

    Jean-Fabien Spitz que l’on ne peut suspecter de légèreté conceptuelle sur la question républicaine, dans son nouveau livre La République ? Quelles valeurs ? (1), a raison de lier l’omniprésence en France, en particulier chez les néo-libéraux les plus violents socialement, d’un discours de façade « républicain » à la crise d’hégémonie que traverse le modèle qu’ils promeuvent à grands renforts de campagnes médiatiques achetées. Il est certain que le marché, d’ailleurs faussé par des politiques publiques qui imposent un modèle au service d’une aristocratie de la finance, ne peut seul assurer la domination idéologique sur les représentations collectives du social. Spitz, après d’autres, constate que « le capitalisme agressif et financiarisé de ce début du XXIe siècle est donc partout confronté à un problème d’hégémonie. » Si la nature de ce capitalisme prédateur et autophage saute aujourd’hui aux yeux de ceux qui en ont encore, les stratégies d’acceptation de cet état de fait sont plus subtiles que la finalité obscène qu’elles maquillent : encore plus de fric pour ceux qui ont toujours plus de fric.

    Ces stratégies, contrairement à la logique du capitalisme de dévoration mondialisé, s’adaptent aux spécificités de chaque culture, de chaque pays. Si les intérêts de cette aristocratie de la finance, nommée à juste titre oligarchie contre les peuples, sont les mêmes aux Etats-Unis, en France ou au Qatar, le maquillage diffère. Il s’agit toujours de mettre en place un ensemble de « valeurs » qui feront consensus au-delà des intérêts de classe réels.
    Evangélisme, républicanisme, islamisme, à chaque zone d’influence culturelle – ne parlons plus de nations à ce stade de développement du capitalisme agressif – son système de « valeurs ». Ce système fonctionne comme un rempart et un ciment. Rempart contre les remises en question des inégalités sociales criantes en détournant la critique (stratégie de diversion) sur des « valeurs » supposées salvatrices. Ciment car cela permet de fédérer des classes sociales sur des logiques qui échappent à la guerre sociale (stratégie d’amalgame) autour de valeurs transclasses.

    En France, pour des raisons historiques évidentes, ce sera la République. C’est elle qui catalyse les fameuses « valeurs » et qui offre un totem d’immunité à des laquais du capitalisme agressif et à leur médiocre carrière politico-médiatique, au nom d’un soi-disant printemps, d’un renouveau, d’une renaissance, d’un horizon ou plus certainement d’une marche à pas forcés remplie de gaz et de violence de ce qu’il reste de l’État, dans une société largement sécularisée. Ce supplément d’âme – moi, Monsieur, je suis républicain ; moi, Madame, je défends les valeurs de la République – fera oublier la question sociale qui n’intéresse pas ceux qui s’engraissent au prix de sa négation. Cette théâtralisation républicaine, ce matraquage devenu insupportable, n’a qu’une seule fonction : faire oublier que le principe de non domination économique, sans lequel la liberté politique reste formelle, est par excellence la chose du peuple, res populi. Nous ne pouvons qu’aller dans le sens de Jean-Fabien Spitz : « ce discours pseudo-républicain s’emploie en réalité à nier les inégalités et les discriminations pour ne pas avoir à les combattre, et le pouvoir actuel ne se contente pas de verdir la façade d’une politique qui détruit la nature : il tente aussi de républicaniser une politique qui détruit la république. » (2)

    L’objection à cette analyse est pourtant connue pour qui prête l’oreille aux discours contre-hégémoniques sur la question sociale : cette distinction serait impertinente car la République, entendre ici la République bourgeoise, la République conservatrice, aurait toujours servi de totem d’immunité pour fédérer les détenteurs de capitaux contre les salariés, les travailleurs, les dominés économiquement. Défense d’un ordre bourgeois qui à défaut de légitimité religieuse collective se retrouvera dans lesdites « valeurs de la République ». Le faux nez du capitalisme agressif, dans une zone d’influence culturelle sécularisée, prend le nom de chose du peuple, l’affaire ne date pas d’hier. Il n’est pas sans conséquence de constater en effet que le signifiant est aujourd’hui largement mobilisé par ceux qui organisent le délitement terminal de tout ce qui est commun en foulant aux pieds les principes de non domination économique qui doivent servir de visées finales dans une République qui n’aurait pas trahi ses exigences sociales d’égalité et de justice. Nous n’en sommes plus là. La République sociale n’a-t-elle d’ailleurs pas été définitivement écrasée en 1848 ? Il suffira de lire Louis Ménard, Prologue d’une révolution pour s’en convaincre. Ce témoin de la révolution de février évoque Blanqui qui ouvrit le premier club sous le nom de Société républicaine centrale. Pour avoir défendu les principes sociaux de la République, ceux de Louis Blanc, « n’osant pas encore crier « A bas les républicains », on les poursuivit sous le nom de communistes. » (3) Cette tragédie refoulée, cet écrasement par la République de l’ordre d’un vaste mouvement populaire qui visait la réconciliation sociale des principes et des états de fait a laissé des traces profondes dans l’histoire sociale de la France. Combien de gilets jaunes ont pu se réclamer de cette République sociale, de ce vaste mouvement populaire qui criait justice ? Gazés, éborgnés, molestés, humiliés, harcelés juridiquement, insultés dans des médias crapules pour avoir rappelé les institutions publiques au peuple qu’elles doivent servir et non régenter. Souvenons-nous d’ailleurs de la trajectoire terminale de Louis Ménard, proche du boulangisme et finalement anti-dreyfusard. Comment expliquer cette réaction autrement que par l’écrasement social dont il fut le témoin ? Ce massacre du peuple. Comment défendre encore la République de la justice sociale quand les élites bourgeoises, aujourd’hui mondialisées et indifférentes au sort de la nation, nous servent ses « valeurs » ad nauseam ? D’où la question initiale : faut-il encore parler de République dans la lutte sociale ? Question de stratégie politique ? Pas seulement. C’est de ligne politique dont il s’agit pour ceux qui n’ont pas renoncé à voir la politique sous un autre prisme que celui des ragots dégueulasses qui servent de promontoires à quelques médiocres qui se hissent au niveau de la bassesse du spectacle pour ne pas travailler et faire trimer les autres...