• « Pour en finir avec le petit-bourgeois en chacun de nous » par Alain Accardo
    https://qg.media/2022/11/08/pour-en-finir-avec-le-petit-bourgeois-en-chacun-de-nous-par-alain-accardo

    Après plus d’un demi-siècle d’américanisation néolibérale, que reste-t-il de la culture populaire ou d’un authentique désir de révolution en France ? Nos désirs intimes sont modelés par les « winners » que nous prétendons mépriser, et « changer la vie » est devenu un idéal pour coachs. Nos corps et nos âmes défaits ne sont plus que le champ de bataille de vainqueurs que nous adorons en secret, quelles que soient les opinions que nous brandissons sottement. Le sociologue Alain Accardo livre une nouvelle fois sur QG un texte d’une lucidité implacable.

    « Ou la dégringolade d’un pays dont la culture populaire et politique a été détruite. »
    https://twitter.com/alancelin/status/1590023016356130816?cxt=HHwWgMDRqcrg8pAsAAAA

    • En matière d’utopie sociale, ce qui, en toute rigueur, semble constituer un obstacle insurmontable, de nos jours encore, à un projet révolutionnaire radical, c’est le renforcement continu et réciproque, des effets matériels, psychologiques et moraux des structures de domination, surtout des plus incorporées, et donc en l’occurrence l’emprise du mode de vie capitaliste dominant, auquel les classes moyennes et populaires, à chaque génération davantage, ne rêvent plus que de s’intégrer. Ce mode de vie est désormais, bien que les classes dominées n’aient pas toutes, loin s’en faut, les revenus pour en assumer le coût, leur mode de vie fantasmé, le plus ardemment souhaité et préféré à tout autre. Une fois installée historiquement, la domination d’une classe ne peut que s’accomplir jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à un réaménagement des rapports sociaux qualitativement différent et impossible à imaginer exactement, parce que c’est le résultat imprévisible de toute la dialectique des luttes. Le fin du fin est atteint lorsque le principe même de la domination des uns par les autres est assumé comme allant de soi par les dominés eux-mêmes.

      […]

      Aujourd’hui encore, en plein 21e siècle, le sens commun reste, en matière de compréhension des actions et des comportements, en dépit des avancées considérables de toutes les disciplines psychologiques, très influencé par l’héritage post-cartésien du Rationalisme des Lumières, un ensemble de réflexions d’inspiration intellectualiste et spiritualiste, dont les deux principaux mantras peuvent s’entendre encore couramment : « Quand on veut, on peut » et « Il suffit de bien juger pour bien faire », en vertu de quoi on peut penser que tout, dans l’existence d’un individu est affaire de volonté et d’intelligence.

      […]

      Le mode de vie d’une population doit être entendu non pas seulement, de façon étroite, comme un mode de production économique. Celui-ci n’en est que le support structurel objectif, dans sa matérialité si l’on peut dire. Dans sa réalité vécue concrètement, le mode de production se transforme, et même se transfigure, en développant des dimensions subjectives individuelles et collectives, qui constituent la seule vraie réalité vécue, celle du mode de vie quotidien, auquel les gens sont attachés ou auquel ils aspirent, de sorte qu’on ne saurait réduire le mode de vie réel ou fantasmé des agents à leur seule position objective dans le procès de production. L’auto-entrepreneur qui se sent déjà « un petit patron dans sa tête » aura du mal à s’imaginer qu’il a les mêmes intérêts qu’un petit salarié smicard, même si dans les faits il ne peut guère se payer davantage et rien ne sera plus facile que de dresser un salarié du secteur privé contre son homologue du secteur public, en montant en épingle telle ou telle petite différence. La division des dominés est un effet hégémonique nécessaire tout autant que leur accoutumance à l’idée de la « supériorité » ou du « mérite », des dominants, ou l’existence d’un marché du simili permettant de se procurer à moindres frais des propriétés donnant l’illusion qu’on appartient à une fraction dominante. Ce phénomène d’allodoxie (ou fausse reconnaissance) est aussi un effet de l’hégémonie de la classe dominante. Et qui peut se flatter de ne jamais y tomber, en aucun domaine ? La captation de la majorité du corps enseignant et des cadres par la social-démocratie a été, dans l’histoire de notre République, une remarquable illustration de cette propension caractéristique des dominés à prendre pour du champagne révolutionnaire un simple pétillant réformiste.

      […]

      En disant cela je ne veux pas dire que toutes les oppositions se valent et que tous les contestataires sont à mettre dans le même sac, mais je veux seulement souligner la nécessité pour une force de contestation, tout particulièrement si elle est porteuse d’un projet de rupture avec l’ordre établi, de dire le plus précisément possible, si elle en est capable, d’où elle émane et ce qu’elle vise exactement, sous peine que d’autres n’expriment ses intentions en les travestissant. Les mobilisations de masse, même si pour des raisons circonstancielles, elles sont réprimées violemment par le Pouvoir, sont vouées à rester ambivalentes et confuses dans les luttes sociales si elles ne font qu’exprimer ponctuellement des mouvements d’humeur, du « mécontentement », de « la colère », de l’« indignation » et autres sentiments nécessaires mais insuffisants, dans la mesure où ils ne servent jamais que des fins impressionnistes et particulières.

      […]

      Cette cause fondamentale, c’est la quasi-incapacité de la masse des salariés d’aujourd’hui à se mobiliser pour autre chose que l’amélioration de leur position dans un système économique, politique et social qu’ils persistent à croire capable, même au prix de désagréments indéniables (qui entretiennent leur colère et leurs velléités par moments de « casser la baraque »), de leur apporter une intense et durable satisfaction de leurs aspirations « démocratiques » et « républicaines » au mieux-être matériel, à la considération sociale et à la distinction culturelle pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et de leur permettre de vivre comme des Américains… c’est-à-dire comme des dominants de la planète tout entière. Ressembler à ceux qu’on tient pour les meilleurs en tout, ce n’est pas rien, assurément, c’est même un capital.