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    Pacôme Thiellement, au commencement était la gnose [Interview]
    29 août 2017 | PAR Hassina Mechaï

    Attention érudition. Le dernier livre de l’essayiste Pacôme Thiellement, La victoire des sans Roi : révolution gnostique traite du gnosticisme. Une traversée fluide et structurée d’un enseignement encore très vivant, à travers codex poussiéreux, poèmes hallucinés, romans uchroniques, chansons pop « inspirées » et pixels de séries dystopiques.
    Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

    Egypte, 1945, près de la ville de Nag Hammadi. Treize codex de papyrus reliés en cuir sont retrouvés par des paysans égyptiens, enfouis dans une jarre, elle-même enterrée dans une grotte. Datant du milieu du IVe siècle, ces codex contiennent une cinquantaine de traités en copte, traductions de textes écrits initialement en grec ancien. Parmi ceux-là, les plus connus, les Evangile de Judas, Thomas, Philippe, le Livre des secrets de Jean, le Dialogue du Sauveur….Autant d’écrits considérés comme apocryphes par l’Eglise et non intégrés dans le canon catholique. Ces écrits ésotériques donnent à comprendre, de façon succinte, un système de croyance manichéen. Dans la pensée dualiste gnostique, les êtres humains sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel, faux et trompeur créé par un dieu mauvais ou imparfait : le Démiurge. A l’opposé, existe un Dieu incarnant le bien mais comme retiré de ce monde. Dans la pensée gnostique, le Christ y apparait comme le logos originel certes mais aussi comme un homme parmi les siens, « le frère en secret » de tout un chacun. D’inspiration chrétienne, le gnosticisme fut pourtant qualifié d’hérésie et férocement combattu par les Pères de l’Église, notamment Irénée de Lyon. On songe parfois à l’épisode du Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov ; ce passage où Dostoïevski imagine un Jésus revenant dans une Espagne crucifiée par l’Inquisition. Comme ce Jésus silencieux décrit par l’écrivain russe, les gnostiques ont posé par leur seule présence la question insupportable à l’Eglise de sa fidélité à l’enseignement originel du nazaréen Yehoshua Ben Yossef.

    La révolution des sans Roi montre avec finesse que cette source gnostique ne fut jamais tarie et couru à travers l’histoire. Pacôme Thiellement réussit le joli coup de force de lier de façon cohérente les Apôtres Pierre et Paul, Jung, Freud, Simone Weil, Alfred Jarry, Philip K. Dick aux courants de la culture populaire, des Beatles aux séries américaines. Il montre, par petites touches, comment de larges pans de pensées et d’arts ont pu être inspirés par ces textes gnostiques ou en avoir eu l’intuition avant leur découverte. Ce fil rouge de la gnose est soigneusement dévidé par Pacôme Thiellement, qui en suit le fil ténu avec obstination et talent à travers diverses œuvres. On se promène ainsi avec lui dans les méandres de la pensée gnostique, remontant également cette source qui n’a jamais tari malgré toutes les tentatives d’en détourner le cours, la dompter voire la boucher. La victoire des sans Roi : révolution gnostique est un livre qui interroge, au sens premier du terme, qui amène à se poser des questions. Et Pacôme Thiellement joue là le rôle d’un passeur généreux et truculent.

    Pourquoi cet intérêt pour la gnose ?
    C’est une rencontre que j’ai faite presque trop tard, vers trente ans, j’aurais aimé connaître cela plus tôt. Selon moi, les gnostiques sont les meilleurs instructeurs de questions qu’on se pose adolescent. Ils apportent la possibilité de concevoir d’autres dimensions à la vie que celle de cette prison infernale qui nous est promise : travail, famille, patrie. L’Eglise a opéré un rapt sur ces questions fondamentales tournant autour de la Divinité, la spiritualité. Les gnostiques les restituent à chacun. J’ai découvert les gnostiques à travers diverses recherches. Relisant Philip K. Dick, je voyais qu’il parlait régulièrement des écrits gnostiques et des textes de Nag Hammadi. J’avais aussi, à l’occasion de l’écriture d’un portrait de John Lennon, noté alors que lui aussi parle des gnostiques, qu’il associe aux Soufis et aux Bouddhistes Zen. Je me suis alors plongé dans les écrits gnostiques et ai constaté que tout ce qui m’intéresse converge vers cette source, notamment les œuvres de la culture populaire. Ce que j’y trouvais, mais également ce que je trouvais dans la poésie, tout cela pouvait être rattaché aux intuitions fondamentales des écrits gnostiques et de la façon dont ils avaient interprété Jésus. Pourtant, le christianisme ayant dès l’origine été très centralisé, les gnostiques n’ont pas pu avoir de place en son sein. Ils ont été persécutés et massacrés.
    Pourquoi dire alors qu’ils ont été victorieux ?
    Malgré leur échec apparent, les gnostiques ont gagné parce qu’ils ont atteint dans leur vie un état qui permet d’envisager les choses au-delà de la lutte permanente entre la réussite et l’échec. Les textes de Nag Hammadi exhortent à ne pas se soucier de la fin. On le voit dans l’épopée des Cathares où la mort n’a plus eu d’emprise sur eux, même s’ils ont été massacrés. On le voit aussi dans la mort de Mani, qui même torturé, semble dépasser cela. Puis malgré tous les efforts de l’église pour faire disparaître les visions gnostiques, cela a échoué : elles n’ont cessé de revenir dans la pensée ésotérique et dans la poésie. Je pense aussi aux intuitions gnostiques qu’on retrouve chez la philosophe Simone Weil, alors qu’elle n’avait pas eu accès à ces textes. Dans certaines de ses lettres, elle a l’intuition de textes cachés et estime que les vrais chrétiens avaient été ceux persécutés par l’Eglise. Elle s’était intéressée aux cathares et pensait qu’une jonction possible entre Platon, Pythagore et le Christ était possible. Enfin, il faut penser à la redécouverte des textes à partir du XVIIIe siècle dans le désert égyptien : 1 livre au XVIIIe siècle, 4 livres au XIXe… Et enfin 44 livres en 1945, un corpus aussi gros que celui de La Bible. En cela la gnose a été victorieuse. La façon dont tous ces textes réapparaissent au moment de l’après-guerre dans le désert de Nag Hammadi a quelque chose d’un défi.
    Pourquoi étaient-ils sans roi ?
    C’est ainsi que Jésus les nomme dans les textes de Nag Hammadi. Les gnostiques ne se sont jamais eux-mêmes proclamés « gnostiques ». Par ce mot, on entend des hommes et des femmes qui ont entendu et vécu la parole de Jésus en dehors de l’institution de l’Eglise. On les a appelés alors ainsi, mais ce terme se voulait péjoratif, voire moqueurs. On moquait ces prétendus « connaisseurs », de gnosis, « la connaissance ». Dans les textes de Nag Hammadi, Jésus leur donne plusieurs noms : « les étrangers », « les hommes de nulle part » (les Beatles parleront dans une chanson du « Nowhere Man ») « la génération sans Roi » ou « la race sans roi ». En les appelant les « sans roi » plutôt que les « gnostiques », je me permet de parler de gens qui n’appartiennent pas seulement à une période historique précise (Ier-IVe siècles) mais qui peuvent appartenir à n’importe quelle époque : Philip K. Dick est un sans roi, Simone Weil ou John Lennon également.
    Mais Dieu dans tout ça ? La gnose peut paraître comme une spiritualité qui n’a pas besoin forcément de Dieu…
    C’est parce qu’ils avaient une conception non seigneuriale de Dieu. Il y a un Dieu mais il n’est pas, selon eux, celui qu’on croit. Tout dépend aussi ce qu’on entend par Dieu. Si on entend par là un mélange de Père fouettard et de père Noël, alors non, ce n’est pas leur Dieu. D’autant qu’on sait que l’amour pour ce genre de divinité entraine un comportement antithétique de ce qu’elle est supposée proposer. On en arrive à faire le mal pour faire le bien. On persécute des individus sous prétexte de les sauver. Les gnostiques rejettent cela. Jésus, dans les textes gnostiques, se présente, non comme un « seigneur », mais comme leur « frère en secret ». Ces textes disent aussi que Dieu est en minorité sur la terre, qu’il y a une lutte entre lui et un faux dieu qui s’est attribué la fonction divine. Les gnostiques ont tenté de vivre selon ces principes 2 ou 3 siècles durant. Puis ils ont été massacrés. Mais leurs idées ont continué à exister, à évoluer dans les différentes strates du monde religieux. Ainsi Gershom Scholem estime qu’il y a une influence des gnostiques sur les cabalistes. Pour lui, par exemple, l’arbre des séphirots se rapproche de leur enseignement. Le Dieu qui se retire de sa création dans le tsimtsoum n’est pas si différent du Dieu en exil des textes gnostiques. Si le Dieu de la Bible essaie de faire comprendre à l’homme qu’il est limité, dans la gnose, ce sont les hommes qui tentent de lui faire comprendre qu’il doit limiter ses pouvoirs.
    Quelle forme d’organisation aurait eu l’Eglise si les textes gnostiques avaient été intégrés dans le canon de la Bible ?
    Cela aurait été impossible. Parce que la gnose empêche la possibilité de la constitution d’une Eglise organisée. Il ne doit pas y avoir d’église gnostique. C’est contradictoire avec la dimension non institutionnelle de la gnose, son côté anarchique. On sait par exemple qu’ils tiraient au sort la personne qui serait l’officiant de leur réunion. Les hommes et femmes étaient mélangés, sans distinction de genre. Chacun pouvait assister à leur réunion, sans qu’on leur demande leurs croyances. Les seuls à avoir approché cela ont été les cathares, même s’ils n’étaient pas tout à fait gnostiques : par exemple, pour eux, ceux qui cultivent la terre en sont les propriétaires, ce qui suppose l’abolition de la propriété et des classes sociales. Liberté de culte totale également, ce qui explique que les Juifs et les Musulmans y étaient bien accueillis. Interdiction de la chasse, de la viande. La seule chair animal consommée était le poisson.
    Votre livre est très sévère envers les enseignements des apôtres Pierre et Paul. Ont-ils dénaturé les enseignements de Jésus alors qu’ils avaient été chargés par lui de bâtir son Eglise ?
    Je me mets en avant l’absence de continuité entre la parole de Jésus et celles de Paul. Cela m’a toujours interpellé. Ne serait-ce que sur les affaires de mœurs, les positions de Jésus et celles de Paul sont aux antipodes. Mais je ne fais pas le procès de Paul. Je tente de comprendre comment on a pu passer de Jésus à cette dénaturation de son esprit qu’on a appelé « christianisme ». Selon moi, le récit tragi-comique des Eglises de Pierre et Paul l’explique.
    Comment la culture populaire a-t-elle puisé dans la gnose ?
    Aujourd’hui, la série télévisée est le lieu principal d’expressions de thématiques gnostiques : c’est vérifiable, de Millenium à Person of Interest. Des passages entiers y sont cités, les scénaristes les connaissaient visiblement. Dans The Leftovers, il y a une citation de l’Evangile de Thomas, dès la première saison. La dernière saison tourne autour de la question du Jumeau (Thomas). Depuis 1945, les principaux endroits où les textes de Nag Hammadi ont été cités sont : les romans de science-fiction, les disques de pop music et enfin les séries télévisées. Il y a forcément une raison à cela.

    Pacôme Thiellement, La victoire des sans Roi : révolution gnostique, Presses Universitaires de France – PUF

    • Instant Karma ! - Les mots sont importants (lmsi.net)
      https://lmsi.net/Instant-Karma

      Le nouveau livre de Pacôme Thiellement, La victoire des sans roi, est consacré aux gnostiques. Désignés ainsi par leurs ennemis de l’Eglise chrétienne, ils se nomment eux-mêmes les gens de nulle part, les étrangers, ou encore les sans roi. Ce qu’ils récusent, en même temps que l’autorité des rois humains, c’est l’idée d’un Dieu unique omniscient, infiniment bon et infiniment puissant, régnant sur notre monde. Ils y opposent une conception dualiste dans laquelle le Démiurge, mauvais, s’oppose à une bonne divinité qui ne prend pas la forme d’un Seigneur ou d’un Père mais d’un « frère en secret », caractérisé davantage par sa discrétion et sa fragilité que par une quelconque puissance. Loin de tout souci d’inscription dans un territoire et dans un Etat-nation, les sans roi s’inspirent de la figure de Jesus et de l’Evangile de Jean (dit « Jean le Zébédaïde », « le disciple bien-aimé ») plutôt que du projet clérical et vengeur de Paul, de Pierre ou de l’autre Jean (« Jean le Presbytre », auteur de l’Apocalypse). A rebours de la tradition chrétienne qui s’est imposée dans ce monde au fil des siècles, Pacôme Thiellement nous invite dans son livre à suivre le fil clandestin qui court de l’Evangile de Jean (le Zébédaïde) à l’Evangile de John (Lennon), en passant par Simon le Magicien, Valentin, Philippe, Thomas, les Cathares, les cabbalistes, les Manichéens, les soufis, Sohrawardi, Rumi, Ibn Arabi, des philosophes comme Spinoza ou Simone Weil, des poètes comme Nerval, William Blake, Baudelaire, Philippe K Dick ou encore Buffy la tueuse de vampires, et dessine une tradition alternative. Une tradition qui dès l’origine se singularise par une tonalité libertaire et égalitaire, et des tendances féministes, pro-sexe, anti-spécistes, pour produire une religiosité sans Eglise, sans hiérarchie, sans Jugement dernier, rejetant toutes les puissances mondaines au profit d’un « Royaume » qui, n’étant – selon la formule de Jesus - « pas de ce monde », doit être retrouvé, par anamnèse, à l’intérieur de soi. Dans ce Royaume nous devenons toutes et tous des princes, étant entendu que « le prince est l’homme qui a pris conscience que ce dont il se sentait embarrassé dans ce monde, ses faiblesses, sa vulnérabilité, sont les éléments mêmes qui le rendent aimable aux yeux de la véritable divinité. » Du beau livre de Pacôme Thiellement, voici deux extraits.

      I. Simon pose le problème de la légitimité morale de ce Dieu unique, Seigneur et Créateur : l’inégalité entre ses créatures. « L’inégalité entre les hommes ne te paraît-elle pas très injuste ? demande Simon. L’un, en effet, est pauvre, l’autre est riche ; celui-ci est malade, celui-là jouit d’une bonne santé. »

      « Les hommes pieux ne pourraient pas ici-bas atteindre leur perfection, répond Pierre, s’il n’y avait pas les indigents à qui ils porteront secours. Pareillement il y aussi des malades dont ils prendront soin. Et les autres inégalités ont la même raison d’être. »

      On ne rêve pas : Pierre est dans la logique des superhéros telle que la deuxième moitié du vingtième siècle l’instituera. Il faut qu’il y ait du malheur sur Terre, sinon les héros ne servent à rien. Ce qui revient à poser une hiérarchie de l’importance des êtres, certains n’étant que les figurants infortunés des grandes aventures des autres. « Alors, commente Simon, les petits n’ont pas de chance ! Pour que les justes atteignent leur perfection, ils sont eux-mêmes réduits à un état misérable. » Comme un politicien en difficulté, Pierre répond alors que ce sera le sujet d’une prochaine explication (qui n’aura pas lieu, quel dommage, dans les Homélies clémentines ni dans un livre suivant !)

      Au fond, Simon perd son temps, parce que Pierre a déjà un argument en réserve pour l’ensemble de ses difficultés : le sexe, bien sûr ! Quand Simon insiste et lui demande « Pourquoi ces morts prématurées, ces maladies périodiques ? », Pierre sort le joker du sexe comme on sort son revolver :

      « Parce que les hommes, tout à leur plaisir, accomplissent l’acte sexuel sans précautions, et ainsi les semences, répandues à contretemps, donnent naturelle- ment naissance à ces innombrables maux. »

      S’il y a du mal sur la Terre, si des hommes sont malades ou malheu- reux, c’est donc à cause de leur goût pour le sexe ? On se frotte les yeux…

      Tout le long de leur espèce de talk-show, les questions de Simon sont infiniment plus consistantes que les réponses de Pierre, ce qui est assez troublant pour un roman dont l’objectif est d’éloigner ses lecteurs de l’influence pernicieuse du premier... Simon s’en rend compte :

      « Que Pierre, en fait, ne croie même pas aux enseignements de son Maître, c’est ce qui est évident. Car il prêche le contraire. »

      À la fin des Homélies clémentines, en Fantômas du début de l’ère chrétienne, avant de fuir vers la Judée pour de nouvelles aventures, Simon transforme le visage de Faustus, le père des jumeaux Faustinus et Faustinianus, de sorte que ce dernier porte ses traits et se fasse intercepter à sa place par la bande de Pierre.

      Passons sur la pléthore d’anecdotes saugrenues qui nourrissent son personnage quasi parodique de super-vilain et concentrons-nous sur le véritable nœud de la controverse avec Simon : à savoir l’hypothèse des deux dieux et le problème du mal. Pourquoi les chrétiens détestent-ils tellement l’hypothèse des deux dieux ? La réponse à cette question pourrait se trouver dans un autre écrit de Clément de Rome, son Épître aux Corinthiens (à ne pas confondre avec celles de Paul). Dans celle-ci, Clément de Rome nous explique que Dieu doit être considéré comme seul maître de l’homme. Mais il n’agit pas directement : son autorité s’exerce toujours à travers les membres de l’Église. « Nous devons faire tout ce que Dieu nous a ordonné d’accomplir, écrit Clément de Rome. Or il nous a prescrit de nous acquitter des offrandes et des cultes, et pas n’importe comment. Ce n’est point partout qu’on offre le sacrifice perpétuel et ce n’est point n’importe où, mais face au sanctuaire, sur l’autel, non sans que l’offrande ait d’abord été soigneusement examinée par le grand prêtre. Ceux qui contreviennent à son ordre sont punis de mort. »

      L’existence du mal s’explique également par sa nécessité dans le « projet » de l’Église. Sans la présence du mal, il n’y aurait aucune nécessité à recourir à cette dernière. Elle deviendrait immédiatement superflue.

      L’Église n’a pas seulement besoin du mal ; elle a également besoin des hérétiques. De par sa nature conquérante, elle ne peut se satisfaire d’un monde où les religions coexisteraient pacifiquement, où les hommes croiraient ce qui leur semble bon – et le débat de Pierre et Simon annonce les guerres contre les hérétiques qui occuperont les mille ans qui suivront. Sans surprise, le roman de Clément reprend l’argument, déjà détourné par Luc, de l’annonce des faux prophètes par Jésus et se donne comme un récit édifiant apte à susciter la vocation de prochains chrétiens :

      « Il y aura des faux apôtres, des prophètes menteurs, des hérésies, des tentatives ambitieuses, qui, je le conjecture, prenant pour point de départ les blasphèmes de Simon contre Dieu, continueront l’œuvre de Simon en soutenant, contre Dieu, les mêmes doctrines que lui. »

      Ce ne sera pas aussi simple qu’ils l’imaginent. Il faut être deux pour se battre ; or les successeurs de Simon ne voudront pas davantage se battre que lui. Il faut être deux pour se penser en concurrence ; or les successeurs de Simon ne se sentiront en concurrence avec personne. Ce que les chrétiens leur reprocheront, d’ailleurs, ce n’est pas tant leur refus de dépendre de leur autorité que leur refus d’en exercer une autre. Dans beaucoup de réunions des dissidents du christianisme primitif, le prêtre est tiré au sort. Dans d’autres, ils permutent systématiquement d’officiant à auditeur, de prêtre à ouaille. Les chrétiens leur reprocheront également leur refus du prosélytisme : ils ne demandent jamais aux auditeurs de s’affilier à leur Église mais ne les jugent que sur leurs actes. Et c’est cette liberté, non seulement prise mais également donnée, qui énerve le plus Tertullien :

      « Quelle légèreté, quel esprit du monde, comme tout cela est seulement humain, sans aucun sérieux, sans nulle autorité, sans discipline, correspondant bien à ce qu’ils croient ! Pour commencer, on ne sait qui est catéchumène et qui est croyant ; tous peuvent participer également, écouter également, prier également… »

      C’est un reproche qui nous semble d’autant plus surprenant que les hérétiques laissent alors au christianisme les coudées franches dans le domaine politique pour se contenter d’un affranchissement spirituel individuel. Mais, dans cette grande libéralité, ils privent les Pères de quelque chose qui leur tient énormément à cœur : l’existence d’un adversaire à combattre, un « Antéchrist », une « Bête » qui les fasse croire à un grand destin personnel – comme dans L’Apocalypse de Jean le Presbytre. Sans ennemi, pas de guerre envisageable. Le peu d’enthousiasme que mettent les hérétiques à jouer le rôle écrit pour eux dans le petit théâtre de shadow boxing des premiers chrétiens peut alors être perçu comme le véritable facteur aggravant.

      Ce que les premiers chrétiens reprochent aux successeurs de Simon ensuite, c’est de ne pas prendre au sérieux la différence des sexes, ou, en termes modernes, de ne pas être suffisamment misogynes. Tertullien n’en revient pas :

      « Ces femmes hérétiques – quelle n’est pas leur audace ! Elles n’ont aucune retenue ; elles ne craignent pas d’enseigner, de prendre part à des discussions, de se livrer à des exorcismes, d’entreprendre des guérisons, voire de baptiser. »

      En ce sens, ils sont dans la continuité de Pierre et de Paul et de leur méfiance envers les femmes qui entouraient Jésus :

      « Le mâle est tout entier vérité et la femelle est tout entière erreur, disait même Pierre dans les Homélies clémentines, et celui qui est né du mâle et de la femelle tantôt ment et tantôt dit la vérité. »

      On ne connaît aucune occurrence de cette méfiance dans la vie de Jésus lui-même, et l’épisode évoqué précédemment où il fait l’éloge de Marie qui préfère discuter avec lui plutôt que de passer en cuisine avec sa sœur Marthe montre bien que la misogynie n’était pas au cœur de son enseignement.

      II. Il faut penser à une interview capitale donnée par John Lennon à Jonathan Cott pour Rolling Stone en 1968. Lennon et Cott y évoquent Strawberry Fields Forever, I Am the Walrus, Lucy in the Sky with Diamonds et Tomorrow Never Knows, des chansons des Beatles à partir desquels les fans ont déjà commencé à spéculer pour y découvrir des significations secrètes. « Les exégètes de la pop ont tendance à vouloir lire dans tes textes des choses qui n’y sont pas forcément » lui dit Jonathan Cott.

      « Elles y sont, répond fermement Lennon. J’ai tapé à tous les niveaux. Tu écris des paroles et tu ne te rends compte de leur signification qu’après coup. Surtout pour les meilleures chansons. Cela prouve simplement que tu as dû y réfléchir avant de l’écrire, que tu as dû phosphorer dessus. Mais c’est seulement une fois que tu l’as exprimé que tu prends conscience de l’avoir dit. Idem quand tu enregistres ou même quand tu joues. Tu sors d’un truc et tu sais que tu étais dedans ; et c’était rien, un truc tout bête, et c’est pourtant ce qu’on passe notre temps à chercher. »

      En disant cela, John rejoint un autre Jean, Shiyaboddin Yahya Sohrawardi, le martyr iranien du XIIe siècle (Yahya, c’est Jean en arabe, et Lennon, qui ne le savait peut-être pas, a enregistré deux fois la chanson Ya Ya en 1974 et 1975, pour Walls and Bridges et Rock and Roll). En disant cela, donc, John rejoint cet autre Yahya quand celui-ci écrit :

      « À toi incombe la tâche de lire le Coran comme s’il n’avait été révélé que pour ton propre cas. »

      Un an et demi plus tard, le 6 février 1970, Lennon publiera une chanson qui est une poignée de main à chaque auditeur en même temps que l’affirmation d’une anamnèse « instantanée » passant par la chanson pop : Instant Karma. Écrite, enregistrée et produite en une journée, avec ses allures de slogan, Instant Karma (« Action rituelle instantanée ») rappelle le roman Ubik de Philip K. Dick, publié un an plus tôt, dans lequel une divinité s’exprime à travers des publicités et des produits industriels. Instant Karma, c’est la « résurrection de leur vivant » de tous les auditeurs de John Lennon.

      « Instant Karma va te rattraper, te frapper sur la tête

      Tu devrais remettre tes idées en place,

      Tu ne vas pas tarder à mourir

      Non mais pour qui tu te prends ?

      Tu te moques de l’amour ?

      Qu’est-ce que tu essaies de faire ?

      C’est entre tes mains, tout ça.

      Instant Karma va te rattraper,

      Te regarder droit dans les yeux

      Tu devrais remettre tes idées en place,

      Et rejoindre l’espèce humaine

      Quand est-ce que tu vas commencer à voir

      Plutôt que de ricaner ?

      Pour qui tu te prends ? Pour une superstar ?

      C’est vrai. Tu l’es.

      Et nous nous illuminons tous les uns les autres

      Comme la lune, les étoiles, le soleil

      Nous nous illuminons tous les uns les autres

      Instant Karma va te rattraper, te foutre par terre

      Tu devrais reconnaître comme ton frère

      Chaque personne que tu rencontres

      Pourquoi sommes-nous sur la Terre ?

      Pas pour vivre dans la souffrance et la peur.

      Non mais pourquoi est-ce que tu es là ?

      Mais tu es Partout. Viens prendre ta part.

      Et nous nous illuminons tous les uns les autres

      Comme la lune, les étoiles, le soleil

      Nous nous illuminons tous les uns les autres »

      Toutes les chansons de John Lennon ou des Beatles parlent d’une société de solitaires, de cœurs brisés, d’hommes de nulle part. Et toutes leurs chansons sont de bons vecteurs d’anamnèse rappelant l’auditeur à son identité divine. Mais la chanson Instant Karma ne parle pas seulement de l’anamnèse ; elle parle des chansons de Lennon ou des Beatles en tant qu’elles en sont le vecteur. C’est une chanson sur les chansons elles-mêmes. Elle raconte ce que c’est que d’être « dedans » comme dit Lennon dans l’interview. Équivalent de L’Exégèse de l’Âme dans la Bibliothèque de Nag Hammadi, Instant Karma est « la Chanson des Chansons » et évoque l’illumination passant par le rappel de la brièveté de la vie (un memento mori d’une ligne), l’évocation de la capacité à « regarder » les choses autrement, et, au moins, deux énoncés très clairs : « Nous ne sommes pas sur Terre pour vivre dans la souffrance et dans la peur » (en quoi le message est évidemment plus Sans Roi que chrétien) et « Tu te prends pour une superstar ? Bien sûr, tu l’es » où Lennon opère un « partage » de la notoriété qui est de même nature que le « partage » de pouvoir entre l’Élue et les « potentielles » à la fin de la septième saison de Buffy contre les vampires.

      Mais le plus important, c’est l’idée que la mission de la chanson est de produire l’anamnèse. Et nous savons que, pour au moins un cas – Philip K. Dick prenant conscience de l’hernie linguale de son fils en écoutant « Strawberry Fields Forever » en 1974 –, elle aura efficacement rempli sa mission. John Lennon ne supporte pas qu’une chanson puisse être une fin en elle-même : elle doit impérativement être l’hymne de la transformation de l’auditeur, et si, pendant longtemps celle-ci est passée par la transformation de la société (Give Peace a Chance, Imagine, Power to the People), au final ce qui compte principalement restera l’acquisition du repos.

      C’est ce que semble dire le « testament » spirituel de John Lennon, Watching The Wheels publié sur Double Fantasy en 1980 :

      « Les gens disent que je suis fou de faire ce que je fais

      Ils me donnent beaucoup d’avertissements

      Pour me sauver d’une défaite assurée

      Les gens disent que je suis paresseux et que je rêve ma vie

      Ils me donnent beaucoup de conseils pour me réveiller

      Les gens me posent beaucoup de questions

      Ils sont excessivement confus.

      Moi, je reste assis à regarder les roues tourner

      J’adore les regarder tourner

      Je ne suis plus sur le manège lui-même

      J’ai dû le laisser partir. »
      P.-S.

      Ce texte est extrait de La victoire des sans roi. Révolution gnostique de Pacôme Thiellement (pages 39 à 44 et 166 à 170), qui vient de paraître aux Presses Universitaires de France. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur.