• À Marseille, « tu peux acheter un faux compte de livreur Uber pour 1 000 euros » | Mediapart
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    Comptes Uber Eats loués ou créés de toutes pièces, absence de titre de séjour, ceux qui sillonnent le centre-ville de Marseille racontent leur exploitation et leurs combines pour travailler malgré tout.

    Clara Martot Bacry (Marsactu)
    8 avril 2023 à 10h55

    MarseilleMarseille (Bouches-du-Rhône).– « La France, c’est un pays qui aime les règles. Moi, je ne veux pas voler, braquer, ou vendre des cigarettes à Noailles [quartier du Ier arrondissement situé vers le Vieux-Port et la Canebière – ndlr] Mais si je veux travailler, je suis obligé de tricher parce que j’ai pas les papiers. » 

    Karim, 28 ans, est avachi sur son scooter devant le Burger King de la place Castellane, à Marseille. Sans titre de séjour, il ne peut pas créer lui-même une auto-entreprise qui lui permettrait de travailler en son nom. Voici pourquoi des milliers de sans-papiers sont devenus « locataires » de comptes Uber Eats et Deliveroo. Le phénomène est dénoncé depuis des années. Mais dans les rues du centre-ville de Marseille, une nouvelle tendance a émergé : l’accès à la propriété d’un compte 100 % faux.

    Karim livre pour Uber Eats avec le scooter de sa femme. Pour le reste, « c’est que du faux ». Il explique qu’il a déjà « acheté » un compte Uber Eats. « Il y a des gens qui créent plein de comptes avec des fausses identités et des fausses déclarations Urssaf. On sait pas comment ils font, sinon on le ferait à leur place ! Le faux compte marche jusqu’à 5 000 euros de gains et ensuite, il est bloqué. Donc il faut en racheter un », explique Karim. Inutile, souvent, de chercher bien loin : des rabatteurs viennent directement à la rencontre des livreurs pour leur vendre des comptes.


    Des livreurs Uber Eats devant la préfecture, à Marseille. © Photo Clara Martot Bacry / Marsactu

    « Tu peux acheter un faux compte de livreur Uber pour 1 000 euros », avance Karim. Comptez environ 1 600 euros pour un compte Deliveroo, « plus rare ». Le livreur renseigne dans l’application ses propres coordonnées bancaires pour percevoir ses gains. Le tout grâce à une carte bancaire Nickel achetée au tabac, disponible « sans conditions de revenus et ouverte à 190 passeports ».
    Karim nous apprend quelque chose : si la location est devenue banale, le système de vente de faux comptes semble plus rare. En février 2023, le tribunal correctionnel de Montauban (Tarn-et-Garonne) a eu l’occasion de se pencher sur ce nouveau phénomène. Selon La Dépêche, une fratrie avait empoché 84 000 euros sur le dos de 300 livreurs étrangers, par le biais d’un système de faux comptes Uber Eats.

    Fin de matinée sur le Vieux-Port. Bientôt l’heure de livrer « des salades aux médecins et aux avocats qui ont des grands bureaux dans le quartier. Sinon les autres, les familles, les amis, c’est McDo et KFC. Un peu partout. Et sauf dans les quartiers nord ». Tout simplement.

    Ahmed, 28 ans, en France depuis deux ans, n’a besoin d’aucune théorie pour cerner la sociologie marseillaise. De son côté à lui, celui des livreurs, ils ont tous traversé la Méditerranée. « On est à 99 % des Algériens, tous des sans-papiers. Sinon, tu crois qu’on ferait Uber ? Les Français, ils se plaignent de gagner le Smic. Ils ont qu’à faire Uber, ils verront ! »

    « Les identités, les comptes, les licences, tout est faux. »
    Ahmed, livreur

    La méfiance d’Ahmed disparaît au bout de cinq minutes de conversation. Accoudé à son scooter, il confie tout. Il utilise le compte Uber Eats d’un autre, sous-loué pour 150 euros par semaine. Pour le scooter en revanche, mieux vaut avoir des documents en règle. Parce que la police contrôle souvent les deux-roues. Mais personne ne semble jamais inquiété par Uber Eats.

    Le leader du marché français (65 000 livreurs) sait déjà tout. Dans une réponse écrite, il évoque notamment la « fraude documentaire » et la « sous-traitance irrégulière », contre lesquelles il assure lutter « activement ». Ahmed résume : « Les identités, les comptes, les licences, tout est faux. » Et ses collègues acquiescent.

    Le déjeuner approche. Entre l’hypercentre et la place Castellane, le défilé des livreurs va commencer. Aux points stratégiques, ils se regroupent parfois par affinité, souvent par nationalité. Sur les douze livreurs rencontrés, un seul certifie être le propriétaire de son compte, huit livreurs expliquent sous-louer, trois ne répondent pas. Nos conversations sont toujours écourtées par le rythme des commandes. Elles permettent tout de même d’en apprendre plus sur les forçats marseillais du système Uber Eats. Marqués par un passé migratoire, habités par l’incertitude du lendemain, tous sont obligés de travailler dans l’illégalité.

    Ahmed et ses collègues sont originaires de Blida, ville de 180 000 habitants à moins d’une heure d’Alger. Ils sont arrivés à Marseille après une traversée de la mer puis de l’Espagne. Un grand gaillard habillé tout en noir s’invite dans la conversation. Lui aussi sous-loue le compte d’un « ami ».

    Pour lutter contre ce phénomène, Uber a mis en place un système de reconnaissance faciale. Depuis 2019, l’application demande régulièrement aux livreurs de se prendre en photo. La mesure est déjà détournée de plusieurs manières : choisir un sous-loueur ressemblant pour tromper le logiciel ou, comme le copain d’Ahmed, être toujours à proximité du propriétaire du compte. « Mon ami travaille au marché de Noailles. Si Uber me demande une photo, je l’appelle et il vient dans les 5 minutes. »

    « Au moins avec Uber, on vole pas, on trafique pas. On est tranquilles. »
    Icham, livreur

    Le jeune homme, très souriant, livre depuis quatre jours. Avant Uber, il travaillait au marché des Arnavaux. Que fera-t-il demain ? « Parfois, on perd notre compte parce que le propriétaire veut le récupérer. Mais après, on en trouve un autre. Moi, je préférerais travailler en plomberie mais en attendant, on est là, quand il fait chaud et quand il fait froid », résume-t-il.

    L’application sur son téléphone affiche les gains, plutôt bons, des derniers jours : entre 70 et 80 euros pour huit heures de connexion environ. Mais d’autres fois, le bénéfice quotidien ne dépasse pas 30 euros. « À Marseille, il y a trop de livreurs Uber », souffle-t-on sur le Vieux-Port.

    Trop de livreurs Uber Eats, pas assez de comptes. Voilà pourquoi le marché de la sous-location n’est pas près de s’essouffler. Et pourquoi certains livreurs préfèrent travailler pour le numéro deux du business, Deliveroo : « C’est moins bien payé, mais il y a moins de livreurs. Donc tu as plus de commandes et, au final, tu gagnes plus », résume l’un d’entre eux. Voilà pourquoi un compte Deliveroo est sous-loué plus cher qu’un compte Uber.

    Une dizaine de mètres plus loin, sur le quai de Rive-Neuve, les livreurs qui se regroupent viennent d’Annaba. Depuis l’est de l’Algérie, on transite plutôt par la Tunisie et la Sardaigne pour arriver à Marseille. L’application d’Amine vient de sonner. Dans un coin chic de Bompard, un certain Arthur a commandé chez McDo trois « p’tits wraps », trois cheeseburgers, deux grandes frites et 20 nuggets. Une « grosse course », qui rapportera 5 euros à Amine.


    Souleymane, 21 ans, travaille pour Uber Eats en attendant de trouver autre chose. © Photo Clara Martot Bacry / Marsactu

    À ses côtés, Icham, 27 ans, est un ancien vendeur de cigarettes. Avec la vente en gros près du marché informel de Gèze, le jeune homme gagnait entre 200 et 300 euros par jour. « La police m’a pris deux fois. Ils m’ont fait comprendre qu’à la troisième fois, ça passerait plus. Au moins avec Uber, on vole pas, on trafique pas. On est tranquilles », estime-t-il.

    C’est l’heure de pointe. Autour de l’opéra, l’application de Kebe, 25 ans, bipe. Un « poke bowl » vient d’être commandé dans le 14e arrondissement. Le jeune homme décline. « Je vais pas dans les quartiers nord. On peut se faire voler le scooter ou des petits choufs nous forcent à enlever notre casque… C’est dangereux. Trop de problèmes. » 

    Son téléphone sonne de nouveau. Cette fois, une certaine Claire attend ses pâtes dans le 2e arrondissement. Un compatriote guinéen, Souleymane, lui fait remarquer dans sa langue maternelle, le pulaar, que son attestation d’assurance est mal mise sur le pare-brise. Les scooters des deux hommes sont parfaitement astiqués, comme neufs.

    « Mais pour l’intérim, faudrait que j’achète un vrai scooter, un 125. Avec celui-là, je peux pas sortir de Marseille », regrette Souleymane. Alors en attendant de trouver un travail à sa portée avec un contrat classique, il envoie des CV et livre pour Uber. Lui est arrivé en France en tant que mineur isolé après avoir traversé le Mali, l’Algérie, la Libye et l’Italie. Il a aujourd’hui 21 ans, dispose de son propre compte et assure qu’il ne le sous-loue jamais puisqu’il en a grand besoin pour lui-même.

    Youfec, un compte Uber, un compte YouTube 

    Plus haut, la rue de Rome se transforme en autoroute des livreurs. Impossible de saisir la diversité des situations de ceux qui défilent sous nos yeux. L’exploitation de travailleurs sans-papiers est-elle devenue la norme ? Ce phénomène est dénoncé depuis plusieurs années mais il est impossible à chiffrer.

    Dans les rues de Marseille, la combine du « faux compte » l’emporte. Mais dans d’autres sphères, il existe encore de « vrais » livreurs. Comme Youfec, jeune Marseillais qui utilise Uber Eats comme « un complément de revenus » pouvant atteindre 400 euros par semaine. « Et ça me va très bien », dit-il.

    Nous n’avons pas repéré Youfec dans la rue mais sur YouTube. Apprenti vidéaste, le jeune homme partage sur sa chaîne son expérience de livreur dans les rues de Marseille. Une manière plutôt inattendue de valoriser ce travail d’ordinaire si critiqué. Sa vidéo intitulée « J’essaye d’atteindre 100 euros en une journée de livraison » a été visionnée 57 000 fois.

    https://youtu.be/GJ6ESpPDY3M

    Sa pratique du métier cohabite avec celle, radicalement différente, de ceux que nous avons croisés dans la rue. Naturellement, Youfec explique ne connaître aucun livreur sans papiers. Mais dans le monde ubérisé, il existe mille autres manières de contourner les règles. « La plupart des livreurs que je connais ne déclarent pas leur vrai chiffre d’affaires à l’Urssaf », dit-il. Pourtant, « Uber Eats communique chaque année les revenus des livreurs aux services fiscaux », nous assure la plateforme.

    « Les soirs de match, on gagne presque deux euros de plus par commande. »
    Abed, livreur

    Mais la plateforme maîtrise-t-elle encore quelque chose ? Contactée dans le cadre de cette enquête collective (lire en Boîte noire), Uber Eats France explique avoir supprimé 2 500 comptes frauduleux l’année dernière.

    Autant vider l’océan à la petite cuillère, tout en continuant de fermer les yeux sur les racines du mal : les profiteurs de misère. Des détenteurs de comptes qui trouveront toujours des étrangers, refoulés du séjour ou à peine débarqués, qui ne cracheront pas sur un job Uber. Prêts à mettre de leurs économies pour accéder facilement à un travail, aussi pénible, aléatoire et mal payé soit-il.

    Il est 19 heures ce vendredi, et la place Castellane se remplit peu à peu de livreurs à scooter. Dans notre dos, un immense camion publicitaire de Burger King crache de la musique funk. Au milieu du chaos des travaux, des voitures de police escortent le bus des joueurs de Montpellier jusqu’au Vélodrome.

    « Les soirs de match, on gagne presque deux euros de plus par commande », se réjouit Abed, 25 ans. Mais avant le match, il y aura le ftour, la rupture du jeûne de ramadan. Abed sort de sa poche une petite boule d’aluminium. « Vous voulez une datte ? » Son application sonne.

    Le bal des livreurs reprend. Comme tous les soirs et comme dans 340 villes en France, il y aura du McDo et des boissons renversées, des clients malpolis et des cages d’escalier à grimper, des pizzas à caler sur les genoux, des sushis, des « poke bowls » et des ramens, des tenders, des tacos, des falafels et même du Carrefour City, livrés en bas de chez vous. « Plus vous commandez, plus on a de travail ! », lance Abed. Avant de disparaître dans la ville.

    Clara Martot Bacry (Marsactu)