• Le fond de l’air est rance | Mediapart | 19.09.23

    https://www.mediapart.fr/journal/international/190923/politique-migratoire-pourquoi-l-europe-des-clotures-est-une-impasse

    Le fond de l’air est rance : alors que le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin s’est rendu à Rome lundi 18 septembre dans la soirée pour proposer à l’Italie de l’aider à « tenir sa frontière extérieure », tout en déclarant n’être pas prêt à accueillir de migrant·es, on a entendu l’extrême droite française plaider soit pour un « blocus militaire », soit pour un « mur juridique ».

    Gesticulations des responsables politiques partis en campagne sur l’île de Lampedusa pour accroître leur capital électoral en vue du prochain scrutin européen de juin 2024.

    • Cela fait plus de vingt ans que dure ce jeu de rôle cynique et meurtrier. Et que l’Europe tourne en rond. Les raisons de cette faillite sont identifiées de longue date par les chercheur·es et universitaires qui travaillent sur ces questions. Mais à la différence de ce qui s’est passé au cours des dernières années sur l’écologie avec la mise en sourdine progressive des climatosceptiques, les arguments rationnels sur les enjeux migratoires restent inaudibles. Ils tiennent pourtant en une phrase : les politiques européennes mises en œuvre depuis les années 2000 contribuent à créer les conditions des départs irréguliers contre lesquels elles sont censées lutter.

    • Ce qui pourrait apparaître comme du « bon sens » n’est qu’une illusion. Les voies d’accès légales dans les pays de l’Union européenne pour les personnes extracommunautaires n’ont en effet cessé d’être réduites, avec une accélération de la fermeture depuis 2015-2016, dans le sillage des printemps arabes et de la guerre en Syrie, au motif de « maîtriser les flux migratoires ».

      Les visas sont délivrés au compte-gouttes dans les pays de départ ; s’en procurer relève du parcours du combattant. Conséquence : ne pouvant obtenir des papiers en bonne et due forme, les exilé·es se rabattent sur les voies « illégales », contraint·es de risquer leur vie en traversant la Méditerranée sur des barcasses.

      Non seulement cette politique ne produit pas les effets escomptés, mais en plus elle est meurtrière : selon l’Organisation internationale pour les migrations, qui tente de tenir à jour le macabre décompte, près de 30 000 morts sont survenues aux portes de l’Europe depuis 2014, la plupart des migrant·es étant mort·es ou ayant disparu sans que leur nom ait pu être identifié.

      L’histoire pluriséculaire des migrations nous l’enseigne : aucune barricade n’a jamais été à même de contrer une dynamique mondiale, celle qui pousse sur le chemin de l’exil des centaines de milliers d’hommes et de femmes fuyant la dictature ou la misère ; ou les effets du dérèglement climatique, dont les pays européens sont en grande partie responsables. Les portes pourront continuer de se verrouiller davantage, les personnes dont la vie est en danger dans leur pays d’origine continueront de se déplacer dans l’espoir d’une vie meilleure.

      Incapable de dissuader les candidat·es au départ, cette politique de fermeture grossit donc les rangs des exilé·es sans papiers et, au passage, enrichit les réseaux criminels de trafic d’êtres humains qu’elle prétend vouloir éradiquer.

    • Nous sommes face à une « crise de l’accueil et non [à une] crise migratoire », analysent-elles.

      Dans une tribune publiée dimanche 17 septembre dans Libération, Marie Bassi, enseignante-chercheuse à l’Université Côte d’Azur, et Camille Schmoll, chercheuse au laboratoire Géographie-cités et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

    • Voilà pour l’aval. En amont des départs, les impasses sont tout aussi palpables. Les politiques qui cherchent à maîtriser les flux dans les pays d’origine ou de transit en sous-traitant à leurs autorités le rôle de gardes-frontières, sont, elles aussi, vouées à l’échec.

      Le récent accord signé par l’Union européenne avec la Tunisie en est la plus flagrante démonstration. Cette voie diplomatique, que l’on serait plutôt tenté de qualifier de marchandage, n’a pas fait baisser le nombre des départs, comme le montrent les mouvements actuels. Mais elle a pour conséquence de fragiliser encore un peu plus les migrant·es déjà pris·es pour cible par le président tunisien, Kaïs Saïed.

      Depuis ses déclarations racistes, de nombreux exilés ont en effet été expulsés de leur domicile, ont perdu leur travail ou été déportés dans le désert, où certains sont morts de soif. Une telle dégradation de leurs conditions de vie ne peut que les inciter, y compris ceux qui n’en avaient pas l’intention, à prendre la fuite et à tenter la traversée.

      Le précédent accord, signé par l’Union européenne en 2016 avec la Turquie, à la suite de la guerre en Syrie, est éclairant à un autre égard : si les routes migratoires qui traversent ce pays se sont temporairement taries, elles se sont aussitôt déplacées ailleurs, en l’occurrence vers les pays du nord de l’Afrique, au premier rang desquels… la Tunisie.

      Dans leur tribune, Marie Bassi et Camille Schmoll rappellent aussi le cas libyen, et le chantage exercé en son temps par Mouammar Kadhafi. « Nous avons collaboré avec des gouvernements irrespectueux des droits des migrants : en premier lieu la Libye, que nous avons armée et financée pour enfermer et violenter les populations migrantes afin de les empêcher de rejoindre l’Europe », écrivent-elles. Et cela sans impact sur les réseaux de trafiquants, qui, à peine démantelés, se sont réorganisés sous d’autres formes, parfois avec l’aide des autorités locales, comme nous l’avons documenté dans Mediapart.

      Autre diversion agitée à l’envi par les responsables politiques européens, et pas seulement par ceux de l’extrême droite, la criminalisation des ONG venant en aide aux migrant·es a pour seule et unique conséquence de faire augmenter la létalité de la traversée maritime.