• « On était faits pour être ici » : les Hmong, peuple nourricier de la Guyane à l’héritage menacé
    https://www.liberation.fr/environnement/agriculture/on-etait-faits-pour-etre-ici-les-hmong-peuple-nourricier-de-la-guyane-a-l
    https://www.liberation.fr/resizer/350OYDAdIs45do0zfx01HW5qL50=/1200x630/filters:format(jpg):quality(70):focal(3508x1418:3518x1428)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/JXPJM3BJZ5AGTJ5AHETMPABXQ4.jpg

    En produisant environ 70 % des fruits et légumes du département, l’ethnie originaire d’Asie, installée dans deux villages depuis la fin des années 70, est un pilier de la souveraineté alimentaire de la région. Mais l’agriculture peine à séduire les jeunes générations.

    En Guyane, on vit principalement sur la côte. Un peu au bord des fleuves ou des nombreux cours d’eau. Mais le reste n’est que forêt. Une forêt dense, parfois opaque, primaire. Hostile en somme. A l’exception d’un village. Un irréductible de la jungle amazonienne. Cacao – c’est son nom – ne fait pas partie de ces bourgades boueuses nées de la fièvre de l’or, celles qui déchirent et polluent au mercure ce bout de France en Amérique du Sud. Ici, les Cayennais affluent tous les dimanches pour profiter du marché, dévorer une assiette de porc au caramel ou de canard laqué. Il suffit d’avaler les 80 km de route qui s’enfoncent dans la forêt, et finissent, tournicotant, par prendre un peu de dénivelé. Voici l’un des deux villages hmong, rare point de convergence touristique de Guyane, et véritable grenier de la région.

    Les Hmong sont des nomades du Sud-Est asiatique, originaires du Laos, et un peu des pays alentour. Dans la deuxième partie du XXe siècle, ils se sont alliés aux Français en Indochine et aux Etats-Unis au Vietnam, s’attirant les foudres des régimes communistes qu’ils ont systématiquement combattus. L’arrivée de ceux-ci au pouvoir au Laos, en 1975, les a poussés à l’exil. Sur les 20 000 qui demandent l’asile, la France, redevable, en accueille une partie dans le Gard, et décide d’envoyer un millier d’entre eux en Guyane, entre 1977 et 1988, où les conditions climatiques sont jugées similaires à celles du Laos. Aujourd’hui, ils représentent 2 % de la population, et produisent entre 70 et 80 % des besoins en fruits et légumes de la région, selon la chambre d’agriculture.

    Alternative salvatrice

    « Nous sommes les harkis d’Asie », résume sobrement Ky Gilles Lau, membre de l’association de sauvegarde de la culture hmong. Agriculteur comme son père, le voici qui range son étal sur la place du marché qui jouxte un grand parking plein qu’une fois par semaine, le dimanche. Il fait partie de la première génération née dans la région, se dit « Guyanais de chez Guyanais », mais plaide pour préserver la culture hmong, son dialecte qu’on entend encore à chaque coin de rue, et transmettre la mémoire de la génération pionnière qu’il voit peu à peu disparaître. « Mon père et mon oncle sont arrivés ici dans les années 70, rembobine-t-il. Ce n’était qu’un camp d’orpaillage, sans route, accessible uniquement en pirogue. Les Français pensaient peut-être qu’on allait disparaître. Mais nos parents ont bâti Cacao à la sueur de leur front. » Ils ont troqué l’exil pour la survie.

    L’une des particularités du peuple hmong, c’est qu’il a toujours voyagé « muni de graines », selon Ky Gilles. Différentes espèces de fruits et légumes que ses parents ont plantées ici, en même temps qu’ils bâtissaient leur village. D’abord incités à cultiver du riz, sans succès, ceux-ci s’adonnent finalement au maraîchage. « Cacao est une cuvette, ce qui rend sa terre plus fertile que d’autres parties de la Guyane », précise le quadragénaire. De quoi survivre dans un premier temps sans trop dépendre de l’aide des militaires français, installés non loin de là. Puis de prospérer, en utilisant parfois des produits chimiques, pour devenir la principale manne agricole d’un territoire qui manque cruellement d’exploitations.

    Cacao et l’autre village hmong – Javouhey, plus à l’ouest – offrent une alternative salvatrice à la Guyane qui importe l’essentiel de ce qu’elle consomme. Ici, la nourriture se paie 40 % plus chère que dans l’Hexagone. Alors toute production locale est bonne à prendre. Surtout à l’heure où l’Etat français ambitionne d’aider son territoire d’outre-mer à atteindre la souveraineté alimentaire à l’horizon 2030. Ce qui nécessiterait, à en croire Emmanuel Macron qui était de passage ici les 25 et 26 mars, de cultiver 20 000 à 30 000 hectares supplémentaires. Le Président n’a pas honoré Cacao de sa présence : il a préféré visiter l’une des rares exploitations créoles à Matoury, dans la banlieue de Cayenne.

    Tourisme et transmission

    Un défi complexe, de l’aveu même des Hmong, qui luttent depuis bientôt cinq décennies contre une météo capricieuse, notamment lorsque la pluie tombe à torrent. Les exploitants qui se lancent se heurtent souvent au manque de foncier, en grande partie détenu par l’Etat, et doivent se contenter du marché guyanais, car il est n’est pas rentable d’exporter leur production vers la métropole, ni vers le Brésil ou le Suriname voisin. Bernadette Heu, 32 ans, constate qu’une bonne moitié des jeunes de sa génération ont quitté le village pour rejoindre Cayenne ou la métropole. « Si vous n’avez pas de terre, il n’y a pas beaucoup d’opportunité ici. » Ky Gilles abonde : « On fait un peu de l’agriculture par défaut, il n’y a pas d’autres débouchés. Donc ceux qui ne trouvent pas de boulot dans les champs s’en vont. »

    Reste tout de même le tourisme. Et ce rendez-vous dominical qui attire toujours plus de monde. « Venir ici, c’est un peu une balade de santé, une évasion. Ça change de Cayenne », raconte Stéphane, un « métro » – né dans l’Hexagone – installé en Guyane depuis trois ans. Il est attablé avec un ami sous un hall ouvert où quelques stands de broderies asiatiques côtoient des cuisines éphémères. Sa voiture est garée dans la rue principale, entre les centaines d’autres visiteurs d’un jour venus respirer l’air moite de la forêt, et faire leurs courses pour la semaine. On vient autant pour les légumes que pour les maisons sur pilotis, où le matériel agricole est stocké au rez-de-chaussée. Voyage asiatique dans une France sud-américaine, symbole du syncrétisme propre à la Guyane. On y avance sous le concert des picolettes, des oiseaux qui chantent depuis leur cage, véritables institutions guyanaises. « C’est aussi une tradition hmong, s’amuse Ky Gilles. Comme quoi on était faits pour être ici. »

    Lorsque la nuit approche, les voitures décampent, et le village retrouve sa torpeur habituelle. Les adolescents, qui semblaient terrés jusque-là pour fuir le brouhaha des étrangers, se retrouvent, les yeux rivés sur leurs téléphones. Leurs parents circulent dans des pick-up rutilants, le bas de caisse débordant d’une terre ocre séchée. Eux vivotent sur des quads. Jason se dit « attaché au village », mais avec son accent moins marqué que celui de son paternel, il rêve de métropole.

    « Nos parents se sont battus pour s’installer ici et, nous, nous risquons de nous battre pour retenir nos propres enfants », résume sans fatalisme Bernadette Heu. Car même si le dialecte hmong tend à se diluer, la vie reste douce à Cacao. D’où l’optimisme de Ky Gilles, qui voit mal son héritage disparaître. « Tant que le village existera, il vivra. » Et l’agriculture de Guyane avec.❞

    #Guyane #Laos #Hmong #GuerreIndochine