• Charlotte Magri, lanceuse d’alerte des écoles marseillaises

    http://www.lemonde.fr/education/article/2016/02/15/charlotte-magri-lanceuse-d-alerte-des-ecoles-marseillaises_4865261_1473685.h

    Charlotte Magri ne regrette rien. Et surtout pas cette cinglante lettre ouverte adressée le 30 novembre 2015 à la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, son autorité de tutelle. Un « Je nous accuse » de trois pages qui, relayé par la presse et une pétition en ligne signée par plus de 17 000 personnes, a mis le délabrement, matériel et humain, de certaines écoles primaires de Marseille sur la place publique. Et renvoyé la municipalité de la deuxième ville de France, en charge de ces établissements, comme l’Etat, à leurs responsabilités – allumant au passage une polémique publique entre Mme Vallaud-Belkacem et le maire (Les Républicains) de Marseille, Jean-Claude Gaudin.

    Lanceuse d’alerte, Charlotte Magri ? L’institutrice, 35 ans, accepte l’étiquette. « J’ai fait cela pour éveiller l’attention, convient-elle. Aujourd’hui, j’ai l’impression que les parents d’élèves, les directeurs, les syndicats qui s’agitaient sans que personne ne les écoute sont, au moins, entendus. »

    En ce jour de vacances de février, la jeune femme a remonté ses longs cheveux noirs en un chignon strict. Un geste qu’on imagine quotidien lorsqu’elle se rend dans son école primaire des quartiers nord de Marseille. Yeux bleus, lèvres fines, piercing discret, l’institutrice a sanglé sa silhouette élancée dans une veste au col de fausse fourrure. « Je suis un peu militaire avec mes élèves, lance-t-elle, sans laisser la place au doute. Avec moi, ça moufte pas. Je tiens mes classes. »

    L’épisode en suit d’autres. Qu’elle énumère, encore incrédule. L’étuve des après-midi de septembre dans une classe aux fenêtres bloquées. Cette lourde planche qui se descelle et arrête sa course
    dans les escaliers aux pieds d’un de ses élèves. « Ce jour-là, il portait des baskets neuves », se souvient l’enseignante, comme si la peur ressentie sur l’instant avait gravé ce détail anodin dans son esprit. Il y a aussi les plaques de sol dégradées, dont elle sait qu’elles cachent de l’amiante. Et les toilettes condamnées, et les murs lépreux...
    « Exagérations », « manipulations », « images tronquées », s’est défendu le maire de Marseille. « Si c’était la seule école que je voyais dans cet état-là, je n’aurais sûrement pas réagi, riposte l’institutrice. Moi, cela m’empêchait de dormir. »

    Charlotte Magri a grandi à l’étranger – « en Turquie et en Norvège » –, dans le sillage de parents enseignants, avec, comme rêve de petite fille, l’espoir de « devenir institutrice ». En Inde, elle tente, un temps, de ramener des enfants des rues vers l’école pour une association humanitaire. A Paris, elle travaille pour l’émission de Radio France internationale « L’Ecole des savoirs ».
    De Marseille, où elle vit depuis cinq ans, la trentenaire dit apprécier « le mélange culturel ». Mais s’étonne de voir « les habitants accepter des situations qui ne passent pas ailleurs ». Elle a demandé son affectation dans les quartiers nord en 2012, et reconnaît y avoir aussi fréquenté « des écoles où les élèves ne manquent de rien... » « Mais globalement, poursuit-elle, je n’avais jamais vu un bâti dans un tel délabrement. »

    « Tu es pauvre, tu as une école de m... »

    Son « Je nous accuse » ne cible pas que l’équipe municipale en place depuis vingt et un ans. « Je dénonce une situation globale, insiste-t-elle. Je suis choquée de voir des enseignants qui subissent leurs affectations, choquée que l’éducation nationale envoie dans ces zones prioritaires des débutants qui explosent en vol. » Une formule la hérisse : « J’ai trop entendu, y compris de la part de conseillers académiques, que nous devions “faire le deuil du pédagogique”. » Dans sa lettre, l’institutrice résume ses constats en une formule lapidaire : « Tu es pauvre, tu as une école de m... Tu es riche, tu as une belle école. »

    Depuis novembre 2015, la lanceuse d’alerte encaisse les critiques. « Certains collègues m’ont reproché de me faire mousser, s’émeut-elle. Personnellement, je ne demandais pas mieux qu’une action commune. » Le directeur général des services de la ville de Marseille l’accuse d’avoir enfreint le devoir de réserve des fonctionnaires. « Je ne crois pas être hors cadre, se défend Charlotte Magri. J’ai réagi en être humain, en citoyenne. Protéger les enfants, c’est quand même la mission première de l’éducation nationale, non ? »
    Après coup, elle s’est toutefois plongée dans les textes. Et a découvert, « effarée », le projet de loi sur la « déontologie des fonctionnaires », voté le 28 janvier par le Sénat. « S’il passe dans sa forme actuelle, une lettre comme la mienne sera passible de sanctions », s’inquiète-t-elle.

    A la rentrée des vacances d’hiver, le 22 février, alors que dans certaines écoles les parents d’élèves prévoient de reprendre leur mobilisation, Charlotte Magri ne se rendra pas dans sa classe de l’école Jean-Perrin, dans le 15e arrondissement de Marseille. En « mi-temps annualisé », elle a bouclé son année le 29 janvier et ne connaîtra sa prochaine affectation qu’en septembre. Reprendra-t-elle, alors, le chemin de l’école ? « Je ne vois pas pourquoi je ne continuerais pas », assume-t-elle.