• Le Conseil constitutionnel et la liberté de frauder ? - Par Eva Joly, Vice-présidente de la Commission d’enquête du Parlement Européen sur les Panama Papers - Libération
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    Dans leur décision du 8 décembre sur la loi « Sapin 2 », les « Sages » ont invalidé l’obligation de publication par les multinationales d’informations pourtant indispensables pour lutter contre l’évasion fiscale. Rendue au nom de la « liberté d’entreprendre », cette décision préserve surtout la liberté de frauder. Le Conseil constitutionnel a commis une regrettable erreur d’appréciation dans sa décision rendue le 8 décembre dernier sur la loi « Sapin 2 ». Il a en effet censuré les dispositions concernant le « reporting public pays par pays », c’est-à-dire l’obligation pour les multinationales réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros de publier les données relatives aux impôts dont elles s’acquittent dans les pays où elles exercent leurs activités.

    Les « Sages » considèrent que cette obligation de transparence, pourtant fort peu ambitieuse, porte une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre, alors qu’elle poursuit un objectif de valeur constitutionnelle : la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Que nous dit le Conseil constitutionnel dans sa décision ? Que les montages fiscaux bien souvent frauduleux constituent un élément normal et important de la stratégie industrielle et commerciale des multinationales. Et que révéler les données fiscales entraverait la « liberté d’entreprendre » de ces entreprises.

    • Les « Sages » font ici le choix d’une société où le secret fiscal est la règle, la transparence l’exception. Leur argumentation nie la réalité qui est devenue la nôtre : un monde où les multinationales, par leur nature tentaculaire, transfrontalière et dotée de moyens parfois colossaux, sont en mesure de se jouer des lois. Même en admettant que l’obligation de reporting constitue effectivement une atteinte à la liberté d’entreprendre - ce que je réfute, est-elle pour autant disproportionnée au regard de l’objectif de lutte contre la fraude fiscale ? C’est considérer l’évasion fiscale comme un problème de second ordre alors que chaque année, ce sont entre 60 et 80 milliards d’euros qui ne rentrent pas dans les caisses de l’État français. C’est nier que la pratique s’est généralisée. L’argument ne tient pas. Deux ans après les révélations des Luxleaks, les parlementaires écologistes européens ont encore récemment mis en lumière les pratiques abusives de multinationales telles que IKEA, BASF ou encore ZARA. Les citoyens et contribuables sont en droit d’attendre que toutes les entreprises paient leur juste part d’impôts. Et l’obligation de transparence est précisément l’un des meilleurs moyens de contrôler efficacement que les multinationales n’abusent pas des différences de législations nationales pour éviter de payer leurs impôts là où la richesse est créée.

      Le Conseil constitutionnel s’émeut de ces dispositions alors qu’elles s’appliquent déjà depuis juillet 2014 à un certain nombre de multinationales : les banques. Le secteur a beau être particulièrement compétitif, l’obligation de reporting n’a pas posé de problème majeur au secteur, comme l’a lui-même reconnu en juin 2015 devant le Parlement européen Christian Comolet-Tirman, directeur des affaires fiscales chez BNP Paribas. Le principe constitutionnel d’égalité devant les charges publiques est également mis à mal par cette décision. Car si la plupart des PME paient leur juste part d’impôts, les géants y échappent très souvent. Les petites entreprises n’ont en effet pas les moyens de réaliser des montages fiscaux aussi complexes que les multinationales.