Les justiciers plébiscités par les bébés
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Une étude japonaise montre que, dès 6 mois, les nourrissons sont capables de comprendre les relations d’oppression. Et vont vers ceux qui défendent les victimes.
En ces temps de trumpisme triomphant, la figure peut paraître désuète. Il n’empêche : le défenseur de la veuve et de l’orphelin, celui qui se lève dans le métro pour protéger une jeune fille agressée par deux vilains, Robin des bois du quotidien, fait toujours recette. Zorro, Tintin, Lucky Luke : le culte du bien et du mal mais aussi du courage désintéressé nous est inculqué dès l’enfance. A moins que les créateurs de héros pour la jeunesse ne surfent sur nos ressorts profonds.
Des expériences avaient déjà montré que, dès 3 ans, les enfants, placés devant une situation de harcèlement, portaient majoritairement secours à la victime. Une étude publiée le 30 janvier dans Nature Human Behaviour révèle que cette propension est plus précoce encore. « Notre admiration prend en réalité racine dans l’esprit du nourrisson », assure Yasuhiro Kanakogi, le premier signataire de l’article. Lui et ses collègues de l’université de Kyoto y affirment que, dès 6 mois, les nourrissons plébiscitent le tiers qui intervient dans un conflit pour protéger le faible contre le fort et dédaignent au contraire le spectateur inactif. Et un point pour Rousseau !
Dispositif original
Pour arriver à cette conclusion, les chercheurs de l’université de Kyoto ont mis en place un dispositif original. Ils ont placé les bébés face à des dessins animés dans lesquels une petite sphère bleue agresse une petite sphère jaune, sous les yeux successifs de deux petits cubes. Le vert intervient en se plaçant entre les deux belligérants. Le rouge laisse au contraire l’action se poursuivre. Puis les enfants sont invités à choisir entre deux cubes – des vrais – de chacune des deux dernières couleurs. Dix-sept sur 20 optent pour le cube vert. Le résultat inverse est obtenu lorsque le héros de la vidéo était le cube rouge.
Dans ce dispositif original, les cubes verts et rouges voient la sphère bleue poursuivre et agresser la jaune. Le vert s’interpose, pas le rouge. Les bébés choisissent le cube vert et plébiscitent ainsi le pacificateur.
Les scientifiques ont immédiatement émis des objections. Etait-ce bien l’intervention d’un tiers dans une « interaction sociale négative » que les bébés approuvaient ? Ne s’opposaient-ils pas simplement à un « événement physique », à savoir le contact entre deux objets ? Ils ont donc répété l’opération en modifiant quelques paramètres. Contrairement à la première expérience, les yeux des deux sphères ont été déstructurés, perdant leur caractère humain. Par ailleurs, la jaune n’est plus déformée par son adversaire, juste poussée. Le résultat n’a plus rien à voir : 10 bébés pour chaque couleur. « C’est donc bien une interaction sociale qui fait réagir le nourrisson », concluent les scientifiques.
Mais celle-ci doit-elle être agressive ? Les bébés peuvent aussi bien avoir soutenu le cube qui agit, quelles que soient les conditions. Les scientifiques ont donc reproduit la même opération (en remettant les yeux), mais en retirant toute forme d’agression. Les deux sphères se courent après, sans dommage, et le cube vert vient les séparer. Là encore, les bébés ne manifestent pas de « préférence significative » (8 verts, 12 rouges).
Les scientifiques japonais n’en ont pas encore fini. Pour s’assurer que les bébés soutiennent bien l’intervention d’un tiers dans une agression, encore faut-il qu’ils fassent la différence entre l’agresseur et l’agressé. Ils ont eu recours à une autre méthode : la mesure de l’attention des nourrissons. Ils ont présenté aux bébés deux vidéos dans lesquelles le petit cube, pour mettre fin à l’affrontement, attaquait l’une ou l’autre sphère. Les bébés sont restés « nettement plus longtemps attentifs à la scène inattendue », celle où la victime était punie par le sauveur.
Notion d’intention
Symétriquement, les chercheurs ont proposé deux autres vidéos dans lesquelles le cube séparait les belligérants, en aidant l’un, ou l’autre. Et, là encore, le décalage entre l’action attendue et la réalité a été privilégié – en l’espèce, la scène où le justicier aidait l’agresseur. Pour les chercheurs, « cela prouve bien que les nourrissons comprennent les relations de pouvoir entre ces acteurs ».
Une dernière question s’est alors posée à eux : les bébés sont-ils capables de discerner une intervention intentionnelle ? Des études précédentes, conduites dans d’autres situations, laissaient penser que la notion d’intention apparaissait autour de 8 mois. Les scientifiques de Kyoto ont présenté deux situations aux bébés. Dans la première, le cube commençait par suivre la poursuite des deux sphères avant d’intervenir pour mettre fin à l’agression ; dans la seconde, son intervention était soudaine, non préméditée. Les nourrissons de 6 mois n’ont pas fait la différence. Un groupe témoin d’enfants de 10 mois a clairement privilégié l’action intentionnelle.
« On découvre des capacités toujours plus précoces qui suggèrent que les bébés ont, dans bien des cas, des dispositions remarquables à se représenter ce que les autres pensent, à se représenter les relations sociales, ou encore à se représenter les actions et à évaluer leurs conséquences, souligne Olivier Mascaro, de l’Institut des sciences cognitives (CNRS/Lyon1). Un large champ de recherche s’ouvre donc, avec la possibilité de comprendre les origines de nos capacités sociales dans la toute petite enfance, avant même l’émergence du langage. » Pour ce qui est de l’intervention d’un tiers, les Japonais ont fixé un premier cadre. A 6 mois, les enfants soutiennent le héros, même accidentel. A 10 mois, ils plébiscitent le pompier volontaire. Et, à 3 ans, ils jouent les justiciers dans les bacs à sable. « Détailler comment les enfants passent du soutien à l’action sera le prochain défi de nos collègues », conclut l’équipe japonaise. Sans doute estiment-ils leur avoir déjà tendu la main.