Emily Leproust, orfèvre de l’ADN

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  • Emily Leproust, orfèvre de l’ADN

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    D’origine française et expatriée aux Etats-Unis, elle a révolutionné la fabrication d’ADN de synthèse, avec d’innombrables retombées.

    Ce sont de minces rectangles de silicium de quelques centimètres. Une fois sortis des laboratoires de Twist Bioscience, une start-up installée dans la banlieue de San Francisco, ils valent chacun plusieurs centaines de milliers de dollars. « Vous voyez ces petits points microscopiques, il y en a un million. C’est là que l’on empile, étage par étage, des molécules pour fabriquer de l’ADN », montre fièrement Emily Leproust, cofondatrice et dirigeante de l’entreprise, de passage en France le temps d’une ­conférence et d’une visite à sa famille tourangelle. En fin de processus, chacune de ces plaques porte un million de brins d’ADN, tous ­différents. Un ADN de synthèse qui sera ­ensuite livré aux clients, dont beaucoup sont eux-mêmes des jeunes pousses.

    « Avant, on utilisait cela », dit-elle en montrant une volumineuse plaque de plastique comportant une centaine de creux qui ne peuvent chacun contenir qu’un brin. « Notre ­métier consiste à concevoir des gènes sur ordinateur, précise Jason Kelly, patron de la firme Ginkgo, le plus important client de Twist Bioscience. Ensuite, nous les faisons fabriquer avant de les introduire dans des cellules, bactéries ou levures, pour qu’elles sécrètent des substances chimiques.Ce sont, par exemple, des ­molécules cosmétiques, des édulcorants ou des compléments alimentaires. Nous sommes un peu comme des programmeurs de logiciels, mais qui doivent payer pour chacune des lignes de code qu’ils utilisent et attendre que le fournisseur les livre. Twist Bioscience a révolutionné notre activité en termes de coûts et de réactivité. »

    Top 100 des « influenceurs »

    L’idée de fabriquer de l’ADN remonte à la fin des années 1970. Mais, depuis sa création en 2013, Twist Bioscience a propulsé cette activité de la paillasse aux salles blanches de l’industrie du silicium. Avec, à la clé, des progrès exponentiels – en termes de densité et de baisse de prix – ­dépassant même la fameuse loi de Moore qui a guidé les orfèvres de l’électronique depuis quarante ans. Des progrès tels que, dans quelques années, des éprouvettes contenant des brins d’ADN pourraient remplacer les bandes ­magnétiques pour stocker nos archives numériques à long terme. Des filaments assemblés à partir des quatre lettres de l’alphabet génétique, les quatre molécules de base de l’ADN, qui remplaceront les 0 et les 1 des textes, images, sons et vidéos de nos archives numériques.

    Avec la promesse d’une longévité exceptionnelle – on a pu lire de l’ADN de l’homme de Neandertal, vieux de 70 000 ans –, d’une économie considérable d’espace – toute la ­mémoire informatique du monde tiendrait en une dizaine de grammes d’ADN –, et sans crainte de perdre le savoir-faire nécessaire à la lecture de ces données : « Tant qu’il y aura des humains, il y aura des séquenceurs pour lire l’ADN », confiait récemment Nick Goldman (Institut européen de bio-informatique, Grande-Bretagne), l’un des pionniers du domaine, qui s’appuie, lui aussi, sur le savoir-faire de Twist Bioscience. Et ce ne sont pas les travaux publiés en juillet par l’équipe de George Church (Harvard) qui a enregistré – et relu – des données dans le génome de bactéries vivantes, qui entameront l’optimisme d’Emily Leproust.

    « CE QU’UBER A FAIT POUR LE TAXI, NOUS SOMMES EN TRAIN DE LE RÉALISER POUR LA SYNTHÈSE D’ADN »

    « C’est une expérience très élégante mais, sur le plan de la densité, du coût et de la longévité, le stockage sous forme de brins d’ADN est un bien meilleur support que des bactéries. » Reste qu’il faudra encore beaucoup d’efforts pour espérer détrôner les bandes magnétiques. « Le stockage par ADN sera compétitif quand nous aurons, entre autres, divisé par un million le prix de revient de l’ADN synthétique, avertit Emily Leproust. Mais nous savons que c’est possible. Par exemple, si les Français de DNA Script parviennent, avec leurs enzymes, à réduire d’un facteur 100 le prix de la chimie de synthèse de l’ADN, nous n’aurons plus qu’à diviser par 10 000 le coût de notre technologie silicium. Mais il faudra qu’ils fassent vite, car nous sommes très pressés ! » Malgré sa voix fluette, la quadragénaire affiche une grande assurance et une ­débordante ambition. « Pour imposer une idée en rupture, il faut s’attaquer à un marché important dont les clients sont insatisfaits. Ce qu’Uber a fait pour le taxi, nous sommes en train de le réaliser pour la synthèse d’ADN, qui était beaucoup trop lente et trop chère. »

    Rien ne prédisposait Emily Leproust à intégrer, en 2015, le Top 100 des « influenceurs » du magazine Foreign Policy, aux côtés de personnalités aussi diverses que Vladimir Poutine, Christiana Figueres ou Banksy. « Si on m’avait laissé le choix, à l’époque du bac, je serais allée en médecine, se souvient-elle. Mais comme j’étais une très bonne élève, je me suis retrouvée en classe préparatoire. »

    « LE ­DÉCODAGE DU PREMIER GÉNOME HUMAIN A PRIS DIX ANS ET 3 MILLIARDS DE DOLLARS. AUJOURD’HUI, ON ­SÉQUENCE UN GÉNOME EN UNE JOURNÉE POUR MOINS DE 1 000 DOLLARS »

    Elle intègre en 1993 l’Ecole supérieure de chimie industrielle de Lyon (rebaptisée depuis CPE Lyon), « une école que j’ai choisie parce qu’elle offrait la possibilité de faire sa dernière année à l’étranger, et que le cursus comportait deux stages de six mois en entreprise pour aider à l’insertion professionnelle ». En 1996, elle part donc achever son cycle d’études à l’université de Houston (Texas). « Je n’ai jamais passé l’examen de master en chimie organique à Houston, je suis directement allée en doctorat. » C’est là qu’elle rencontre Xiaoliang Gao, qui va diriger sa thèse. « Elle est arrivée au moment où nous commencions à faire de la synthèse d’ADN. Elle a réalisé de vraies prouesses. » A l’époque, Emily Leproust enchaîne les publications et les brevets qui sont, depuis, exploités par Xeotron, une start-up créée par Xiaoliang Gao.

    Après son doctorat, obtenu à Houston en 2000, la Française est repérée par Agilent, une firme de technologies biomédicales, émanation de Hewlett-Packard. Elle y restera treize ans. « Ils avaient beaucoup de difficultés dans la mise au point d’un procédé, son apport a été crucial », souligne Xiaoliang Gao. « Après plusieurs années à créer des technologies, je suis passée au développement de produits », explique Emily Leproust. Avec un outil servant non plus à la création d’ADN, mais à sa lecture, le ­séquençage, qui a fait la fortune d’Agilent. « Seul 1 % de l’ADN joue un rôle dans la fabrication d’une protéine. Nous avons mis au point un procédé pour lire non plus l’ensemble du ­génome, mais seulement ce 1 % d’informations utiles, les exons. » Et Emily Leproust de rappeler comment ce produit, comme d’autres imaginés depuis, a bouleversé la génomique : « Le ­décodage du premier génome humain a pris dix ans et 3 milliards de dollars. Aujourd’hui, on ­séquence un génome en une journée pour moins de 1 000 dollars. »

    « Avoir toujours un coup d’avance »

    Promise à une brillante carrière chez Agilent, Emily Leproust va néanmoins renverser la ­table, en 2013, et repartir de zéro. « J’ai toujours eu envie d’être entrepreneur, comme mes ­parents, qui avaient créé une petite affaire de vente d’électroménager et de bâtiment. Alors quand Bill Banyai et Bill Peck sont venus me trouver avec leur technologie de synthèse d’ADN sur silicium, je n’ai pas hésité. » Depuis, les relations avec son ex-employeur sont devenues orageuses : Agilent a assigné Twist Bioscience en justice l’an dernier, accusant notamment son ancienne protégée d’avoir volé une technologie pour fonder sa start-up. De quoi susciter un procès-fleuve entre anciens partenaires dont la Silicon Valley est coutumière. « Les affirmations d’Agilent sont sans fondement et nous nous défendrons vigoureusement. Typique de sociétés beaucoup plus grandes et moins innovantes, la démarche d’Agilent révèle une tentative évidente d’étouffer la concurrence », répond Emily Leproust.

    « Ma priorité n’est pas de faire fonctionner l’entreprise au jour le jour. Mon rôle est avant tout d’avoir toujours un coup d’avance pour préparer son avenir », insiste celle qui vient d’achever une nouvelle levée de fonds – 65 millions de dollars – pour financer, entre autres, son équipe de recherche sur le stockage par ADN. Au total, l’entreprise, qui compte désormais 200 employés, a reçu 196 millions de ­dollars d’investisseurs depuis sa création. « Aujourd’hui, nous sommes portés par le marché du gène, avec 35 000 gènes vendus en 2016, et plus de 31 000 au premier trimestre de cette année. Mais il arrivera forcément un jour où ce marché stagnera, pronostique la dirigeante. Nous travaillons dur pour que le stockage de données puisse prendre le relais et même pour préparer la suite, notamment pour l’utilisation d’ADN dans des thérapies avancées. Je me rends compte aujourd’hui qu’en conduisant Twist Bioscience je serai sans doute plus utile à l’humanité que si j’étais devenue médecin ».