• Paléo-inspiration : quand le passé invente le futur

    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2017/11/20/paleo-inspiration-quand-le-passe-invente-le-futur_5217667_1650684.html

    Des bétons antiques, des pigments ou des alliages qui ont traversé les âges sont des sources de savoirs pour concevoir des objets et matériaux innovants.

    Une teinture naturelle, aussi résistante qu’une couleur chimique mais non polluante. Un béton ­indestructible, capable d’isoler durablement les déchets nucléaires. Des aimants de nouvelle génération, d’une puissance extrême et produits sans terres rares. Des capteurs photoélectriques ultrasensibles, susceptibles de détecter dans un avion les premières traces d’un gaz… Ces produits de rêve ne semblent, à première vue, pas avoir grand-chose en commun, sauf peut-être le rêve, justement. Tous demeurent, en effet, à l’état de prototype, voire de projet de recherche. En vérité, ils partagent une autre caractéristique bien plus fondamentale, une origine commune, une marque de fabrique : ils sont nés de découvertes archéologiques ou de l’étude de matériaux ancestraux.

    Faire du neuf avec du vieux. L’idée peut sembler basique. Elle figure pourtant au cœur d’un pari particulièrement ambitieux que viennent de lancer quatre scientifiques – physiciens, chimiste, ingénieur. Dans un article que publie la revue Angewandte Chemie, la plus prestigieuse dans la discipline de la chimie, ils ne proposent rien moins que de créer une nouvelle méthode de conception des matériaux modernes, « en imitant les propriétés particulièrement intéressantes (mécaniques, optiques, structurales…) des systèmes anciens ». Un processus qu’ils ont baptisé du doux nom de « paléo-inspiration ». Pour les amateurs de sciences, la référence est transparente. Depuis une dizaine d’années, en effet, des chercheurs venus de tous horizons se sont rassemblés sous la bannière de « bio-inspiration » ou « bio-mimétisme ».

    Leur principe est simple : trouver dans la ­nature les outils de conception des systèmes ­innovants. Une méthode déjà ancienne, en ­vérité : du papier de bois inspiré des réalisations des guêpes (1719), au Velcro imitant les petits crochets présents sur les fleurs de bardane (1941), sans compter une myriade de médicaments puisés dans la biosphère, animaux et végétaux ont beaucoup inspiré les scientifiques.

    L’apposition officielle d’une étiquette a pourtant dopé ce qui est pratiquement devenu une discipline à part entière. Désormais, on conçoit des surfaces adhésives d’après les pattes des geckos, des torpilles mimant les petits marteaux des crevettes-mantes, des combinaisons hydrophobes pour les astronautes inspirées des feuilles de lotus ou des logiciels informatiques reproduisant les ­réseaux de neurones.

    « Les découvertes archéologiques ou paléontologiques identifient des matériaux particulièrement résistants à l’altération. Mieux encore, beaucoup de ces matériaux ont été produits par une chimie douce, sobre en énergie et utilisant souvent des équipements rudimentaires. »
    Le chemin est donc tracé. Et les auteurs en sont convaincus : ce que la nature a pu apporter aux chercheurs « bio-inspirés », l’ingéniosité des hommes d’autrefois et surtout le temps, cet intraitable juge de paix, doivent pouvoir l’offrir aux scientifiques « paléo-inspirés ». Ils s’expliquent dès l’exposé introductif de leur article : « Les découvertes archéologiques ou paléontologiques identifient des matériaux particulièrement résistants à l’altération. Mieux encore, beaucoup de ces matériaux ont été produits par une chimie douce, sobre en énergie et utilisant souvent des équipements rudimentaires. » Deux qualités particulièrement précieuses à l’heure de l’anthropocène, soulignent-ils.

    Ce « ils », quatuor de choc aux accents pionniers, s’est construit l’été dernier, lors d’un colloque aux Etats-Unis. Des spécialistes de matériaux anciens y sont invités à présenter leurs recherches en cours et à proposer un « développement méthodologique ». Trois des quatre mousquetaires sont là : Loïc Bertrand, directeur d’Ipanema, la plate-forme européenne de recherche sur les matériaux anciens, sur le plateau de Saclay ; Claire Gervais, professeure assistante de chimie à l’école des arts de Berne ; et Admir Masic, professeur de sciences des matériaux au département d’ingénierie civile du Massachusetts Institute of Technology (MIT). Luc Robbiola, ingénieur de recherche en métallurgie au CNRS (Toulouse) et restaurateur d’œuvres d’art, les rejoindra pour former l’équipe définitive.

    Le principe de la paléo-inspiration

    « C’est lors des discussions après nos présentations respectives que l’idée de poser un concept est apparue, raconte Loïc Bertrand. On a listé ce qui pouvait entrer dedans. Il y avait les matériaux artistiques, comme les peintures, que Claire analyse et dont elle simule la dégradation. Les matériaux de construction anciens, qu’Admir étudie pour tenter d’améliorer les systèmes modernes. De nombreux échantillons passés chez nous, au synchrotron ­Soleil, des vernis traditionnels aux produits de corrosion inconnus, qui nous avaient posé des questions fondamentales originales. Et la liste s’agrandissait… En fait, beaucoup de chercheurs avaient fait de la paléo-inspiration sans le savoir. On s’est dit : essayons d’écrire un article concept et soumettons-le à une grande revue, sans résultats nouveaux mais posant un principe, en s’appuyant sur de nombreux exemples. »

    Le béton romain constitue indiscutablement un des plus beaux d’entre eux. Voilà un produit qui, depuis maintenant 2000 ans, résiste aux ravages du temps. Le Colisée, les marchés de Trajan, ou ­encore le Panthéon, le plus grand monument ­antique romain demeuré intact, apportent un ­témoignage éclatant de la qualité du savoir-faire des Romains. « Les bétons modernes sont garantis au mieux cent ans et ils se détériorent souvent bien plus tôt, souligne Admir Masic. Quel était donc le secret des Romains ? » Le hasard d’un congé sabbatique en Italie a conduit l’archéologue américaine Marie Jackson à consacrer sa vie professionnelle à lever les mystères d’un miracle déjà décrit par Pline l’Ancien mais resté longtemps incompris.

    Immortel béton romain

    « Les Romains étaient d’incroyables observateurs de la nature et de grands expérimentateurs, insiste la scientifique de l’université de l’Utah. Ils ont pris ce qu’ils avaient autour d’eux et sans doute testé ce qui marchait le mieux. » Pour construire le mortier, ils n’ont ainsi pas eu recours à n’importe quelle argile, mais à de la cendre volcanique – dont la région ne manque pas – qu’ils ont ­mélangée à de la chaux. A ce liant, ils n’ont pas ­adjoint un vulgaire sable ou de quelconques graviers, comme nous le faisons aujourd’hui pour former le béton, mais de la roche volcanique. En étudiant des échantillons anciens avec des techniques d’imagerie de pointe, elle y a trouvé un minerai, la stratlingite, produit par cristallisation, dont les minuscules lamelles viennent combler les failles apparues dans le mortier mais aussi aux zones de contact du matériau. Plus élastique, le ciment a ainsi pu résister aux tremblements de terre, fréquents dans cette région.


    A Portus Cosanus, en Toscane, les scientifiques tentent de percer le secret de la résistance de cette structure marine en béton, datant du Ier siècle avant J.-C.

    L’archéologue a poursuivi sa quête, étudié les bétons marins utilisés par les Romains dans leurs différents ports de la Méditerranée. Pline, toujours lui, avait décrit l’impressionnant durcissement du matériau au contact de l’eau de mer. Pourtant, nos propres bétons, soumis au même régime, se désagrègent rapidement. Marie Jackson a là encore ­retrouvé des matières volcaniques, mais issues cette fois des champs Phlégréens, près de Naples, ou du Vésuve. Et ses analyses ont fait apparaître un minéral d’une dureté extrême mais aussi particulièrement difficile à fabriquer : la tobermorite ­alumineuse. « Les Romains l’ont fait, et à basse température », souligne la chercheuse. Cet été, elle a même montré qu’au contact de l’eau de mer, la production de tobermorite pouvait se poursuivre… pendant des siècles. Comme n’a cessé de s’épaissir la fine couche de misawite – un composé rare de fer, d’oxygène et d’hydrogène – qui protège de la rouille le mystérieux pilier de fer de Delhi, érigé au Ve siècle, sous la dynastie des Gupta.


    L’analyse du ciment formé par les cendres volcaniques, la chaux et l’eau de mer a mis en évidence des cristaux de tobermorite alumineuse.

    Les découvertes de Marie Jackson intéressent évidemment les industriels. Protection nucléaire, construction marine, bâtiments durables : plusieurs pistes sont aujourd’hui explorées. « Quand on sait que la production de ciment, avec sa cuisson à 1 450 °C, est responsable, à elle seule, de 7 % à 8 % des émissions totales de CO2 et que les Romains se contentaient d’une température bien moindre, on mesure l’enjeu », ajoute Admir Masic. Encore faut-il s’adapter aux contraintes modernes, de ­robustesse mais aussi de temps de fabrication. Son équipe du MIT tente ainsi de faire « la synthèse des deux mondes ». Il ne donnera pas de détails, preuve du potentiel.

    Percer les secrets de fabrication

    Reproduire les anciennes recettes pour proposer de nouveaux plats : c’est aussi l’objectif de Roberto Giustetto. Son ingrédient à lui se nomme le bleu maya. Encore un mystère : comment cet indigo organique, obtenu à partir des fleurs d’indigofera et apposé sur des fresques murales ou des sculptures, a-t-il pu résister pendant des siècles ? Les couleurs végétales ne sont-elles pas réputées fragiles ? « Normalement oui, répond le chercheur de l’université de Turin. Sauf que les Mayas ont eu l’idée géniale de mélanger ce pigment à la palygorskite, un minéral présent dans certaines argiles mexicaines, et ont fabriqué ainsi un des premiers nanomatériaux. »


    Grâce aux liaisons chimiques entre l’argile et l’indigo, le bleu maya de cette statue représentant Tlaloc, dieu aztèque de la pluie, datée entre le XIIe et le XIVe siècle, a traversé les années.

    Depuis les années 1930 et la redécouverte du bleu maya, plusieurs générations de chercheurs s’étaient approchées du secret, avaient mis en évidence la palygorskite et prouvé que, chauffé à 100 °C, un tel mélange résistait ensuite à l’alcool et aux acides. Roberto Giustetto a achevé de lever le mystère. « Nous avons montré que la palygorskite était composée de petits tunnels de 0,7 nanomètre, que le chauffage évacuait l’eau qui s’y trouvait et permettait au pigment de pénétrer. Mais ce n’est pas qu’un abri. Des liaisons chimiques s’établissent entre les deux éléments et rendent la structure presque indestructible. »

    Le chercheur italien s’est fixé un nouveau défi : « reproduire ce que les Mayas avaient fait mais avec d’autres couleurs ». Il a jeté son dévolu sur le rouge de méthyle. Un choix paradoxal : le rouge de méthyle – souvenez-vous des premières expériences de chimie – sert d’indicateur coloré, passant du jaune à l’orange, puis au rouge violacé à mesure que l’acidité augmente. Peu stable, donc. Sauf qu’encapsulé dans la palygorskite, le violet ­demeure inaltéré. La recette du « rouge maya » a été publiée. Celle de l’orange est prête et un vert maya est en voie d’achèvement. « L’idée d’avoir transposé le savoir maya dans notre culture, d’avoir nourri le présent avec le passé pour construire le futur m’enthousiasme », insiste-t-il.

    Explorer la couleur

    L’art des couleurs paraît particulièrement adapté à la paléo-inspiration. Au cours de sa thèse, entre la Cité de la céramique (Sèvres et Limoges) et l’Institut de minéralogie, de physique des matériaux et de cosmochimie (Paris), Louisiane Verger s’est ainsi penchée sur les 136 pigments synthétisés depuis deux siècles à la Manufacture nationale, et plus particulièrement aux 76 pigments contenant du chrome – rose, vert ou encore jaune oranger, suivant le minéral d’origine. Elle a ­ensuite jeté son dévolu sur les spinelles, une ­famille de minéraux aux teintes variables. En analysant, avec toutes les techniques de pointe, les ­décors de porcelainiers du XIXe siècle, les nuanciers de travail des artisans mais aussi ses propres échantillons (destructibles, donc), elle est parvenue à expliquer chimiquement mais aussi physiquement les dégradés observés : une migration de l’aluminium dans le silicate fondu, laissant la part belle au chrome et modifiant son environnement dans la maille cristalline. Elle a également proposé une méthode capable à la fois de contrôler le dégradé des couleurs et leur intensité. « Il semble que ça n’intéresse pas seulement les céramistes, mais aussi des spécialistes d’autres domaines comme la géologie et la minéralogie », explique-t-elle, modestement.

    La couleur, voilà trente ans que Dominique ­Cardon, directrice de recherche émérite au CNRS, trempe dedans. Que la chercheuse reconnue, ­médaille d’argent du CNRS, assure, à qui veut l’entendre, que les méthodes de teintures ancestrales ont beaucoup à nous apprendre. Cela a commencé avec un morceau de laine rouge, datant du Moyen Age, retrouvé sur un cadavre au fond d’un puits. Cela s’est poursuivi à travers le monde où, du Japon au Pérou, du Vanuatu au Vietnam, elle a étudié les méthodes traditionnelles encore en ­vigueur. Désormais, elle rêve d’adapter au monde contemporain les techniques de teinturiers du XVIIIe siècle, dont elle a retrouvé les carnets. ­Utopie ? « La planète est dans un tel état, et les rejets de dérivés soufrés de la teinture des jeans si terribles, que ça me semble au contraire tout à fait réaliste. Levi’s a fait une collection à partir de colorants naturels. Chevignon aussi. Et des Coréens s’inspirent des techniques que nous avons retrouvées. Je suis convaincue que les procédés anciens peuvent inspirer les innovations futures. »


    Les reflets colorésdans le noir des poteries de la dynastie Song(Xe-XIIIe siècle) proviennent d’une forme rarissime d’oxyde de fer, susceptible de produire des aimants surpuissants.

    Un avenir parfois tout à fait imprévu. Ainsi ­Philippe Sciau, physicien et directeur de recherche au CNRS, ne s’attendait-il pas à trouver, dans des ­céramiques chinoises de ladynastie Song (Xe -XIIIe siècle) une forme d’oxyde de fer particulièrement instable. « On voulait comprendre l’origine de l’irisation colorée dans le noir. Ça ressemblait un peu aux couleurs que vous voyez sur un CD, quand vous le tournez. On a vite vu que c’était de l’oxyde de fer mais aucune phase classique ne fonctionnait. Et on a découvert la bonne. » Un des « polymorphes » d’oxyde de fer, comme disent les chimistes, organisation particulière des atomes, qu’aucun laboratoire n’avait pu jusqu’ici produire au-delà de l’échelle de la dizaine de nanomètres, et encore avec 20 % d’impuretés. Cette fois, les cristaux semblent parfaitement purs et mesurent plusieurs centaines de nanomètres. Pas gigantesques, certes. Mais suffisants pour donner de l’appétit aux fabricants d’aimants ou aux développeurs de systèmes de communication sans fil, tant les propriétés magnétiques du matériau paraissent exceptionnelles. Reste désormais à comprendre les raisons de cette stabilisation. « Est-ce la glaçure sur les pots ? La fabrication à très haute température ? Un refroidissement particulièrement lent ? s’interroge Philippe Sciau. On sait qu’ils avaient des grands fours mais on n’a pas leurs recettes. On va chercher. »

    Systèmes complexes

    Se laisser surprendre. Prendre les matériaux ­anciens pour ce qu’ils sont : des systèmes complexes, produits par le temps et les hommes. Comme ses trois cosignataires, Luc Robbiola, ingénieur de recherche au CNRS, métallurgiste immergé dans un laboratoire d’archéologie, est convaincu que le temps est venu d’un autre regard sur les objets ­patrimoniaux. Est-ce sa deuxième casquette de restaurateur d’œuvre d’art ? Le fait d’avoir connu la période maigre, quand ce pionnier des « sciences au service de l’art » dut trouver refuge dans une école de chimie, faute d’intérêt au CNRS ? Ou simplement les résultats obtenus ? Récemment, il a ainsi mis en évidence des nanostructures inconnues, très denses et très protectrices, sur les patines des bronzes. « Un programme européen a été lancé pour mettre au point des revêtements non toxiques, des industriels sont associés. Au départ, c’était juste de l’archéologie. »

    L’aventure de l’amulette de Mehrgarh, conduite par Loïc Bertrand et Luc Robbiola offre les mêmes perspectives. Il y a tout juste un an, l’annonce que ce petit objet de cuivre, retrouvé sur un site au ­Pakistan et analysé au synchrotron Soleil, probablement le plus ancien spécimen de fonte à la cire perdue, avait passionné les archéologues. Au passage, les scientifiques avaient reconstitué tout le processus de fabrication utilisé il y a 6 000 ans, mais aussi les six millénaires de vieillissement. Ils avaient mis en évidence une forme particulière d’oxyde de cuivre, dont l’équilibre de phase ne pouvait avoir lieu qu’à 1 066 °C. « Comme l’eau, qui, sous pression normale, bout toujours à 100 °C, ­explique Luc Robbiola. Ça paraît anodin mais ça ouvre plein de perspectives. Ça intéresse les métallurgistes, les physiciens théoriciens mais aussi les fabricants de semi-conducteurs, de témoins de température en cas d’incendie, ou de détecteurs de gaz dans les avions. »

    Un avenir radieux ? Ou juste le signe que du passé, il n’est plus question de faire table rase ? « Les temps changent », jure en tout cas Admir Masic. Pour preuve, le module d’un semestre de sciences des matériaux qu’il organise commence par un voyage de trois semaines en Italie, suivi de travaux pratiques. Les mains dans ­l’argile, à la romaine.