Et le « bloomer » libéra le corps des sportives - Libération
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Au XIXe siècle, la militante féministe Amelia Bloomer affronte les moqueries lorsqu’elle encourage le port d’une tenue révolutionnaire : le « bloomer », une culotte bouffante qui deviendra un vêtement sportif accompagnant l’essor de la bicyclette.
Chaque samedi avec RétroNews, le site de presse de la BNF, retour sur un épisode de l’histoire du sport tel que l’a raconté la presse française. Aujourd’hui, comment un vêtement a permis l’émancipation sportive des femmes.
Au milieu du XIXe siècle, un nouveau vêtement féminin fait son apparition : le bloomer, un pantalon court surmonté d’une jupe, qui donnera les shorts-culottes aujourd’hui portés par diverses sportives, en athlétisme, au volley ou au tennis. Il tient son nom de la militante féministe Amelia Bloomer qui en fut la plus grande avocate, dès 1851. Mais faire accepter ce vêtement dans les sociétés corsetées du XIXe ne fut pas sans obstacles, comme le racontent les journaux de l’époque.
Le Constitutionnel du 2 octobre 1851 fait ainsi état d’une soirée de présentation à Londres du « nouveau costume américain pour dames » plutôt mouvementée : « Jusqu’à l’arrivée des bloomers en costume, on ne saurait décrire le désordre ni rapporter le feu roulant des plaisanteries. » Organisée par une certaine Mme Dexter, la présentation de ces bloomers n’aura pas lieu face aux railleries du public pourtant venu en nombre.
« Le tyran : c’est la mode »
« Encore les bloomers ! », titre le Constitutionnel quelques jours plus tard. A l’occasion d’un nouveau défilé, « les dispositions avaient été prises pour que l’ordre ne fût point troublé », précise le journal. Une Américaine de 26 ans vient présenter ces tenues : « Huit dames accoutrées d’une manière assez bizarre entrent dans la salle. […] Il est impossible au public de garder plus longtemps son sérieux. » Une nouvelle fois, les bloomers ne sont pas pris au sérieux, alors que l’Américaine se lance dans une plaidoirie féministe pour ce nouveau vêtement : « Les dames américaines ont réfléchi qu’il y avait un autre esclavage à abolir, esclavage contre lequel la religion, la morale, la loi sont impuissantes. Vous avez déjà nommé le tyran : c’est la mode. […] La toilette actuelle des dames exerce sur elles une torture physique, spirituelle et morale. » Puis, l’oratrice fait applaudir Amelia Jenks Bloomer, « l’auteur de cette innovation ».
A cette époque, l’idée du bloomer apparaît tellement saugrenue à certains qu’une pièce comique, les Blooméristes ou la Réforme des jupes*, est mise en scène au Théâtre du Vaudeville, comme le raconte le Siècle, le 2 février 1982. Pour le journaliste du Siècle, Amelia Bloomer est même une « excentrique insulaire qui a attaché son nom à l’idée la plus saugrenue qui ait pu poindre dans une cervelle humaine, celle de masculiniser les femmes par le costume d’abord, par les habitudes ensuite ». Dans les Blooméristes ou la Réforme des Jupes, l’héroïne, Mlle Césarine, « a été élevée à la façon bloomerienne ; elle fume comme un Turc, tire le pistolet comme Lepage, manie le fleuret comme le professeur italien Raimondi ».
Répression du bloomer
Finalement, c’est en Californie que le bloomer se démocratise d’abord, fin XIXe : dans le Petit Parisien du 24 janvier 1898, on raconte ainsi qu’il « s’est fondé à San Francisco un club de jeunes femmes et de jeunes filles qui ont décidé d’adopter d’une façon permanente le port de la culotte bouffante américaine ». Ces centaines de « miss appartenant aux meilleures familles » s’exercent par ailleurs « à tous les sports athlétiques généralement réservés au sexe fort. La course à pied, le canotage, le cricket, le football n’ont plus de secret pour elles. […] Ajouterons-nous que ces dames font beaucoup d’équitation et montent à cheval comme les hommes, – à califourchon… N’est-ce pas un peu cavalier tout de même ? »
Le bloomer est adopté massivement par les femmes cyclistes. Le journal parisien Gil Blas relate un fait divers survenu à Washington et lié au port du bloomer, « objet de réprobation des puritains aux Etats-Unis ». « Une maîtresse correction infligée à deux dames de Washington par le mari de l’une d’elles, M. Redman » : aperçue à bicyclette vêtue d’un bloomer dans les rues de la capitale américaine, Mme Redman reçut des « coups de cravache » de son mari, tandis que son amie se voit administrer une paire de claques. L’auteur de ces violences fut exempté de l’amende de 50 francs qu’il encourait. Pire : « Il a été hautement félicité par le juge, comme ayant bien mérité de la société en s’élevant publiquement contre une coutume déplorable. Ce magistrat a même exprimé le regret de ne pouvoir appliquer l’amende à Mme Redman pour la corriger de la mauvaise habitude de s’habiller en homme. »
A Chicago, la répression va loin également : le port du bloomer est interdit. La bicyclette est partout aux Etats-Unis, comme le relate la Petite Gironde du 16 juin 1895 : « Rien ne manque à la gloire de la bicyclette en Amérique, pas même la persécution ! […] Ce projet est ainsi rédigé : […] il sera illégal pour toute personne de sexe féminin […] de se promener ou d’essayer de se promener en bicycle ou de se montrer dans les rues, avenues ou voies publiques habillée ou déguisée en costume à jupe courte, vulgairement connu sous le nom de bloomers. » « Il est clair qu’interdire à une femme la culotte et le jupon court pour aller à bicyclette cela équivaut à lui interdire la bicyclette », conclut le journal : « On ne peut songer pédaler avec une robe à traîne. »
« La femme nous a pris la culotte ! »
Le débat sur les femmes cyclistes et leur accoutrement traversera l’Atlantique : en France, le docteur Léon Petit donne une conférence pour évoquer les bienfaits de la bicyclette pour les femmes. Elle est retranscrite dans la Presse du 19 janvier 1896 : « Mères, fillettes, grands-mères, enfants, petites bourgeoises, grandes dames, accourez au sport nouveau ! » Lui aussi voit dans le vêtement qui accompagne la pratique un mélange des genres, tout en s’en accommodant : « Le costume rationnel ? La culotte, emblème de l’égalité avec l’homme, la culotte ; symbole de la force et du pouvoir, la culotte depuis si longtemps désirée et enfin conquise ! Ah ! messieurs, c’est un coup terrible porté à notre prestige ! La femme nous a pris la culotte, et il faut bien reconnaître qu’elle la porte mieux que nous ! »
Suite et fin de l’histoire. Un siècle et quelques plus tard, les débats sur le vêtement sportif féminin ne se sont pas arrêtés, bien au contraire. Pour preuve : la polémique, fin août, autour de la combinaison noire de Serena Williams lors du dernier Roland-Garros, jugée trop excentrique, et qui a entraîné la mise en place d’un « code vestimentaire », effectif à l’occasion des prochains Internationaux de France.
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* texte complet de la pièce : ▻https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62636114.texteImage