Le Monde
Logistique, hôtellerie, bâtiment… A travers l’Europe, la grande pénurie de main-d’œuvre
par Eric Albert (Londres, correspondance), Jules Thomas, Emeline Cazi, Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale) et Clément Guillou.
Les entreprises du Vieux Continent peinent à recruter. Au-delà des conséquences logistiques et matérielles qu’il provoque, le phénomène transfère progressivement le pouvoir de négociation vers les salariés.
Avec la reprise économique au printemps, déconfinement oblige, Andrew Baxter explique ne pas avoir eu le choix : « J’ai dû augmenter le salaire de ma cinquantaine de chauffeurs routiers de 20 %, simplement pour les garder. » Le directeur général d’Europa Worldwide, une entreprise britannique de logistique, n’avait jamais vu ça en vingt-sept ans de carrière. « Sans la hausse du salaire, ils seraient partis ailleurs. » Avec les heures supplémentaires, la plupart d’entre eux gagnent désormais autour de 50 000 euros par an.
De l’autre côté de la Manche, au Meurice, le palace parisien, recruter du personnel en cuisine relève aujourd’hui de la mission impossible. « D’habitude, nos petites annonces sur notre site attirent les candidats. Mais en ce moment, on ne reçoit pas de CV, raconte Amel Ziani Orus, sa directrice des ressources humaines. On a fait appel à trois cabinets de recrutement et aucun n’a réussi à nous proposer un CV. »
Les petites annonces débordent de partout
Drôle de période économique. Côté pile, le marché de l’emploi n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant la pandémie : le chômage dans l’Union européenne restait de 7,1 % en juin, un demi-point au-dessus de décembre 2019, soit quand même 800 000 demandeurs d’emploi supplémentaires. Même constat au Royaume-Uni, où le chômage était de 4,7 % d’avril à juin, en hausse de presque un point. Rien de catastrophique par rapport à l’ampleur du choc de la pandémie, mais a priori pas une situation propice aux difficultés de recrutement.
Et pourtant, côté face, partout à travers le continent – et le phénomène est le même aux Etats-Unis –, les entreprises font face à de sévères pénuries de main-d’œuvre. Dans l’hôtellerie et la restauration, le transport, la manutention, le BTP, l’industrie, l’aide à domicile, la santé, le nettoyage, les commerces ou encore l’informatique, il n’y a aujourd’hui pas assez de candidats.
Sur le site de recrutement Indeed, les petites annonces débordent de partout : en Italie, leur nombre est 30 % au-dessus de son niveau d’avant la pandémie ; en Allemagne et au Royaume-Uni de 22 % ; aux Pays-Bas de 19 % ; en France de 9 %. Seule l’Espagne, plus dépendante du tourisme international et où le soutien du gouvernement à l’économie a été plus limité, n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant 2020.
Même constat tiré par StepStone, un groupe qui possède des sites de recrutement dans toute l’Europe. En Allemagne, il parle de « Jobwunder » (« le miracle de l’emploi »), avec des demandes particulièrement fortes dans le commerce et le transport routier.
En France, les petites annonces dans l’hôtellerie et la restauration ont doublé depuis le début de l’année. « Dans le secteur de la cuisine, qui était déjà sous forte tension, c’est dramatique, explique Alain Jacob, fondateur du cabinet de recrutement AJ Conseil, spécialisé dans l’hôtellerie-restauration. Du jamais-vu depuis vingt-huit ans que le cabinet existe. On ne trouve pas en quantité ni en compétence. On n’a jamais eu si peu de réponses à nos offres d’emploi. Les candidats sont dans l’indécision. Ils disent qu’ils verront en septembre. »
Les cartes du marché de l’emploi rebattues
La pénurie est telle qu’elle risque parfois d’étouffer la reprise économique. Au Danemark, 21 % des grandes entreprises affirment avoir dû renoncer à des commandes faute de main-d’œuvre, selon une enquête, en juin, du quotidien danois Berlingske. En Suède, certains restaurants ont dû revoir à la baisse leur menu et leurs horaires d’ouverture.
Explication : la pandémie est venue complètement rebattre les cartes du marché de l’emploi. Avec la fermeture de secteurs entiers pendant les différents confinements, les salariés ont eu le temps de se remettre en cause. Et éventuellement d’aller monter leur propre projet ailleurs. « Certains sont allés ouvrir leur restaurant à Marrakech ou au Portugal, poursuit Mme Ziani Orus, du Meurice. Les employés sont jeunes, ils ne veulent pas rester à ne rien faire, même en étant payés. »
En Allemagne, le syndicat de l’alimentation et de l’hôtellerie estime qu’un employé sur six a quitté le secteur, soit 275 000 employés en moins à l’échelle nationale
D’autres en ont profité pour changer de métier, lassés d’horaires à rallonge et de conditions de travail très difficiles. En Allemagne, le syndicat de l’alimentation et de l’hôtellerie estime qu’un employé sur six a quitté le secteur, soit 275 000 en moins à l’échelle nationale. Selon Dehoga, l’organisation patronale de la filière, ils auraient été attirés particulièrement par les secteurs de la logistique (Amazon) et du commerce (Aldi, Lidl), qui visent spécifiquement les employés de l’hôtellerie et dont le travail a explosé avec le boom de l’e-commerce.
Pierre Bard peut se frotter les mains. Ce chef de rang dans une brasserie du centre de Paris, 38 ans, affirme recevoir « une vingtaine d’offres par jour, ça vient de tous les côtés ». Ce marché de l’emploi fou est aussi une conséquence de l’ultraflexibilité demandée aux salariés. « Ces dernières années, à Paris, ça fonctionne beaucoup avec les extras, explique-t-il. Il y a très peu de CDI depuis que les cafés sont tous passés en location-gérance. L’intermédiaire doit verser chaque mois un gros loyer et rogne sur les salaires, les congés payés… Il y a donc beaucoup de rotations des effectifs. Dans ma brasserie, il doit trouver quatre serveurs pour le mois prochain. »
Conséquences en cascade
A cette situation extrêmement tendue dans toute l’Europe, le Royaume-Uni ajoute le casse-tête du Brexit. Suivant les estimations, entre un demi-million et 1,3 million d’Européens sont partis pendant la pandémie, préférant se confiner dans leur pays d’origine. Beaucoup ne sont pas rentrés, voire ne le peuvent pas : depuis le 1er janvier, il faut un visa de travail pour travailler outre-Manche, sauf à avoir obtenu un permis de résidence avant cette date.
Jayson Perfect dirige les 121 pubs de l’entreprise Liberation Group présente dans le sud-ouest de l’Angleterre et les îles Anglo-Normandes. « Le Brexit et la pandémie représentent une tempête parfaite. Aujourd’hui, je cherche des chefs, des sous-chefs, des commis… »
Le manque de main-d’œuvre a des conséquences en cascade. Faute de petites mains pour cueillir les récoltes, les agriculteurs peinent à fournir leurs produits. Faute de chauffeurs routiers, ils ne trouvent pas de transporteurs. « Il devient rare de recevoir des livraisons complètes, il manque presque toujours quelque chose à ce qu’on a commandé », continue M. Perfect. Le Royaume-Uni fait actuellement face à une pénurie de poulets, et l’enseigne Nando’s a dû fermer une cinquantaine de restaurants pendant une semaine. « On ne trouve plus de panais, j’ai dû les retirer du menu », ajoute M. Perfect.
Le problème vient aussi de l’alternance confinement-déconfinement, un « stop and go » difficilement gérable. « Quand le confinement a été levé, on ne savait absolument pas quelle serait la demande. Est-ce qu’on allait devoir servir deux fois plus ou deux fois moins qu’avant la pandémie ? » La réponse a finalement été deux fois plus, ce qui l’a obligé à passer des commandes en urgence, renforçant les difficultés logistiques.
Plusieurs mois avant de retrouver l’équilibre
En France, où le chômage structurel est fort, la situation est moins tendue. Mais même dans les Hauts-de-France, région historiquement touchée par la crise de l’emploi, Pôle emploi est parfois obligé de ramener les employeurs à la raison.
« Quand une entreprise recrute, elle a peur de se tromper, analyse Pascal Dumont, directeur de la stratégie et des relations avec les élus à Pôle emploi Hauts-de-France. Elle met donc un maximum de garde-fous. Mais plus elle en met, plus elle exclut des candidats potentiels. Nous, on leur demande : quelles sont les compétences essentielles pour travailler chez vous ? Il faut ramener l’entreprise à la juste exigence. »
Certains secteurs, comme l’e-commerce, ont connu une forte accélération, qui ne disparaîtra pas ; d’autres secteurs ont tous rebondi de façon synchrone, avec les déconfinements
Simple problème passager qui va se résorber avec la fin de la pandémie ou tournant économique structurel ? « Ce sont plus des goulets d’étranglement que de vraies pénuries », relativise Pawel Adrjan, économiste qui travaille pour Indeed. La pandémie a eu un double effet, analyse-t-il : certains secteurs, comme l’e-commerce, ont connu une forte accélération, qui ne disparaîtra pas ; d’autres secteurs ont tous rebondi de façon synchrone, avec les déconfinements. « Tous les employeurs se sont mis à recruter en même temps », explique M. Adrjan. Il faudra donc plusieurs mois pour que l’offre et la demande retrouvent un certain équilibre.
Nicolas Bouzou, économiste qui dirige le cabinet d’études Asterès, parie au contraire sur un changement durable. « Historiquement, les guerres et les épidémies sont les deux grands chocs qui changent une société. Je crois que beaucoup de tendances qu’on observe actuellement vont durer : la volonté des gens de se rattraper et d’aller plus au restaurant va coïncider avec les salariés de ce secteur qui veulent au contraire changer de vie, par exemple. »
Vers un transfert du pouvoir de négociation
Pour Sebastian Dettmers, directeur général du site de recrutement StepStone, la pandémie vient accentuer un phénomène qui avait déjà commencé avant l’apparition du Covid-19. « Ce que nous connaissons actuellement n’est que le début d’une pénurie mondiale de travailleurs qualifiés. Des changements démographiques vont impacter le marché du travail. » La population vieillissante en Europe et la baisse de la natalité vont progressivement réduire le nombre d’actifs. A l’autre bout du monde, la démographie chinoise ne croît plus, ce qui va réduire le stock de main-d’œuvre bon marché.
Dans ces circonstances, l’Europe est peut-être sur le point de voir un profond basculement économique : le transfert du pouvoir de négociation vers les travailleurs, après quatre décennies de salaires réduits et d’érosion des conventions collectives. Le phénomène est lent et ne concerne pas tous les domaines, loin de là, mais un secteur comme le BTP, déjà en tension avant la pandémie, connaît aujourd’hui une véritable guerre du recrutement.
« Il y a des profils introuvables comme les chauffagistes, les frigoristes ou encore les chefs d’équipe espaces verts, explique Béatrice Vermot, consultante en recrutement pour l’antenne lyonnaise du cabinet Praxion. On ne les trouve pas sur Pôle emploi. On fait de l’approche directe, on va les chercher chez les concurrents ou sur les réseaux sociaux. » C’est sur LinkedIn que tout se passe. « On a plusieurs abonnements. On repère les profils “ouverts aux opportunités” et on envoie un mail. Mais il faut pouvoir leur offrir une meilleure rémunération, ou alors une évolution professionnelle : qu’ils deviennent chef d’équipe ou travaillent pour une grande entreprise qui permet des évolutions importantes. Ça n’est même pas une question de salaire, car les entreprises sont prêtes à payer 40 000 euros brut pour des CAP, BEP, BAC pro. »
Pour attirer des candidats, les entreprises peuvent activer d’autres leviers que le salaire : selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), 27 % des entreprises rencontrant des difficultés de recrutement recourent à des changements dans le temps de travail, la durée du contrat ou l’organisation du travail. « Il faut entendre ce à quoi aspire le candidat, explique Pierre Lamblin, directeur des études à l’Association pour l’emploi des cadres. Il aspire à un cadre de travail où il peut s’épanouir, notamment avec la possibilité de télétravailler, et à trouver du sens dans ce qu’il fait. »
Poussée d’inflation « possible »
Dans ce contexte, partout en Europe, les salaires commencent à progresser. Au Royaume-Uni, ils ont fait un spectaculaire bond de 8,8 % en juillet (sur un an), mais en corrigeant de l’effet de base (le mois de juillet 2020 était catastrophique), le Bureau britannique des statistiques estime la progression autour de 4,2 %, ce qui reste significatif. En Allemagne, une étude de StepStone d’octobre 2020, en pleine pandémie, indiquait que la moitié des employeurs anticipait une hausse des salaires.
Ce frémissement n’est pour l’instant guère perceptible en France. Selon la Dares, le salaire mensuel de base n’a augmenté que de 1,4 % au deuxième trimestre (en glissement annuel), mais il mesurait une période où les restrictions sanitaires étaient encore fortes, et le chiffre n’empêche pas de vraies poussées salariales sectorielles.
De quoi favoriser une poussée d’inflation ? « A moyen terme, c’est une vraie possibilité. Mais ça ne me traumatise pas du tout si on a une inflation de 4 % ou 5 %, indique Nicolas Bouzou. Beaucoup de pays ont connu ça sans que ça ne pose de problème. » Après des décennies de prix au plancher, cela représenterait quand même un profond changement d’équilibre économique.