Dopé au Coronavirus, le média chinois « Caixin » défie la censure

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  • Dopé au Coronavirus, le média chinois « Caixin » défie la censure, Brice Pedroletti
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    Les journalistes de Caixin qui se sont introduits dans le service où était hospitalisé le docteur Li Wenliang, premier lanceur d’alerte sur le coronavirus. Caixin

    Depuis les premiers jours de la pandémie, ce site d’information parvient à multiplier les révélations malgré le verrouillage du pouvoir.

    La crise due au coronavirus à Wuhan et le confinement strict de la ville depuis le 23 janvier jusqu’au 8 avril ont ouvert un nouveau front pour Caixin, un des médias chinois les plus audacieux : à lui seul, ce célèbre site d’information bilingue (mandarin et anglais), dédié en principe aux affaires économiques, mais connu pour son positionnement politique libéral, a multiplié les révélations lors de ces deux mois cruciaux. Deux journalistes et un photoreporter, sous la direction d’un rédacteur en chef adjoint, ont passé les soixante-dix-sept jours de confinement à Wuhan, se déplaçant quand ils le pouvaient avec des combinaisons de protection.

    Le 31 janvier, le site publie une interview du docteur Li Wenliang, qui avait été interpellé par la police pour avoir informé d’autres médecins que le mystérieux virus était de type SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère). Le 6 février au soir, les deux enquêteurs se rendent à l’hôpital, pénètrent par le garage et se retrouvent ensuite à minuit devant la porte de l’unité de réanimation où le docteur Li se bat entre la vie et la mort. Après l’annonce de son décès, Caixin publiera un appel à créer une législation afin de protéger les lanceurs d’alerte – une proposition osée en Chine – et une galerie de photos montrant des personnes venues déposer des fleurs devant l’hôpital central de Wuhan.

    Les journalistes donneront plus tard la parole aux médecins de l’établissement, qui fustigent l’incompétence de leur direction à la suite des nombreux décès parmi leurs collègues. Ultime tabou, le secrétaire du parti de l’hôpital est pointé du doigt : « Il ne comprenait pas suffisamment ce qu’était une maladie infectieuse et a empêché les praticiens de partager des informations critiques sur la santé. »

    Qu’un petit échantillon de la vérité

    Le 29 février, le site révèle que plusieurs laboratoires chinois ont reçu dès le mois de décembre des échantillons prélevés sur des patients atteints de pneumonie atypique, provenant des hôpitaux de Wuhan. Et qu’ils ont prévenu de la dangerosité de ce coronavirus inconnu, pour se voir ordonner, le 1er janvier, de détruire ces prélèvements. Les premiers signes de l’émergence d’un virus de type SRAS ont bien « été identifiés, partagés puis étouffés », dénoncent-ils.

    Une veillée tenue le 7 février 2020 à Hong Kong, après le décès du docteur et lanceur d’alerte Li Wenliang. Kin Cheung/AP/SIPA
    Fin mars, le photographe de Caixin, qui assiste à la réouverture d’un des salons funéraires de la ville, apprend d’un chauffeur de camion qu’il a livré 5 000 urnes en deux jours – suscitant dans le monde entier de sérieux doutes sur le nombre réel de morts à Wuhan. Les autorités locales répondront que ces urnes étaient aussi destinées aux milliers de personnes décédées durant ces deux mois d’autres pathologies que le Covid-19.

    Comme pour les laboratoires, le site d’information ne pourra pousser plus loin son enquête –signe que la censure est intervenue. « Nous avons sans doute trouvé 75 % à 80 % de la vérité », déclarait le rédacteur en chef adjoint, Gao Yu, dans un podcast de Caixin concernant leur travail à Wuhan. Mais il ajoute cette phrase, qui n’est pas traduite dans la transcription en anglais du podcast : « Seulement 30 % à 40 % [de ce qui a été découvert] ont pu être publiés ». Dès lors, quand on demande à rencontrer Gao Yu ou un membre de l’équipe de Wuhan, la réponse est immédiate : « Désolé, ce n’est pas le bon moment. Il y a trop de risques. »

    La presse chinoise dite libérale, c’est-à-dire dont les journalistes sont favorables à plus de liberté d’expression et généralement à plus de démocratie, est souvent plus difficile à approcher que les médias sous le contrôle du parti. « Si vous donnez des informations à des Occidentaux sur des événements ou sur le fonctionnement interne des médias, ça peut être tout de suite retenu contre votre journal, on dira que vous avez pactisé avec des forces hostiles », explique un ancien reporter d’un quotidien pékinois.

    Une patronne très habile

    Dans ce jeu du chat et de la souris, Caixin, détenu par le magnat du show-business de Shanghaï, Li Ruigang, patron du groupe China Media Capital, a toujours su allier la prudence, l’expérience et le tact en jouant habilement des connexions politiques, réelles ou fantasmées, de sa fondatrice, Hu Shuli, 67 ans. Fille d’une cadre dirigeante du Quotidien des travailleurs et d’un père cadre dans la fédération syndicale officielle, Hu Shuli est à ce jour l’incarnation la plus élaborée de l’audace journalistique, de la longévité et du professionnalisme tels qu’ils peuvent être tolérés dans son pays.

    « Elle a toujours su cultiver les liens avec le pouvoir central, tout en réussissant à se faire reconnaître en Occident », explique une ancienne personnalité des médias de Shanghaï. Hu Shuli a un avantage rare : elle a découvert très tôt le journalisme à l’occidentale. Après avoir passé six mois, en 1987, au World Press Institute, dans le Minnesota, elle publie à son retour un livre sur les « coulisses de la presse américaine », qui explique le Watergate. En 2010, elle fonde Caixin après avoir quitté, avec la quasi-totalité de la rédaction, le magazine qui l’avait rendue célèbre, Caijing, dont les dirigeants subissaient la pression du parti après une série d’enquêtes ayant déplu en haut lieu.

    « Les connexions politiques et la capacité à manœuvrer de Hu Shuli sont essentielles pour expliquer l’excellente couverture de la crise due au coronavirus par Caixin. Mais il faut ajouter à cela la tradition bien réelle de ce média de parler haut et fort, et d’adhérer le plus possible à l’excellence journalistique. Sans compter que des crises comme celles-ci créent inévitablement un certain niveau de confusion, ce qui offre des occasions aux médias considérés comme les plus indépendants d’esprit », explique David Bandurski, codirecteur de China Media Project, le programme de recherche sur les médias chinois de l’université de Hongkong.

    Profil bas

    Avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, en 2013, et la répression qui a suivi, Caixin a eu tendance à faire profil bas, concentrant ses enquêtes sur les cibles de la lutte anticorruption menée alors par Wang Qishan, un réformateur issu du monde de la finance dont Hu Shuli est réputée proche. Le 7 mars 2016, le site commet toutefois l’impensable, en révélant la censure d’un de ses articles, accompagné de la photo d’une bouche scotchée sur laquelle est dessiné un sens interdit rouge. Un acte de défiance de nouveau censuré.

    En 2018, Hu Shuli cède le poste de rédactrice en chef à son adjoint depuis vingt-cinq ans, Wang Shuo, tout en expliquant à l’agence Associated Press qu’elle resterait, en tant que directrice de la publication, très impliquée dans les décisions éditoriales du site. « Je ne me retire pas ni ne descends d’une marche. Au contraire, vous pourriez dire que je monte d’un cran », avait-elle déclaré pour faire taire les spéculations sur sa mise à l’écart au moment où Xi Jinping venait d’être reconduit, en octobre 2017, pour un second mandat à la tête du Parti communiste chinois.

    Lors de la crise causée par l’épidémie de Covid-19, c’est Hu Shuli elle-même qui, le 20 janvier 2020, dès que fut officiellement révélée la contagiosité du virus entre humains, demanda au journaliste Gao Yu de partir à Wuhan et d’y constituer une équipe. La « femme la plus dangereuse de Chine », comme elle est surnommée, n’a pas oublié l’expérience du SRAS : en 2002, Caijing, son ex-publication, avait été l’une des plus combative dans sa couverture des dissimulations du gouvernement chinois.

    #Covid-19 #Chine #presse