Depuis la fermeture de la « route des Balkans », Tirana s’attend à voir l’itinéraire des réfugiés dévier vers la frontière gréco-albanaise. L’inquiétude monte aussi bien au sein du gouvernement que parmi les organisations internationales présentes sur place, tant le pays manque de moyens pour leur assurer un accueil décent.
Par Giovanni Vale
Un arbuste, un deuxième, un troisième… Tiens, une chèvre ! Jumelles en main, un agent de la police à la frontière albanaise scrute avec application les montagnes qui matérialisent la frontière avec la Grèce. Il se sait investi d’une mission importante : les autorités de Tirana redoutent de voir s’ouvrir une nouvelle route migratoire qui amènerait des milliers de réfugiés, désormais bloqués en Grèce, à traverser l’Albanie. Avec pour porte d’entrée les hauteurs de Kapshticë, le point de passage le plus proche du tristement célèbre camp d’Idomeni.
« La question n’est plus de savoir s’ils viendront, mais quand », assure Saimir Tahiri, ministre de l’Intérieur albanais. « Tant que les arrivées en Grèce se poursuivent, ce n’est qu’une question de jours ou de semaines. On ne peut rien y faire : ces personnes cherchent un moyen de poursuivre leur route – c’est normal, c’est humain. Ce qui est certain, c’est que quand cela arrivera, sans une solution commune, ce n’est pas l’Albanie seule qui sera frappée : c’est l’Europe tout entière ».
Tirana prend les devants
En attendant cette « solution commune », dont l’absence se fait honteusement sentir depuis plus d’un an que dure la « crise des réfugiés », Tirana a pris les devants. Il s’agit d’anticiper à la fois l’ouverture d’une nouvelle route après la fermeture de la « route des Balkans » – tout comme la fermeture des frontières serbo- et croato-hongroises avait fait dévier l’itinéraire en direction de la Slovénie – et l’accroissement de l’activité des passeurs à travers l’Albanie (et vraisemblablement jusqu’au canal d’Otrente en direction de l’Italie). Il s’agit donc de se préparer, à coup de discussions diplomatiques et de missions d’urgence, à l’aspect humanitaire du phénomène, mais aussi à son aspect sécuritaire, cette fois par un renforcement des contrôles aux frontières, et l’intensification de l’échange d’informations entre les polices des états frontaliers.
“Les frontières ne seront pas fermées, mais elles ne seront pas ouvertes non plus”
Sur l’ouverture d’une nouvelle route traversant son territoire, l’Albanie a une politique tout en nuance, qui peut être résumée ainsi : Tirana ne fermera pas ses frontières, mais s’attend à ce que l’Europe prenne en charge le transit des personnes qui, compte tenu des faibles ressources de l’Albanie, ne pourront y rester que pour de courtes périodes. Autrement dit, pour reprendre les propos, au mieux sibyllins, du ministre des Affaires étrangères, Glevin Dervishi : « Les frontières ne seront pas fermées, mais elles ne seront pas ouvertes non plus ». Le Premier ministre, Edi Rama, a lui-même affirmé que le pays ne bâtirait pas de murs pour fermer son territoire, mais qu’il ne pourra pas non plus accueillir les réfugiés, faute de moyens.
« Quel que soit le nombre exact de personnes que nous pouvons accueillir, il est assurément en-deçà des besoins ». En effet, les deux camps identifiés par le gouvernement pour accueillir les réfugiés, près de Korçë et de Gjirokastër, ont été qualifiés de « ruines » par un diplomate européen en poste à Tirana. Quant à la représentante du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) en Albanie, Marie-Hélène Verney, elle affirme que « le pays ne peut même pas accueillir cinq personnes décemment ». Le projet d’accueil élaboré conjointement par le HCR et les autorités albanaises est à peine plus optimiste : compte tenu des moyens disponibles, il serait possible de gérer l’arrivée de 1 000 personnes, mais uniquement pour cinq jours.
Nulle information sur l’intensité de ce « flux » ne transpire toutefois des déclarations officielles, Tirana niant avoir subi des pressions de la Grèce (qui souhaite voir son voisin du nord accueillir plusieurs milliers de réfugiés) ou de l’Italie (qui préfère qu’il n’en soit rien). Tirana ne commente pas non plus les informations de la presse grecque, qui affirme qu’un groupe de 162 réfugiés s’est déplacé en direction de Konista, à quelques kilomètres de la frontière.
L’arsenal policier déployé
En revanche, le gouvernement albanais ne rechigne pas à parler de l’arsenal policier déployé en prévision de l’ouverture d’une nouvelle route. Rome et Tirana ont conclu un accord en vertu duquel une vingtaine d’agents italiens équipés viendront prêter main forte à leurs collègues le long de la frontière avec la Grèce, laquelle frontière sera renforcée au point de compter 450 agents – pour une longueur de 300 kilomètres.
Ermal Zika, chef de la police aux frontières de Kapshticë est l’un de ces agents. Il a 57 kilomètres de frontières sous sa responsabilité. « Vous croyez probablement que l’Albanie manque de moyens, mais en réalité, pour assurer notre mission, nous avons tout ce qu’il nous faut », affirme t-il en montrant un lecteur d’empreintes digitales connecté à la base de données d’Interpol. « Notre travail est d’identifier tous ceux que nous arrêtons – demandeurs d’asile ou pas. Ensuite, nous les envoyons à Tirana, où leur situation est étudiée. Et, s’il le faut, ils seront éloignés ».
Kalachnikovs, gilets pare-balles et lunettes de vision nocturne
Le quotidien d’Ermal Zika a considérablement changé ces derniers temps. En partie avec l’arrivée des renforts qui ont pratiquement doublé les effectifs, mais surtout en raison des liens raffermis avec la police grecque et les organisations internationales. « Ma journée commence par une réunion avec mes collègues grecs, qui m’informent de tout mouvement de leur côté de la frontière. Quant à l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), ils m’appellent tous les jours à 8h, du lundi au dimanche ».
La présence des renforts envoyés sur place créée une atmosphère pesante. Alors que la police locale n’est armée que de pistolets, eux sont équipés de kalachnikovs, de gilets pare-balles, et de lunettes de vision nocturne. Mais malgré les coups d’œil inquiets à travers les jumelles, l’horizon reste calme : arbuste, arbuste, chèvre… Ermal Zika préfère en rire, lui qui ne croit guère à l’arrivée des réfugiés : « Je ne pense pas qu’ils passeront par ici. Les deux-tiers de la frontière sont des montagnes couvertes d’une forêt dense. Ceux qui s’y perdent n’en ressortent plus ».