• « L’annulation de l’agrément d’Anticor intervient dans un contexte de recul inouï des libertés publiques », Paul Cassia, professeur de droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre du conseil d’administration de l’association Anticor
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/06/24/l-annulation-de-l-agrement-d-anticor-intervient-dans-un-contexte-de-recul-in

    Vendredi 23 juin 2023, un contre-pouvoir citoyen est tombé. Le tribunal administratif de Paris a fait disparaître avec effet rétroactif l’arrêté du 2 avril 2021 par lequel l’ancien premier ministre Jean Castex avait renouvelé l’agrément que l’association Anticor possédait depuis 2015 pour saisir un juge indépendant lorsque le procureur de la République, placé sous l’autorité du ministre de la justice, classe sans suite un dossier en matière de probité publique.
    Il faut dire que Jean Castex avait mal motivé son arrêté : il délivra l’agrément tout en faisant savoir, de manière pour le moins curieuse et non étayée, qu’Anticor ne remplissait pas les conditions d’indépendance et de bonne information de ses membres.
    Mais de là à ce qu’un tribunal administratif considère d’abord qu’un ex-adhérent a intérêt à agir contre une décision favorable à son association [l’arrêté qui avait renouvelé l’agrément d’Anticor pour trois ans était contesté par deux dissidents de l’association, mais seul l’un d’eux avait vu sa démarche être jugée recevable en justice], puis reprenne sans la vérifier l’affirmation gouvernementale selon laquelle des conditions de délivrance de l’agrément n’étaient pas remplies, et enfin accepte que les dizaines de procédures pénales initiées par Anticor depuis 2021 puissent être remises en cause, il y avait un pas considérable que les juges administratifs parisiens ont franchi.

    L’action en justice formée par l’ex-adhérent n’était pas formellement dirigée contre Anticor, mais contre un acte administratif du premier ministre. C’était donc à Matignon de défendre cet acte, ce qui n’a été fait que mollement sans même que les services du premier ministre plaident au cours des audiences publiques devant le tribunal administratif, comme si la probabilité d’une défaite en justice ne déplaisait pas à l’exécutif.
    D’autant que ce dernier, au demeurant, avait la possibilité de rectifier l’agrément tout au long des deux années de procédure devant le tribunal administratif. De fait, au-delà des enjeux juridiques, l’annulation de l’agrément d’Anticor met en lumière un problème politique, un conflit d’intérêts largement dénoncé : pour faire respecter l’état de droit, une association doit obtenir du gouvernement l’autorisation d’agir, alors même que ses actions peuvent agacer le pouvoir.

    Défi à la première ministre

    La décision du tribunal administratif doit donc être interprétée comme un défi à la première ministre. Désormais saisie d’une nouvelle demande d’agrément par Anticor, il lui suffit de constater toutes affaires cessantes que l’association, farouchement attachée à son indépendance à l’égard de toutes les autorités publiques ou privées, possède l’ensemble des conditions prévues pour obtenir cet agrément. Et plus elle laissera le temps s’écouler, plus le soupçon d’une corruption tolérée par le pouvoir augmentera. Car le jugement du 23 juin 2023 a une portée symbolique et pratique dramatique, sauf évidemment pour les personnes physiques ou morales pénalement mises en cause par Anticor, pour lesquelles il constitue une excellente nouvelle.
    Cette décision peut aussi être analysée comme un défi lancé au législateur, qui serait avisé de confier le renouvellement de l’agrément à une autorité indépendante de l’exécutif, en conflit d’intérêts s’agissant d’un acte susceptible de concerner des membres ou des proches du gouvernement. Le projet de réforme de la justice en cours d’examen pourrait accueillir une telle disposition.

    Or, la position de Matignon et celle du législateur sont loin d’être acquises. C’est que l’annulation de l’agrément d’Anticor intervient dans un contexte de recul inouï des libertés publiques, pour lequel l’expression souvent employée de « dérive illibérale » ne rend pas compte de la réalité des choses, tant il apparaît que ce mouvement régressif n’est pas subi mais délibérément organisé par l’exécutif touche après touche.

    Construction illibérale

    Cette construction illibérale s’est illustrée, dans les jours précédant le jugement du 23 juin, par la dissolution en conseil des ministres du groupement écologiste Les Soulèvements de la Terre. Il y a quelques semaines, c’est la Ligue des droits de l’homme qui était dans le viseur du ministère de l’intérieur, tandis que « l’affaire Marlène Schiappa » dans le cadre du fonds Marianne interroge sur un éventuel détournement du procédé associatif sous couvert de lutte pour « promouvoir les valeurs républicaines » et « combattre les discours séparatistes ».
    Plus largement, les contre-pouvoirs institutionnels à l’exécutif sont corsetés comme jamais, ainsi que l’ont montré par exemple le soin mis à choisir des personnalités « amies » en qualité de membres du Conseil constitutionnel, la paupérisation organisée du service public de la justice ou encore la tentative heureusement inaboutie de restreindre le droit syndical dans la magistrature.
    Dans ce contexte inquiétant, la probité publique n’a pas été une priorité sous les deux quinquennats d’Emmanuel Macron. Or, nous sommes tous et toutes victimes de la corruption, en payant plus d’impôts, en bénéficiant de services publics dégradés, en subissant des abus de pouvoir : une étude du Parlement européen évalue le coût de la corruption en France à un montant qui pourrait atteindre 120 milliards d’euros par an.
    Priver des citoyens désintéressés de lutter contre la corruption avec les armes du droit, c’est accentuer une tendance mortifère pour le rétablissement de la confiance dans le politique, et partant la démocratie.

    En 1789, les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme proclamaient que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de l’homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements ».
    Les droits garantis et la garantie des droits étaient considérés comme autant de moyens de lutter contre les abus de pouvoir. L’issue du combat qu’Anticor mène désormais pour récupérer son agrément de 2021 et en obtenir un nouveau à très bref délai permettra de dire si l’héritage de 1789 a encore un minimum de sens aujourd’hui, ou si ceux qui détiennent le pouvoir veulent paraître grands en mettant les citoyens à genoux.