L’évacuation du camp de migrants de Vucjak, en Bosnie-Herzégovine, a démarré mardi 10 décembre, après que la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a demandé aux autorités de « fermer sans délai ». Il y a quelques semaines, Mediapart y avait constaté les conditions de vie honteuses. Reportage.
Début décembre, en visite sur place dans la neige, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe avait demandé aux autorités bosniennes de « fermer Vucjak sans délai ». Dans ce camp informel apparu en juin dernier à l’extrémité nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, des réfugiés s’entassent dans des conditions honteuses, cherchant à rallier à pied la frontière croate, puis la Slovénie et l’Italie derrière. Elle-même bosnienne, Dunja Mijatovic avait formulé cette requête à la mi-octobre déjà, sans succès.
Cette fois, l’évacuation a commencé, mardi 10 décembre, en début d’après-midi. « Pour des raisons de sécurité », les journalistes n’ont pas eu le droit d’accéder au site, contraints de suivre le déroulé des opérations loin de cette ancienne décharge, sur laquelle les autorités du canton d’Una-Sana avaient établi un camp, à quelques kilomètres seulement de la Croatie (membre de l’UE). Le week-end dernier, des migrants résidant là s’étaient mis en grève de la faim à l’annonce de leur relogement loin de la frontière.
En 2019, en Bosnie-Herzégovine, davantage d’arrivées de migrants ont été enregistrées qu’en Espagne ou en Italie.
Bosnie-Herzégovine, envoyés spéciaux. – Chacun s’est emmitouflé du mieux qu’il a pu. Certains ont des couvertures roulées sur les épaules, un homme brandit un étonnant parapluie vert, tous portent un gros sac sur le dos et un duvet en bandoulière. Les adieux sont brefs avec les compagnons qui restent au camp de Vu#jak, en Bosnie-Herzégovine. Cet après-midi brumeux, ils sont vingt-cinq à prendre la route de la frontière avec la Croatie, membre de l’Union européenne, située à moins d’une heure de marche. Vingt-cinq à s’engager dans le game, le « jeu » très risqué du passage de la frontière.
« J’ai déjà essayé six fois de passer », raconte Muhammad, un jeune Pakistanais. « À chaque fois qu’ils nous arrêtent, les policiers croates nous ordonnent de poser devant nous nos téléphones portables et ils les cassent. On doit aussi donner tout notre argent. Ensuite ils brûlent nos sacs, nos vêtements chauds et nos chaussures. Puis ils nous reconduisent jusqu’à la frontière de la Bosnie- Herzégovine. » Malgré ces mauvais traitements répétés, le jeune homme recommencera le gamedès qu’il aura réussi à réunir un peu d’argent pour s’équiper à nouveau. Selon lui, il faut compter 300 euros pour avoir de quoi refaire les dix jours de route à pied, caché, jusqu’en Slovénie. Pas pour les passeurs, mais pour se payer un téléphone, de nouveaux vêtements chauds et de la nourriture.
Le camp de Vucjak a été établi le 16 juin dernier sur le site très pollué (au méthane, notamment) d’une ancienne décharge, à une dizaine de kilomètres de Biha#, dans le nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine. La frontière croate se franchit dans la montagne. Durant la guerre des années 1990, la zone a été âprement disputée et les abords du camp restent truffés de mines.
Tout l’été, le terrain était infesté de serpents. Cet automne, ce sont les sangliers qui, chaque nuit, viennent chercher de la nourriture jusque dans les tentes fournies par la Croix-Rouge turque. Ils sont 800 à 1 000 à dormir dans ce cloaque, au milieu des immondices. Des hommes seuls, à qui l’on refuse l’entrée dans les camps, surpeuplés, de Biha# et de Velika Kladuša, gérés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), qui n’acceptent plus que les mineurs et les familles.
Selon Nihal Osman, coordinatrice locale de Médecins sans frontières (MSF), 7 à 8 000 migrants se trouvent aujourd’hui présents dans le canton de Biha# : 3 200 dans les camps de Bira, Miral, Sedra et Borici, plus de 4 000 dans les squats établis dans des maisons vides ou des usines abandonnées, ou bien sous les tentes de Vucjak. À l’intérieur du camp, le tableau sanitaire est affolant.
De nombreux réfugiés reviennent blessés du game, à cause des sévices infligés par la police croate. Presque tous souffrent de diarrhée et de maladies de peau, dont de nombreux cas de gale. La mairie de Biha# livre chaque jour 20 000 litres d’eau, mais les douches en plein air sont jonchées d’immondices. Les résidents doivent faire leurs besoins dehors : les sanitaires sont depuis longtemps hors d’usage. Avec les brumes humides de l’automne, la température tombe déjà en dessous de zéro certains soirs, beaucoup souffrent de la grippe, tandis que MSF recense de nombreux cas de tuberculose et de sida.
« Si ces personnes restent à l’extérieur, comme c’est le cas aujourd’hui, il y en a qui vont mourir cet hiver, prévient Nihal Osman. Ici, les températures peuvent descendre sous les – 20 °C et les feux de branchage ne suffiront pas. » L’ONG n’intervient pas à l’intérieur du camp de Vu#jak, refusant de cautionner son existence. Pour assurer malgré tout sa mission humanitaire, son personnel opère dans une petite clinique établie dans le village voisin, malgré l’hostilité des riverains. « On est obligé de se faire discrets. On ferme à 15 heures, avant que les gens reviennent du travail », explique Nihal Osman.
Seule la Croix-Rouge locale délivre un repas par jour – ce lundi, c’était une louche de riz, un peu de sauce à la viande, quelques fines tranches de pain et un litre de soda. Depuis l’été, les organisations internationales pressent les autorités bosniennes de trouver un autre emplacement, mais celles-ci font la sourde oreille. « Tout le monde se focalise sur le scandale humanitaire de Vu#jak, nuance Nihal Osman, mais le problème est européen. De plus en plus de gens s’engagent sur la route des Balkans, et le canton de Biha# en est le débouché naturel. »
De fait, Bihac, à l’extrémité nord-ouest de la Bosnie- Herzégovine, constitue le point le plus proche de la Slovénie et de l’Italie, l’objectif que veulent gagner tous ceux qui se massent ici. Pour y demander l’asile et poursuivre leur route plus sereinement vers les pays de l’ouest et du nord de l’Union européenne. Pour la Bosnie-Herzégovine, en 2019, 28 327 arrivées ont été officiellement enregistrées, en hausse de presque 5 000 par rapport à 2018 et presque 30 fois plus qu’en 2017. En Europe, seule la Grèce a enregistré plus d’arrivées. La Bosnie-Herzégovine dépasse désormais l’Espagne et l’Italie.
Se souvenant de leur expérience personnelle pendant la guerre de 1992-1995, les habitants du canton d’Una Sana ont longtemps regardé avec bienveillance et solidarité les exilés bloqués dans cette impasse de la route des Balkans. Mais aujourd’hui, c’est un sentiment de lassitude et d’exaspération qui domine. Plusieurs manifestations anti-migrants ont eu lieu à Biha# ces dernières semaines, et les autorités locales mettent des bâtons dans les roues des rares humanitaires présents sur le terrain, comme Médecins sans frontières. En fait, les réfugiés paient au prix fort les sombres calculs politiques qui opposent les autorités locales à celles de la capitale, Sarajevo.
Une longue odyssée balkanique
Le contrôle des frontières et la gestion des migrations relèvent théoriquement de l’État central de Bosnie- Herzégovine et de son ministère de la sécurité, mais le canton d’Una Sana, qui possède son propre ministère de l’intérieur, relève de la Fédération de Bosnie- Herzégovine, l’une des deux « entités » de ce pays toujours divisé. Or, les autorités du canton estiment qu’elles sont abandonnées par les autorités fédérales et qu’elles doivent faire face seules à la crise. Leur politique vise à donc à rendre les conditions de vie des migrants les plus difficiles possibles afin de les dissuader de rester sur leur territoire. Depuis deux semaines, elles interdisent même la circulation des réfugiés. Ceux qui sont raflés dans la rue par la police sont immédiatement envoyés à Vucjak.
Pour sa part, l’OIM, qui gère l’ensemble des camps de Bosnie-Herzégovine, par délégation des compétences normalement dévolues à l’État, cherche aussi à délocaliser les migrants en insistant pour l’ouverture d’autres camps officiels à l’intérieur du pays, vers Tuzla ou Sarajevo. Une politique qui a peu de chances d’être suivie d’effet, Biha# restant la « porte d’accès » à la Croatie. De surcroît, bien peu de migrants osent s’aventurer dans le nord de la Bosnie, qui dépend de la Republika Srpska, l’autre « entité » du pays, dont les autorités prônent une fermeté absolue et refusent l’ouverture de centres d’accueil.
Dans les camps officiels, l’OIM multiplie les campagnes en faveur du retour volontaire. Beaucoup de travailleurs humanitaires estiment que l’organisation se préoccupe moins d’apporter une réponse humanitaire que de contribuer à la « gestion des migrations » – c’est-à-dire aux politiques visant à dissuader les exilés de tenter de gagner l’Union européenne. Et ils s’étonnent de l’absence quasi totale du Haut-Commissariat aux réfugiés (UNHCR), qui semble avoir délégué ses compétences à l’OIM. Même le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) n’est pas présent. Seules quelques sections nationales de la Croix-Rouge ont envoyé des équipes.
« Les autorités locales voudraient que ces gens aillent ailleurs, considérant qu’elles ont trop de migrants à gérer sur leur territoire, souligne Hannu Pekka Laiho, en mission d’observation pour la Croix-Rouge finlandaise. Le problème, c’est que chacun des acteurs impliqués dans cette crise se renvoie la balle : les Bosniens, mais aussi l’OIM et l’Union européenne. » Appuyé sur sa canne, le vieil homme s’émeut du sort réservé aux malheureux qui échouent ici. « Tout le monde veut se débarrasser de Vu#jak. En attendant, ces gens sont tout bonnement livrés à eux-mêmes. La tension est palpable, mais je m’étonne que ce ne soit pas pire encore vu les conditions dans lesquelles doivent vivre ces hommes. Tous les jours, ils m’interrogent pour savoir si de nouveaux camps vont ouvrir, en Bosnie, ou en Croatie. Je n’ai rien à leur répondre de concret. »
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Deux nationalités dominent à Vucjak, les Afghans et les Pakistanais, qui se regardent en chiens de faïence, chacun occupant sa zone. Les Maghrébins, mal vus, n’osent pas y rester et se réfugient dans les squats. Cet été, un Palestinien a été tué d’un coup de couteau. On trouve pourtant aussi quelques Indiens, et même trois Sénégalais, qui ont trouvé refuge dans le secteur afghan. Djallo, 33 ans, est originaire de Kédougou, à la frontière de la Guinée et du Mali. Il a d’abord rejoint la Turquie, puis il est passé en Grèce, où il a travaillé deux ans dans des fermes. Il s’est ensuite engagé sur la route des Balkans, après avoir économisé suffisamment d’argent, pensait-il, pour rejoindre un pays riche de l’UE.
Djallo détaille les étapes de sa longue odyssée balkanique. Il a franchi clandestinement les frontières de la Macédoine du Nord puis de la Serbie, versant à chaque fois plusieurs centaines d’euros aux passeurs. À Preševo, dans le sud de la Serbie, des Pakistanais lui ont vendu dix euros un faux récépissé de demande d’asile en Serbie, un document pourtant accessible gratuitement. Il a ensuite payé 150 euros le passage
en barque de la Drina, la rivière qui sépare la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, puis il a gagné la région de Biha# en bus et se trouve depuis un mois à Vu#jak.
« Dans le nord de la Macédoine, je suis resté bloqué dans un village où ils gardent les gens, tant que les familles n’envoient pas l’argent », raconte-t-il, grelottant dans son manteau élimé, des claquettes en plastique dépareillées aux pieds. Deux jours plus tôt, Djallo a été rapatrié dans le camp, après avoir été violemment renvoyé de Croatie. « Cela faisait dix jours que nous marchions avec un groupe de Pakistanais et d’Afghans. On nous a arrêtés près de la Slovénie et on nous a ramenés jusqu’ici... Je n’ai opposé aucune résistance, mais les policiers m’ont tout pris. » Désespéré, sans un sou, Djallo envisage désormais de repartir en arrière. A minima jusqu’en Grèce, « parce que là-bas, au moins, on peut travailler et gagner un peu d’argent ». Les violences de la police croate visent à dissuader les gens de tenter le voyage. Zagreb a d’ailleurs été félicitée par ses partenaires européens pour sa « bonne gestion » des frontières et pourrait même être appelée prochainement à rejoindre l’espace Schengen.