Le problème n’était pas que Charlie hebdo « soit » islamophobe. Le fait est que, contrairement à ce qu’ils pensaient, l’engagement sincèrement antiraciste et anticolonial du Charlie hebdo « historique » n’a jamais mis ses auteurs à l’abri de commettre des propos et des dessins racistes. Comme on l’a vu il y a peu avec une exposition « antiraciste » du point de vue de son auteur blanc, mais ressentie comme violemment raciste, par les personnes racisées, comme participant de l’histoire coloniale que son auteur s’imaginait, depuis son point de vue de blanc, ainsi « critiquer ».
(de même, mon propre engagement antiraciste ne me met pas à l’abri de commettre un propos ou un acte, un geste, racistes : je suis blanc et j’ai été élevé, éduqué, j’ai grandi, je me suis constitué dans une société structurellement raciste. Le savoir ne suffit pas à en identifier toutes les manifestations. Par contre, les connaître suppose de s’en remettre à celleux qui en sont l’objet : de les écouter lorsqu’ellils disent le racisme, y compris à gauche, y compris chez les progressistes, chez les libertaires et autres émancipés.
Mais il est toujours plus confortable de se conforter dans sa haute opinion de soi-même et de sa culture universaliste et éclairée en se contentant de traquer le racisme sous sa forme la plus spectaculaire et socialement admise comme condamnable : le skin, le facho, le frontiste - tandis que l’on continue d’ignorer ses formes les plus omniprésentes, républicaines, démocratiques, quotidiennes et insidieuses, et que l’on peut soi-même continuer d’y contribuer en toute bonne conscience)
Charlie a commis des unes (et des suivantes) Islamophobes sans avoir pour cela besoin d’afficher une « obsession » pour les musulmans. En fait, à y réfléchir un tout petit peu, on peut très bien contribuer à faire des musulmans un « problème » sans pour autant prêter le flanc à l’accusation d’obsession, ou en s’en défendant.
Là n’est tout simplement pas la question.
Par contre, l’attitude qui consiste à dire « on dessine juste ce qui nous fait marrer » n’est pas en soi un argument politique libertaire ou émancipateur. (à n’en pas douter, Konk et les dessinateurs publiés dans Minute et dans tant de publications très peu intéressées par l’émancipation de qui que ce soit dessinent aussi « ce qui les font marrer »).
Enfin, croire qu’il suffirait de publier des caricatures des religieux, des croyants, des symboles et de tout ce qui est à leurs yeux sacré pour « lutter contre l’obscurantisme » relève de l’idéalisme bourgeoisement rationnaliste le plus étroit, d’une forme de foi .
Comme l’écrivait il y a près de quarante ans une féministe matérialiste qui figure depuis des années parmi les critiques les plus conséquentes de la stigmatisation actuelle des musulmans :
« [...] il y a une grande différence entre se divertir et croire posséder l’arme absolue, et il est dangereux de confondre les deux [...] »
(C. Delphy, « protoféminisme et antiféminisme », Les temps modernes, 1976)
Les dessinateurs et rédacteurs de Charlie Hebdo ont payé tragiquement cher un idéalisme qui ne pouvait que nourrir et venir renforcer, par ses tapageuses contributions à la stigmatisation actuelle ciblant les musulmans (contrairement à ce qu’ils prétendent, des caricatures, même talentueuses et sans tabou, n’ont jamais eu le pouvoir d’émanciper personne - plus sûrement, celui de conforter leurs auteurs dans leurs rigolardes certitudes) , l’égarement meurtrier de quelques uns de ceux qu’il était supposé combattre.
Il ne s’agit pas de ménager qui que ce soit, de devenir « pro-islam » ou exceptionnellement tolérant vis à vis d’une religion plutôt que d’autres.
Il s’agit bien plus de connaître le temps où l’on se trouve, et d’accepter d’assumer ce que l’on y fait, d’en entendre la critique. Moi qui ne suis pas racisé, qui suis blanc, si je veux agir en antiraciste, si je veux agir contre le racisme, alors c’est la parole des personnes racisées qui doit m’importer plus que tout, et surtout plus que ma simple définition de privilégié de ce que je m’imagine être le racisme. Et si les racisé-e-s sont croyant-e-s, je ne peux certainement pas me permettre de venir à l’unisson de l’Etat Français leur tenir paternellement un discours anticlérical, encore moins venir les sommer de renoncer à leur foi, les sommer de donner des gages de laïcité. Quoi que je puisse penser des religions, je ne peux espérer contribuer à en en combattre aucune aux côtés de l’Etat, aux côtés d’un Pouvoir. Pour paraphraser un fameux barbu, et aussi frustrant cela puisse-t-il être pour mon anticléricalisme jubilatoire et mon irréligiosité primesauitière réunies, je tiens que la religion des racisés sera combattue par les racisé-e-s eux-mêmes, et qu’ellils le feront très vraisembablement en leurs termes, le jour où la première question à laquelle ellils sont confronté-e-s ne sera plus celle de l’infériorité qui leur est très laïquement faite dans une société raciste.