Ce jour de funérailles nationales palestiniennes commence sous les coups de matraque. Peu avant 14 heures, vendredi 13 mai, la police israélienne fait irruption dans la cour de l’hôpital Saint-Joseph, à Jérusalem-Est, d’où le corps de la journaliste Shireen Abu Akleh doit rejoindre la Vieille Ville. Des milliers de Palestiniens attendent de rendre un dernier hommage à cette femme, convaincus qu’elle a été tuée par un tir de l’armée israélienne, durant un raid à Jénine (nord de la Cisjordanie), le 11 mai.
Les policiers chargent ceux qui se sont rassemblés dans la cour de l’hôpital. Ils poussent contre un mur les hommes qui s’étaient saisis du cercueil et qui avançaient vers les grilles, vers la rue. Ils s’acharnent sur deux des porteurs. L’un d’eux reçoit au moins dix coups de matraque dans les côtes et sur l’épaule, un coup de pied aux fesses, et finit par s’écrouler. Le cercueil bascule à 45 degrés, en direct devant les caméras, mais ne tombe pas.
« Les policiers voulaient empêcher qu’ils l’emmènent en procession à travers le quartier de Cheikh Jarrah. Ils ont frappé sans distinction hommes, femmes âgées et enfants. Ils ont tiré des grenades assourdissantes à l’entrée du bâtiment, y sont entrés et ont terrifié des patients », raconte le directeur de l’établissement, Jamil Koussa. Quatorze personnes ont été blessées, dont trois touchées à la tête par des balles de métal cerclées de caoutchouc. Toutes sont rentrées chez elles en fin de journée.
Un officier israélien avait mis en garde au préalable M. Koussa, le représentant de l’Union européenne et le consul de France – héritage de l’époque ottomane, Paris demeure le protecteur symbolique de l’hôpital Saint-Joseph. Il ne voulait pas voir de drapeaux palestiniens, ni entendre des chants nationalistes. « Mais personne ne peut contrôler cela ! Ce n’est pas dans nos mains ni dans celles de la famille », soupire le directeur. La veille, la police avait fait la même demande aux proches de Shireen Abu Akleh, selon le député arabe israélien Ahmad Tibi. L’après-midi de sa mort, déjà, des policiers avaient tenté de faire retirer un drapeau de leur maison à Jérusalem, où ils recevaient des condoléances.
« Provocations nationalistes »
La police affirme avoir réagi vendredi à des chants qu’elle qualifie de « provocations nationalistes ». Elle dit avoir reçu des pierres. Elle diffuse des vidéos, où l’on voit des hommes jeter des objets qui ressemblent à des bouteilles d’eau, peu avant son assaut, ainsi que d’autres images de cailloux sur le sol, sans contexte. A Washington, la Maison Blanche s’est dite « profondément troublée ». Puis, Jen Psaki, la porte-parole dont c’était le dernier briefing, a poursuivi : « Nous déplorons l’intrusion dans ce qui aurait dû être une procession dans le calme. »
Depuis une décennie, la police de Jérusalem s’emploie avec une vigueur renouvelée à faire disparaître les drapeaux palestiniens de la ville. Quand bien même le droit israélien n’interdit pas de lever cet emblème, ni de chanter. Cette obsession a atteint un sommet ces trois derniers jours, mais en pure perte. L’ampleur nationale de l’enterrement de Mme Abu Akleh est indéniable.
Des Palestiniens s’étaient rassemblés sur les trottoirs de Cisjordanie, pour voir passer l’ambulance qui transportait son corps à Jénine et à Naplouse, où il a été autopsié mercredi, puis à Ramallah jeudi. Ils avaient pénétré, intrigués, le bunker qu’est devenu le palais présidentiel, où Mahmoud Abbas, âgé de 87 ans, s’isole en fin de règne, auprès du mausolée de Yasser Arafat. Après une cérémonie d’hommage, dans la cour, un petit groupe a lancé des slogans, critiquant la coopération sécuritaire qu’entretient l’Autorité palestinienne avec Israël.
M. Abbas a réaffirmé qu’il tenait Israël pour « pleinement responsable » de la mort de Mme Abu Akleh, à l’unisson de son employeur, la chaîne panarabe Al-Jazira, et de plusieurs confrères qui ont été témoins de sa mort à Jénine.
L’Autorité palestinienne ne transmettra pas les résultats de l’enquête médico-légale aux autorités israéliennes « parce que nous ne leur faisons pas confiance », a précisé M. Abbas. Il
les réserve à la Cour pénale internationale, qui a ouvert en 2021 une enquête sur les crimes perpétrés dans les territoires depuis 2018.
L’armée israélienne, pour sa part, envisage que la journaliste ait été tuée par des tirs de Palestiniens. Mais elle a avancé vendredi la possibilité qu’un soldat ait fait feu sur elle depuis un véhicule situé à quelque 200 mètres de distance, alors qu’il visait à la lunette un tireur palestinien.
Une messe « confuse, tendue »
Après la cérémonie à la Mouqata’a, jeudi, des centaines de Palestiniens ont encore accompagné le cercueil jusqu’au point de contrôle de Qalandia, barrière de la Ville sainte. Sur Al-Jazira, le chef de bureau de Mme Abu Akleh, qui suivait l’ambulance, a raconté que des soldats israéliens l’y ont arrêté, ont fouillé sa voiture et confisqué le keffieh taché de sang de sa défunte consœur. Des Palestiniens de Jérusalem, brandissant encore des drapeaux, les attendaient de l’autre côté.
Vendredi, une ambulance a fini par porter la dépouille jusqu’à la cathédrale grecque melkite catholique, près de la porte de Jaffa.
Dans cette ruelle de la Vieille Ville, un chant est lancé en
l’honneur de Mohammed Deif (dit « l’invité »), le chef militaire du mouvement islamiste Hamas dans la bande de Gaza. Il ne recueille que peu d’écho parmi les chrétiens. La messe est
« confuse, tendue, parce que tout le monde veut être près de Shireen », note à la sortie l’évêque officiant, Yasser Ayyash, étole de fil d’or en main. Il n’avait pas vu sa ville se rassembler ainsi autour d’un mort depuis les funérailles de Fayçal Husseini, le représentant de l’Organisation de libération de la Palestine à Jérusalem, en 2001.
Sous les fenêtres de l’hôtel de Pétra, dont une association de colons israéliens s’est arrogé le contrôle en mars, après dix-huit ans de bataille judiciaire, la porte de Jaffa est pleine à craquer. Des scouts catholiques – shorts kaki, bérets rouges en travers du crâne, tuyaux de cornemuse aux lèvres – descendent la rue du Patriarcat, en avant du cercueil qui flotte au-dessus des têtes. Ils battent un tambour grave, puis entraînent la foule sur un vieil air nationaliste – « J’écris le nom de mon pays sur le soleil. » D’autres suivront, alors qu’un cortège impressionnant s’étire vers le sud, le long du mur de la Vieille Ville, au-dessus de la vallée de la Géhenne. Des policiers voltigeurs y plongent, pour saisir un drapeau au vol. Mais ils ne peuvent accéder à ceux qui couvrent et entourent le cercueil.
Cette procession est un rappel au réel. Israël a beau considérer Jérusalem comme sa capitale « réunifiée », depuis qu’il a conquis sa part orientale en 1967, la population palestinienne ne cesse de croître. La Ville sainte est aujourd’hui arabe à 40 % (25 % en 1967), la Vieille Ville à 90 %. Il est toujours difficile de prédire ce qui peut mettre cette cité en branle, ce qui peut la
rassembler en dehors de la « défense » des lieux saints musulmans d’Al-Aqsa. Mais ce vendredi, elle se presse autour de la dépouille d’une femme de 51 ans, chrétienne, qui n’a joué
aucun rôle politique ou militaire. Depuis deux décennies, elle tenait la chronique des petits et grandes misères de l’occupation des territoires, en direct dans les salons et les chambres à
coucher.
Après 16 heures, le cercueil de Shireen Abu Akleh rejoint la tombe de ses parents sur le mont Sion. Cette colline située hors les murs, au sud, a donné son nom au sionisme, mais elle
demeure pour l’essentiel un cimetière chrétien. Des gardiens font poliment descendre de jeunes gens des toits des caveaux familiaux, où ils tentent de trouver un angle de vue. Les
cloches de toutes les églises de la Vieille Ville résonnent de concert. Elles couvrent le vrombissement d’un hélicoptère israélien, qui demeure en vol stationnaire, pas bien haut à la
verticale des tombes.