Burkini : au nom de quoi peut-on limiter la liberté vestimentaire des femmes ?

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  • Deux articles du Monde, portant sur la fragilité de l’#argumentaire_juridique concernant « #le_port_des_signes_religieux_dans_l’espace_public ».

    D’abord, ce podcast du 21 septembre 2023 :

    Abaya : au nom de quoi peut-on interdire un vêtement ? - Podcast
    https://podcasts.lemonde.fr/lheure-du-monde/202309210200-abaya-au-nom-de-quoi-peut-interdire-un-vetement

    https://traffic.360.audion.fm/6a0baf4d-bab0-4ba6-9f63-0f796a2e1fd9.mp3

    Annoncée par le ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, l’interdiction de l’abaya a été validée par le Conseil d’Etat quelques jours après la rentrée scolaire. Mais pour bannir cette robe, traditionnellement portée dans certains pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, le gouvernement n’a pas pu invoquer les vives émotions qu’elle suscite. Il fallait avant tout déterminer s’il s’agit d’une tenue religieuse ou non.

    Alors pourquoi était-ce important d’un point de vue juridique ? Au nom de quels principes a-t-on pu jusqu’à présent interdire des tenues vestimentaires, comme la burqa ou le voile, dans notre démocratie ? Pourquoi d’autres, comme le burkini, n’ont-elles pas pu être proscrites ?

    Dans cet épisode de « L’Heure du Monde », Anne Chemin, journaliste au service Idées du « Monde », nous explique que le droit de s’habiller comme on veut est garanti par la Constitution et que proscrire certains vêtements est plus complexe qu’il ne semble.

    Et ci-dessous, l’article du Monde de 2016, faisant suite à l’arrêté de la ville de Villeneuve-Loubet portant sur l’interdiction du Burkini sur les plages, suivi en cela par 30 autres communes de France, qui a été retoquée par le Conseil d’État en août 2016 (mais rappelons que
    Le Conseil d’État, en juin 2022, a confirmé la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini » ).

    Burkini : au nom de quoi peut-on limiter la liberté vestimentaire des femmes ?
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2016/09/01/le-burkini-une-question-de-principes_4991040_3232.html
    La question n’est pas la légitimité du port du burkini, mais la légitimité de sa prohibition.

    Par Anne Chemin
    Publié le 01 septembre 2016 à 12h34, modifié le 03 septembre 2016 à 12h14

    La décision du Conseil d’Etat n’a visiblement pas suffi à tempérer les ardeurs des ennemis du « burkini » : certains d’entre eux rêvent que la loi interdise un jour ce costume de bain que Manuel Valls assimile à un « projet politique de contre-société fondé sur l’asservissement de la femme ». Leur tâche, cependant, ne sera pas aisée : si le burkini choque nombre de citoyens, s’il heurte la sensibilité de tous ceux qui redoutent la progression de l’islam, s’il paraît renouer avec un conservatisme des mœurs qui rappelle la France de l’entre-deux-guerres, son interdiction de principe, sur l’ensemble du territoire, à tout moment et en l’absence de troubles à l’ordre public, est une autre affaire.
    Dans cette querelle française, la question, en effet, n’est pas la légitimité du port du burkini, mais la légitimité de sa prohibition. Et lorsqu’on la formule dans ces termes, les choses sont plus complexes que ne le laissent penser les contempteurs de ce maillot de bain. Car la liberté vestimentaire n’est pas un détail négligeable de nos valeurs républicaines ou une broutille insignifiante de l’Etat de droit, mais une liberté chèrement conquise par les femmes. C’est d’ailleurs l’une des – nombreuses – choses qui distinguent la France de ­l’Arabie saoudite : alors que les femmes saoudiennes sont autoritairement assignées à porter l’« abaya », les femmes françaises ont, au fil des siècles, conquis la liberté de se vêtir comme elles le veulent.
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    Les autorités, chacun en convient, sont fondées à intervenir si une tenue est portée sous la contrainte, si elle est accompagnée d’une démarche prosélyte ou si elle génère des troubles à l’ordre public. Mais lorsque le burkini est le choix personnel d’une femme adulte qui se détend sur la plage sans prendre à partie ses voisins, l’interdiction n’a rien d’évident : dans un pays démocratique attaché au respect des libertés individuelles, les emportements, voire la gêne, ne suffisent pas à justifier la prohibition d’un vêtement sur l’ensemble du territoire. Si les autorités veulent porter atteinte à une notion aussi précieuse que la liberté vestimentaire, elles doivent peser avec soin leur décision – et redessiner, du même coup, l’équilibre des valeurs républicaines.
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    Pour interdire le port du voile dans les établissements scolaires, le gouvernement doit donc trouver une nouvelle porte d’entrée juridique. Ce sera la laïcité – mais pas la laïcité « apaisée » de la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Le texte de 1905 est en effet d’inspiration libérale : il impose certes la stricte neutralité religieuse à l’Etat et à ses agents, mais il garantit à tous la liberté de conscience, de religion et de culte – un « gage de pluralisme qui compte parmi les valeurs essentielles de toute société démocratique et libérale », selon les mots de Claire de Galembert. En 1905, les élus qui souhaitent interdire les processions religieuses en ville ou le port de la soutane dans les rues sont défaits.
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    En 2004, le Parlement décide pourtant de passer outre cette longue tradition juridique : en interdisant les signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires, il soumet à une obligation de neutralité religieuse, non seulement les fonctionnaires des services publics, mais aussi leurs usagers, les élèves. « C’est un tournant important, une extension du champ de la laïcité aux personnes privées, un bannissement des manifestations religieuses de l’école, affirme Stéphanie Hennette-Vauchez, directrice du Centre de recherche et d’étude sur les droits fondamentaux. On opère ici une première rupture avec la logique de la loi de 1905, qui jusque-là avait été interprétée comme tout à fait compatible avec la liberté d’expression religieuse des élèves. »
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    Pour justifier ce tournant, les partisans de l’interdiction invoquent le caractère symbolique de l’école : les élèves ne sont pas des usagers comme les autres, mais des mineurs en plein apprentissage de la citoyenneté qui fréquentent un « lieu privilégié d’acquisition et de transmission de nos valeurs communes, instrument par excellence d’enracinement de l’idée républicaine ». C’est donc au nom de la protection des enfants que la France défend, en 2009, l’interdiction du voile devant la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg : elle veut, ­affirme-t-elle, préserver « la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge plus facilement influençables ».
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    La burqa a évidemment peu de défenseurs, mais sa prohibition générale engendre une longue controverse. Car l’argument invoqué en 2004 – la protection des mineurs dans l’enceinte symbolique de l’école – ne tient pas. Le voile intégral n’est pas porté par des adolescentes qui fréquentent des établissements scolaires où elles sont censées se familiariser avec les valeurs de la République : elle concerne des femmes majeures qui affirment l’avoir choisi librement et qui se promènent dans un espace où l’expression des convictions religieuses est autorisée. Difficile, donc, d’interdire le voile intégral – sauf à considérer que les femmes voilées sont des mineures ou que la rue est un espace d’apprentissage de la citoyenneté.
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    La querelle est suffisamment passionnée pour que le gouvernement demande en 2010 son avis au Conseil d’Etat. La haute juridiction le met en garde. « Une interdiction générale du port du voile intégral en tant que tel, ou de tout mode de dissimulation du visage dans l’espace public, serait très fragile juridiquement », ­constate-t-elle le 25 mars 2010. La prohibition générale de la burqa dans l’espace public, qui n’a été adoptée dans aucun pays « comparable à la France », remettrait en cause, selon le ­Conseil d’Etat, « différents droits et libertés fondamentaux : liberté individuelle, liberté personnelle, droit au respect de la vie privée, liberté d’expression et de manifestation de ses opinions notamment religieuses, prohibition de toute discrimination ».
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    Pour parvenir, malgré tout, à interdire la burqa, le législateur se lance alors dans une argumentation juridique inédite. Ce n’est pas la burqa, mais la dissimulation du visage qui sera bannie de l’espace public, et ce parce qu’elle ne satisfait pas aux « exigences fondamentales du vivre-ensemble de la société française ».

    « Revenant à nier l’appartenance à la société des personnes concernées, la dissimulation du visage dans l’espace public est porteuse d’une violence symbolique et déshumanisante qui heurte le corps social, affirme l’exposé des motifs du texte. Contraire à l’idéal de fraternité, elle ne satisfait pas davantage à l’exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale. »

    La dissimulation du visage est donc interdite, non pas au nom de la laïcité, de l’égalité des sexes ou des troubles à l’ordre public, mais parce qu’elle porte atteinte aux « civilités » républicaines, une notion vague qui relève désormais de l’« ordre public immatériel ». « Les troubles à l’ordre public peuvent certes justifier une restriction des libertés individuelles, explique le juriste Nicolas Hervieu. Mais traditionnellement, l’ordre public est une notion matérielle, tangible, qui désigne trois choses concrètes : le bon ordre ou tranquillité publique, la sécurité publique et la salubrité publique. Tout au plus le Conseil d’Etat avait-il évoqué, de façon limitée, la dignité ou la moralité. Avec la loi sur la burqa, le législateur y ajoute un élément immatériel qui a l’inconvénient d’être très flou. »
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    Qui, demain, définira les contours des « civilités » républicaines dont le non-respect peut justifier une atteinte aux libertés ? Qui décidera qu’un vêtement « rompt le lien social » ou ne respecte pas les « exigences minimales de la vie en société » ? Beaucoup craignent que cet « ordre public immatériel » devienne la version moderne, républicaine – et présentable – de ce que l’on appelait jadis la « moralité publique » ou les « bonnes mœurs ».
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