• Après la guerre Israël-Hamas, la honte nous survivra | Le Devoir
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    « Une fois de plus, un génocide se déploie sous nos yeux et l’organisation que nous servons est incapable de l’arrêter », écrivait Craig Mokhiber, ex-directeur du bureau new-yorkais du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, dans sa lettre de démission adressée au haut-commissaire Volker Türk.

    Dans sa lettre de quatre pages, il ne ménage aucun mot, attribuant sans détour une complicité à l’Europe et aux puissances occidentales, qu’il dépeint à la fois comme architectes et complices du « projet ethnonationaliste » et du « colonialisme d’occupation » infligés brutalement à la Palestine depuis 75 ans.

    « Non seulement ces gouvernements ne remplissent pas leur obligation “d’assurer le respect” des principes des Conventions de Genève, mais ils arment activement l’assaut en cours en offrant un soutien économique et stratégique et en accordant une caution diplomatique et politique aux atrocités perpétrées par Israël », écrit Mokhiber. Il déplore ensuite l’impotence du droit international, ainsi que la mollesse des Nations unies quant au maintien d’une approche fondée sur leurs propres principes dans ce dossier.

    La lettre n’a pas fait grand bruit, à part sur les réseaux sociaux. Des mots trop lourds de sens (pourtant utilisés délibérément, en prenant appui sur des éléments factuels), en opposition frontale avec la posture prudente et consensuelle de la diplomatie internationale. Tellement que les médias n’ont pas semblé savoir quoi faire de cette patate chaude. Parmi les grands médias anglophones, seul The Guardian s’est aventuré à écrire un papier. Une entrevue sur Al Jazeera. Un mot dans The Independent. Un article atterré sur Fox News. Et un torrent de critiques, d’insultes et d’alertes à l’antisémitisme sur les réseaux sociaux.

    Aux Nations unies, on s’est contenté de confirmer, par l’entremise d’un attaché de presse, que Mokhiber prenait bel et bien sa retraite et qu’il s’était exprimé en son nom personnel. Le cycle des nouvelles a poursuivi sa course.

    C’était le 28 octobre, alors que Gaza s’apprêtait à être coupée de toute communication avec le reste du monde, pour être bombardée par les forces armées israéliennes dans le noir complet.

    La fin de semaine dernière, les échos de Gaza arrivaient au compte-gouttes grâce à des journalistes coincés dans l’enclave, eux-mêmes livrés à la mort. Au hasard d’une connexion rétablie, d’une carte SIM empruntée, des images des dommages causés par les raids de la nuit étaient déversées sur les réseaux sociaux.

    Elles sont impossibles à oublier : des enfants qui crient, à moitié ensevelis dans les décombres ; des gens assommés et ensanglantés affalés dans les couloirs des hôpitaux, qui ne fournissent plus ; des corps sans vie que l’on tient devant l’objectif de la caméra, comme pour prouver qu’il y a là de l’humanité, que ce sont de vrais enfants, de vraies personnes qui meurent sous les bombes. Cette obligation d’exhiber la chair sans vie est un surplus de violence insupportable.

    Depuis le 7 octobre, on rapporte, dans les territoires occupés de la Cisjordanie, une intensification des gestes de violence perpétrés par des colons à l’endroit des Palestiniens. Dans les prisons de l’armée israélienne aussi, les traitements dégradants, inhumains et cruels se multiplient. L’assaut meurtrier du Hamas, les vies israéliennes fauchées, est inexcusable. Mais de toute évidence, la riposte est un prétexte pour décomplexer une volonté d’extermination fomentée depuis longtemps.

    Plus de 3600 enfants palestiniens ont été tués depuis le 7 octobre, selon le décompte fait par le ministère de la Santé gazaoui, qui est sous le contrôle du Hamas. L’enclave s’est transformée en « tombeau pour les enfants et en enfer pour tous les autres », déclarait l’UNICEF cette semaine, s’inquiétant aussi du sort des enfants déplacés en Israël. Le comité des Nations unies pour les droits de l’enfant s’est dit alarmé par les violations « graves » des droits des enfants à Gaza.

    Deux fois en 24 heures, le camp de réfugiés de Jabaliya a été bombardé. Mercredi, du bout des lèvres, l’ONU s’est exprimée sur ces frappes successives : « Nous nous inquiétons sérieusement que ces attaques disproportionnées puissent représenter un crime de guerre. » Avant d’ajouter jeudi que « le peuple palestinien court un grave risque de génocide ». Et l’aide humanitaire ne remplit pas le centième des besoins à Gaza : les gens y sont privés d’eau, d’électricité, de nourriture — ce qui constitue, à sa face même, un crime de guerre.

    Justin Trudeau, joignant sa voix à celle d’un gouvernement italien qui ne nie pas son héritage fasciste, a réitéré cette semaine son soutien inconditionnel à Israël, tout en demandant poliment une trêve humanitaire temporaire.

    L’État israélien ne bronche pas, et pourquoi le ferait-il ? Tout est énoncé dans son discours. L’animalisation et la déshumanisation des Palestiniens, les appels théologiques à la destruction vengeresse lancés par Benjamin Nétanyahou, l’adéquation entre les civils palestiniens et le Hamas pour mieux justifier un assaut indifférencié : tout cela n’est pas un programme caché, c’est ce qu’Israël claironne devant les caméras du monde entier.

    On énonce une intention claire et, malgré tout, la diplomatie internationale louvoie, se défile, voit de l’ambivalence dans un discours qui n’en suggère aucune. La dissonance cognitive est affolante ; le refus de qualifier comme tel ce qu’Israël dit pourtant faire est d’une absurdité qui avale notre humanité.

    Si l’on en doutait jadis, on le sait désormais : il n’y a pas de limites à ce que les alliés occidentaux d’Israël cautionneront. Les puissances impérialistes occidentales, les architectes du colonialisme d’occupation génocidaire, n’ont pas les mots pour condamner aujourd’hui ce qu’ils ont fait hier. Cette honte nous survivra.

    Chroniqueuse spécialisée dans les enjeux de justice environnementale, Aurélie Lanctôt est doctorante en droit à l’Université McGill.