• #Chowra_Makaremi : « Le #viol devient le paradigme de la loi du plus fort dans les #relations_internationales »

    En #Ukraine, Poutine revendique de faire la guerre au nom du genre. En #Iran, le régime réprime implacablement la révolution féministe. Dans d’autres pays, des populistes virilistes prennent le pouvoir. Une réalité que décrypte l’anthropologue Chowra Makaremi.

    IranIran, Afghanistan, invasion russe en Ukraine, mais aussi les discours des anciens présidents Donald Trump ou Jair Bolsonaro ou du chef de l’État turc, Recep Tayyip Erdogan : tous ont en commun de s’en prendre aux #femmes, comme l’explique l’anthropologue Chowra Makaremi.

    L’autrice de Femme ! Vie ! Liberté ! Échos du soulèvement en Iran (La Découverte, 2023) fait partie des chercheuses sollicitées par Mediapart pour #MeToo, le combat continue, l’ouvrage collectif publié récemment aux éditions du Seuil et consacré à la révolution féministe qui agite le monde depuis l’automne 2017 et le lancement du fameux mot-clé sur les réseaux sociaux. Depuis, toutes les sociétés ont été traversées de débats, de controverses et de prises de conscience nouvelles. Entretien.

    Mediapart : « Que ça te plaise ou non, ma jolie, il va falloir supporter. » Cette phrase a été prononcée le 7 février 2022 par le président russe, #Vladimir_Poutine, devant Emmanuel Macron. Elle était adressée à l’Ukraine et à son président, Volodymyr Zelensky, qui venait de critiquer les accords de Minsk, signés en 2015 pour mettre fin à la guerre dans le Donbass. Quelle lecture en faites-vous ?

    Chowra Makaremi : Le viol devient le paradigme de la #loi_du_plus_fort dans les relations internationales. La philosophe #Simone_Weil souligne dans un texte combien la #guerre relève de la logique du viol, puisque sa matrice est la #force qui, plus que de tuer, a le pouvoir de changer l’être humain en « une #chose » : « Il est vivant, il a une âme ; il est pourtant une chose. [L’âme] n’est pas faite pour habiter une chose ; quand elle y est contrainte, il n’est plus rien en elle qui ne souffre violence », écrit-elle.

    Cette comptine vulgaire de malfrats que cite #Poutine dit la culture criminelle qui imprègne sa politique. Elle me fait penser à ce que l’anthropologue Veena Das nomme la dimension voyou de la souveraineté étatique : la #truanderie comme n’étant pas seulement un débordement illégitime du pouvoir mais, historiquement, une composante de la #souveraineté, une de ses modalités.

    On le voit avec le pouvoir de Poutine mais aussi avec ceux de #Narendra_Modi en #Inde (dont parle Veena Das), de #Donald_Trump aux #États-Unis, de #Jair_Bolsonaro au #Brésil, de #Recep_Tayyip_Erdogan en #Turquie. Quand Poutine a dit sa comptine, personne n’a quitté la salle, ni Emmanuel Macron ni la presse, qui a cherché, au contraire, à faire parler la symbolique de cette « remarque ». Tout le réseau de sens et de connexions qui permet à cette cruelle boutade de tenir lieu de discours guerrier intuitivement compréhensible et audible montre que le type d’#outrage dont elle relève est une #transgression qui appartient, à la marge, à l’#ordre.

    On parle de la #masculinité_hégémonique au pouvoir avec Poutine, mais elle fait écho à celle de nombreux autres chefs d’État que vous venez de citer. Quelles sont les correspondances entre leurs conceptions de domination ?

    Il n’y a pas, d’un côté, les théocraties comme l’Iran et l’Afghanistan, et, de l’autre, les populismes virilistes de Trump, Erdogan, Bolsonaro, qui s’appuient sur des « #paniques_morales » créées par la remise en cause des rôles traditionnels de #genre, pour s’adresser à un électorat dans l’insécurité. Bolsonaro, très lié à l’armée et à l’Église, s’est appuyé sur je ne sais combien de prêcheurs pour mener sa campagne. Dimension religieuse que l’on retrouve chez Poutine, Modi, Erdogan.

    La #religion est un des éléments fondamentaux d’un #pouvoir_patriarcal très sensible à ce qui peut remettre en question sa #légitimité_symbolique, sa #domination_idéologique, et dont la #puissance est de ne pas paraître comme une #idéologie justement. Cette bataille est menée partout. Il y a un même nerf.

    Quand l’anthropologue Dorothée Dussy parle de l’inceste et de sa « fonction sociale » de reproduction de la domination patriarcale, son analyse est inaudible pour beaucoup. C’est ainsi que fonctionne l’#hégémonie : elle est sans pitié, sans tolérance pour ce qui peut en menacer les ressorts – et du même coup, en cartographier le pouvoir en indiquant que c’est là que se situent les boulons puisque, précisément, la puissance de l’hégémonie est dans l’invisibilité de ses boulons.

    Si on prend le #droit_de_disposer_de_son_corps, en Occident, il s’articule autour de la question de la #santé_contraceptive et du #droit_à_l’avortement et dans les mondes musulmans, autour de la question du #voile. De façon troublante, une chose est commune aux deux situations : c’est le viol comme la vérité des rapports entre genres qui organise et justifie la #contrainte sur les femmes à travers leur #corps.

    En Occident, le viol est le cas limite qui encadre juridiquement et oriente les discussions morales sur l’#avortement. Dans les sociétés musulmanes, la protection des femmes – et de leur famille, dont elles sont censées porter l’honneur – contre l’#agression_masculine est la justification principale pour l’obligation du voile. Il y a de part et d’autre, toujours, cet impensé du #désir_masculin_prédateur : un état de nature des rapports entre genres.

    C’est ce qu’assènent tous les romans de Michel Houellebecq et la plupart des écrits du grand Léon Tolstoï… « L’homme est un loup pour l’homme, et surtout pour la femme », dit un personnage du film Dirty Dancing. Cette population définie par ces rapports et ces #pulsions, il s’agit de la gouverner à travers l’#ordre_patriarcal, dont la domination est posée dès lors comme protectrice.

    L’Iran et l’#Afghanistan figurent parmi les pays les plus répressifs à l’encontre des femmes, les régimes au pouvoir y menant un « #apartheid_de_genre ». Concernant l’Afghanistan, l’ONU parle même de « #crime_contre_l’humanité fondé sur la #persécution_de_genre ». Êtes-vous d’accord avec cette qualification ?

    Parler pour la persécution de genre en Afghanistan de « crime contre l’humanité » me semble une avancée nécessaire car elle mobilise les armes du #droit pour désigner les #violences_de_masse faites aux femmes et résister contre, collectivement et transnationalement.

    Mais il me paraît tout aussi important de libérer la pensée autour de la #ségrégation_de_genre. À la frontière entre l’Iran et l’Afghanistan, au #Baloutchistan, après la mort de Jina Mahsa Amini en septembre 2022, les femmes sont sorties dans la rue au cri de « Femme, vie, liberté », « Avec ou sans le voile, on va vers la révolution ». Dans cette région, leur place dans l’espace public n’est pas un acquis – alors qu’il l’est à Téhéran – et elles se trouvent au croisement de plusieurs dominations de genre : celle d’un patriarcat traditionnel, lui-même dominé par la puissance étatique centrale, iranienne, chiite.

    Or, en participant au soulèvement révolutionnaire qui traversait le pays, elles ont également renégocié leur place à l’intérieur de ces #dominations_croisées, chantant en persan, avec une intelligence politique remarquable, le slogan des activistes chiliennes : « Le pervers, c’est toi, le salopard, c’est toi, la femme libérée, c’est moi. »

    C’est en écoutant les femmes nommer, en situation, la #ségrégation qu’on saisit le fonctionnement complexe de ces #pouvoirs_féminicides : en saisissant cette complexité, on comprend que ce n’est pas seulement en changeant des lois qu’on les démantèlera. On se trouve ici aux antipodes des #normes_juridiques, lesquelles, au contraire, ressaisissent le réel dans leurs catégories génériques. Les deux mouvements sont nécessaires : l’observation en situation et le #combat_juridique. Ils doivent fonctionner ensemble.

    https://www.mediapart.fr/journal/international/040124/chowra-makaremi-le-viol-devient-le-paradigme-de-la-loi-du-plus-fort-dans-l

  • « Le #féminisme_iranien est une force de contestation révolutionnaire »

    Interview de Chowra Makaremi

    Depuis la mi-septembre et l’assassinat de la jeune #Mahsa_Amini par la police religieuse, la jeunesse iranienne manifeste un peu partout aux cris de « Femme, vie, liberté ». Comment faut-il, selon vous, comprendre ce slogan ?

    #Zhina_Mahsa_Amini appartenait à la minorité kurde qui est extrêmement discriminée en Iran – son « vrai » prénom est d’ailleurs un prénom kurde, #Zhina, que l’État refuse d’enregistrer. C’est important pour comprendre les circonstances de sa mort : Zhina Mahsa n’était pas plus mal voilée que la majorité des filles à Téhéran, mais celles qui sont originaires de la capitale savent où aller pour éviter les contrôles, comment se comporter avec les agents, à qui donner de l’argent, qui appeler en cas de problème...
    Les protestations ont commencé le soir des funérailles de la jeune femme dans la ville de Saqqez. C’est de là qu’est parti le slogan en langue kurde « Femme, vie, liberté », une devise politique inventée au sein du Parti des travailleurs kurdes (PKK) d’Abdullah Öcalan – dans lequel, certes, les femmes n’ont pas toujours été suffisamment représentées, mais qui a théorisé que la libération du Kurdistan ne se ferait pas sans elles.
    Je note au sujet du mot « vie » contenu dans ce slogan que beaucoup de jeunes manifestantes et manifestants donnent littéralement leur vie pour le changement de régime qu’ils réclament. Quand Zhina Mahsa est morte, les premières images d’elle qui ont été diffusées la montraient en robe rouge en train d’exécuter une danse traditionnelle qui témoigne d’un culte de la joie qu’on retrouve sur tous les comptes Instagram ou Tiktok des manifestantes tuées auparavant.

    Quelle est la place des féministes dans le mouvement qui agite l’Iran depuis plus d’un mois ?

    La dimension principale de cette révolte est le refus du voile qui est la matérialisation de ce que les féministes iraniennes appellent « l’apartheid de genre » : un ensemble de discriminations économiques, culturelles et juridiques, inscrites dans les lois sur le travail ou l’héritage.
    Mais ce mouvement veut aussi mettre fin à d’autres discriminations : par exemple, celles contre les minorités comme les Baloutches, les arabophones, les Baha’is, ou encore les réfugiés afghans de deuxième génération qui n’ont jamais pu avoir la nationalité iranienne.

    Le mouvement féministe iranien existe depuis trente ans, et il est très puissant – la Prix Nobel de la paix [en 2003], Shirin Ebadi, est une femme, tout comme les détenues emblématiques du régime. Ses militantes ont été entraînées à une lecture juridique du système de domination, et leur doctrine constitue la colonne vertébrale de nombreuses formes d’activisme. Comme théorie et comme méthode, le féminisme intersectionnel iranien permet aujourd’hui de comprendre comment, pour la première fois depuis quarante ans, des segments de la population qui n’ont jamais été solidaires se soulèvent en même temps.

    Que demandent les hommes qui prennent part au soulèvement ?

    Il ne s’agit pas uniquement de manifestations pour les droits des femmes : les hommes originaires des quartiers populaires descendent aussi dans la rue pour protester contre la vie chère ; ceux originaires du Kurdistan manifestent pour ne pas être victimes de violence… Il faut aussi avoir en tête l’appauvrissement rapide de l’Iran, où les classes moyennes sont réduites à peau de chagrin en raison du Covid, des sanctions internationales et de la corruption. Tous ces éléments sont à comprendre ensemble.
    Finalement, le voile n’est devenu une demande de premier plan que lorsque, ces dernières années, les féministes sont arrivées au bout des revendications réformistes possibles. C’est ainsi qu’est né l’activisme quotidien sur cette question qui constitue un des piliers de l’ordre théocratique – une façon de rappeler à tous·tes les Iranien·nes que le pouvoir s’inscrit sur les corps. En 2018, « les filles de la rue de la révolution », défendues par l’avocate Nasrin Sotoudeh, se sont mises à manifester avec un voile blanc porté non pas sur la tête mais au bout d’un bâton. Elles ont écopé de quinze ans de prison et sont encore détenues aujourd’hui.

    En France, dans les médias comme chez les commentateur·ices politiques, un parallèle a souvent été établi entre les Iraniennes qui se dévoilent et les Françaises musulmanes qui se voilent. Pensez-vous que cette grille de lecture soit pertinente ?

    Ce que montre le soulèvement en Iran, c’est que le féminisme n’est pas uniquement un outil intellectuel qui permet de revendiquer l’égalité à l’intérieur d’un État de droit mais qu’il peut être une force de contestation révolutionnaire.
    Opposer les manifestantes iraniennes qui enlèvent leur voile aux Françaises musulmanes qui souhaitent le porter, c’est passer à côté de cette puissance révolutionnaire. La haine du voile chez celles qui le brûlent lors des manifestations ne renvoie à aucune altérité : elles ne détestent pas le voile de leur mère, de leurs grands-mères et de leurs amies, mais le tissu dont on les emmaillote. La question qui se pose à cet endroit est celle du contrôle politique du corps des femmes par les gouvernements partout dans le monde.
    Pour autant, je ne souscris pas au raccourci qui consiste à dire : « En Iran on oblige les femmes à porter le voile et en France à l’enlever. » En France on oblige les femmes à enlever le voile, et si elles ne le font pas elles risquent d’être déscolarisées, licenciées ou humiliées devant leurs enfants. En Iran ou en Afghanistan, si elles retirent leur voile, elles risquent d’être torturées et tuées. C’est une différence constitutive, pas un continuum de violences.
    Malgré tout cela, réduire ce qui se passe actuellement en Iran à une révolte contre le voile, c’est jouer le jeu des réformistes iraniens qui assimilent la situation insurrectionnelle actuelle à une revendication vestimentaire. Tous les slogans demandent un changement de régime, aucun ne dit non au hijab. Quand les filles brûlent leur voile dans la rue, c’est une façon de s’en prendre à un pilier du régime : elles le brûlent en disant « à bas la dictature ». Il faut les écouter.

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