city:grandmenil

  • Rencontres aux ronds-points - La mobilisation des #gilets_jaunes dans un bourg rural de Lorraine, Raphaël Challier ,
    http://www.laviedesidees.fr/Rencontres-aux-ronds-points.html

    À partir de l’observation locale menée par le sociologue R. Challier, le mouvement des gilets jaunes révèle son pouvoir transformateur de la conscience de classe.

    Le mouvement des gilets jaunes, né à l’automne 2018, a déjà fait l’objet de nombreux commentaires politiques et médiatiques. Certains acteurs politiques ont dénoncé un mouvement séditieux et/ou réactionnaire, d’autres ont célébré une « insurrection enfin venue ». Quant aux commentaires scientifiques produits à chaud, ils ont surtout consisté dans l’analyse des racines structurelles de la mobilisation [1] ou des mises en perspective historique [2], mais sans mettre en place d’enquête spécifique. Les premières enquêtes collectives en cours, principalement quantitatives, fournissent des informations bienvenues sur la sociographie d’ensemble des gilets jaunes, comme l’ancrage du mouvement au sein des classes populaires périurbaines ou vivant à distance des métropoles et le caractère transpartisan du mouvement [3]. Néanmoins, comme pour toute forme d’expression politique, multiplier les enquêtes plus qualitatives et localisées [4] est indispensable pour saisir de manière précise et ancrée les multiples logiques sociales qui ont pu favoriser une telle dynamique des gilets-jaunes. Les seuls travaux relevant d’une telle approche sont à ce jour une enquête réalisée dans des villages de Haute-Marne [5] et l’autre à Dieppe [6]. C’est à ce travail, nécessairement progressif et collectif, de réinscription des « ronds-points » des gilets jaunes dans leurs différents territoires, que souhaite contribuer ce texte, contextualisation d’autant plus nécessaire dans le cas d’un mouvement très diversifié politiquement, socialement et souvent basé sur des réseaux d’interconnaissance.

    À partir d’une ethnographie sur le vif de la mobilisation et celle, menée sur un temps plus étendu, de la vie sociale et politique [7] dans une ville rurale que j’appelle Grandmenil, j’analyserai les transformations que l’occupation d’un rond-point produit, dans un territoire populaire habituellement marqué par la fragmentation et la distance au politique, sur les relations entre habitants et les manières dont ils regardent le monde social. Ce faisant, je montrerai aussi que dans le territoire étudié, les gilets jaunes recouvrent peu les réseaux militants locaux de toutes obédiences, le mouvement favorisant plutôt l’irruption d’engagements à la fois populaires et profanes dans l’espace public.

    Entre fragmentation et distance au(x) « politique(s) »

    Pour saisir les effets que produit le mouvement au niveau local, il convient de le replacer dans le temps long des relations sociales qui se déploient à Grandmenil. Dans ce bourg rural de Lorraine de 5500 habitants, les cadres et professions intermédiaires sont sous-représentés, contrairement aux ouvriers [8], qui travaillent surtout dans le transport et l’industrie du bois. Les années 1990 puis 2000 sont marquées par plusieurs fermetures d’usines, qui fragilisent l’économie locale. Cette fragilité est renforcée par l’enclavement de la ville, située dans un territoire de plaine, qui ne bénéficie pas du tourisme. Le chômage (22,7 % contre 12,7 % pour la France métropolitaine. INSEE 2012) et le taux de pauvreté [9] y sont élevés, la part des ménages fiscaux imposés y est faible [10]. Dans un tel contexte, l’usage de la voiture n’apparaît pas comme un choix. L’offre de services aux usagers tend à se raréfier : l’accueil hospitalier a fermé en 2017, les horaires du bureau de poste couvrent moins de la moitié de la semaine ; la ville ne compte ne compte pas de lycée et les commerces se raréfient. La rétraction du bassin d’emploi oblige de nombreux habitants à investir des territoires plus dynamiques. Ces évolutions favorisent un malaise face à ce qui est perçu comme le déclin de la ville, la « sinistrose », selon les termes d’un élu local. Le bourg est donc assez typique de ces territoires ruraux, qui incarnent, avec les grands-ensembles, l’un des principaux espaces de résidence des classes populaires contemporaines.

    La taille de la ville favorise l’interconnaissance, suscitant des pratiques de solidarité mais aussi la disqualification des « assistés », des minorités ethniques ou des mères célibataires accusées de « faire des enfants pour les allocations ». À titre d’illustration, la ville compte plus de dix bars, ce qui reflète la fragmentation des liens. Ces bars sont ségrégués selon les générations et les fractions de classe et les habitués y échangent souvent des jugements sévères sur les autres groupes (« frimeurs », « cul-terreux », « cas sociaux »). Cette interconnaissance façonne aussi des formes spécifiques de politisation, marques d’une distance spatiale, sociale et culturelle vis-à-vis des catégories plus aisées. Lors des présidentielles, les scores du Rassemblement/Front National (RN/FN), sont nettement plus élevés que la moyenne nationale. En 2017, Marine Le Pen arrive en tête, avec 51 % au second tour et 33,6 % au premier et en 2012, au 1er tour, avec 26,9 % [11]. Ce parti, le seul visible localement, parvient pendant à temps à mobiliser une vingtaine de militants et sympathisants, mais ne s’ancre pas sur la durée. Plusieurs cadres locaux, appartenant aux classes moyennes, ont démissionné de leur poste d’élus et quitté le parti dès 2015. Quant aux soutiens plus populaires, ils sont candidats non éligibles en 2014 mais n’adhèrent pas formellement [12]. Par ailleurs, le soutien au FN ne doit pas être généralisé aux habitants de Grandmenil et on y relève aussi des traces de politisations à gauche. Certains ouvriers en retraite, anciennement syndiqués (surtout à la CFDT), continuent d’affirmer publiquement leurs convictions politiques, tout en se déclarant souvent déçus de l’évolution du PS et du PCF. De même, l’organisation régulière de concerts de Punk contestataire sur la ville suscite chez certains jeunes une politisation et des votes d’extrême gauche, mais ils ne militent pas sur place, tant leurs concitoyens semblent « anti-politiques ».

    En effet, plus qu’un « conservatisme », qui n’est pas unanime, le rapport au politique des habitants se définit avant tout par l’euphémisation des clivages partisans. Ainsi, lors des élections municipales de 2014, à l’exception de la liste FN (qui rassemble 21 % des votes au premier tour puis 15 % au second), les deux listes qui se classent en 1re (avec 44 % puis 48 %) et 2e position (35 % puis 38%) se présentent sans étiquettes. À Grandmenil, « tout se sait » et celui qui affiche ses opinions fait l’objet de railleries de la part des autres habitants, ce qui encourage une retenue. Cette faiblesse du tissu partisan n’implique pas pour autant une dépolitisation, au sens d’une incapacité à se mobiliser. Par exemple, fin 2012, la ville est le théâtre d’un mouvement contre l’introduction d’une taxe sur les ordures ménagères, ponctuée par des rassemblements importants (jusqu’à 600 habitants) et des dépôts de poubelles devant la mairie. Si celle-ci entrera en vigueur, le sentiment d’injustice fiscale réémerge, quelques années plus tard, lors du mouvement des gilets jaunes.

    La ville en jaune, indice d’une cohésion retrouvée

    Pour un sociologue ayant fréquenté le collège de la ville puis réinvesti Grandmenil comme terrain d’enquête, le mouvement frappe par son ampleur, mais aussi par les transformations qu’il produit. L’habituelle fragmentation est remplacée, pendant un temps, par une certaine cohésion affichée et le faible intérêt général pour la politique spécialisée [13] cède la place à des discussions passionnées sur le contexte économique et social. Dès mi-novembre, à partir d’appel sur les réseaux sociaux, un groupe d’habitants investit donc le rond-point au sortir de la ville, ralliant rapidement de 20 à 60 présents réguliers. Ils construisent une cabane, mettent en place plusieurs braseros, une camionnette sert à stocker les provisions. Les mobilisés appartiennent aux différentes strates des classes populaires : ils sont artisans et commerçants mais surtout ouvriers et employés, aussi bien stables que précaires, souvent peu diplômés. Les femmes sont assez présentes (entre 4/10 et 1/2 selon les jours). Si le mouvement favorise un recul des discours racistes (voir infra), le collectif mobilise peu les habitants des minorités (Turcs et Maghrébins), à part quelques personnes Tziganes.