Cette fois, après des années d’hésitation et d’annulation au dernier moment, le chantier a vraiment démarré. Sept jours sur sept, vingt heures par jour – de 6 h 30 du matin à 2 h 30 le lendemain – les ouvriers s’activent. Depuis un an, ils ont commencé les travaux d’une centrale nucléaire de type EPR à Hinkley, dans le Somerset, à l’ouest de l’Angleterre : deux réacteurs pour un total de 3 200 mégawatts, soit 7 % de la consommation d’électricité britannique. EDF, son constructeur et futur opérateur, y joue une large partie de son avenir.
Pour un chantier qui doit durer au moins huit ans, ce rythme effréné est hautement inhabituel, mais il n’y a plus une minute à perdre, pour que le calendrier soit respecté. « C’est le principal enjeu : tenir les délais que le conseil d’administration d’EDF juge acceptable », reconnaît dans un français impeccable Steven Heard, l’un des responsables du chantier.
Objectif : mise en service de la première tranche en 2025, et la seconde l’année suivante. Mais déjà, EDF a annoncé en juin qu’un retard de quinze mois était possible. « Ce ne sera jamais terminé en 2025, plutôt en 2027 », témoigne un très bon connaisseur de ce projet nucléaire. Quant au budget, il doit être de 19,6 milliards de livres (22 milliards d’euros), un dépassement de 1,5 milliard de livres par rapport à l’annonce de septembre 2016, lors du lancement du chantier.
Course contre la montre
Pour éviter les coûts pharaoniques, le travail de nuit se limite à « l’îlot nucléaire », là où se trouvera le réacteur. Un disque de béton de 45 mètres de diamètre y a déjà été coulé. Plusieurs millions de mètres cubes de terre ont été creusés, et à perte de vue se trouvent pelleteuses, grues et énormes camions de cent tonnes. Le premier béton du réacteur sera coulé en mai 2019.
Les va-et-vient des deux mille ouvriers présents sur place marquent le début d’une course contre la montre. Mais quels que soient les défis à relever, Nigel Cann est déjà soulagé de voir le chantier en cours. Voilà sept ans que ce haut cadre d’EDF au Royaume-Uni travaille au projet. A deux reprises, la main-d’œuvre sur place avait commencé à être embauchée. « En 2014, on était prêt à y aller une première fois. Ensuite, en 2015, il y avait huit cents ouvriers sur place », rappelle-t-il.
Mais, à chaque fois, il a dû licencier, et ronger son frein : le bouclage du financement du monstre nucléaire avait été repoussé. Un processus qui a ressemblé à « de véritables montagnes russes », témoigne M. Cann, son gilet jaune fluorescent de rigueur sur le dos, jetant un regard vers l’immense chantier de 142 hectares.
Même Steven Lovegrove, l’ancien premier secrétaire du ministère de l’énergie britannique, qui a négocié le contrat avec EDF et continue à soutenir le projet, reconnaît : « ça a été très très long et très très compliqué, sans compter toutes les questions politiques françaises que cela a générées… »
Vives critiques
La construction d’Hinkley a réussi à provoquer des critiques très vives des deux côtés de la Manche. Côté français, EDF associé à son partenaire chinois le China General Nuclear Power Group, qui finance un tiers d’Hinkley, prend tous les risques de construction. En cas de retard, ou de dépassement des coûts, l’Etat britannique ne mettra pas un centime. Or le chantier est à très hauts risques. Aucun EPR au monde n’est en service, et les chantiers en cours multiplient les retards : dix ans à Olkiluoto, en Finlande, six ans à Flamanville, en France.
Quant au coût, il devait tourner autour de 12 milliards de livres quand EDF en a parlé pour la première fois en 2008. Désormais, la facture a presque doublé. Dans ces conditions, la décision d’investir a valu une violente crise interne à l’électricien français. Le directeur financier a claqué la porte, de façon spectaculaire. La note de crédit du groupe a été abaissée par les agences de notation et le groupe a dû lancer un vaste plan d’économies, de ventes d’actifs et une augmentation de capital.
Mais le projet fait tout autant protester côté britannique. EDF a décroché un contrat hors norme auprès de Downing Street : pendant trente-cinq ans, l’Etat britannique garantit le prix de l’électricité produite à Hinkley à un niveau qui fait grincer des dents, 92,50 livres par mégawatts-heure, plus du double du prix de l’électricité actuel. « On pense que la construction de nouvelles centrales nucléaires au Royaume-Uni est une bonne idée, mais pas à ce prix-là », tacle Dan Lewis, du groupe patronal Institute of Directors. Selon les calculs officiels de Londres, les Britanniques vont verser 30 milliards de livres à EDF sur l’ensemble des trente-cinq ans du contrat.
Vincent de Rivaz, le patron d’EDF au Royaume-Uni depuis seize ans, qui quitte le groupe à la fin du mois après avoir porté le projet depuis le début, reconnaît que le succès du chantier est crucial pour la compagnie d’électricité française. « C’est un projet essentiel pour EDF, pour le Royaume-Uni, pour la filière nucléaire française, pour notre partenariat avec CGN. L’enjeu est majeur. On le sait depuis le début. Si ce n’était pas le cas, on n’aurait pas surmonté toutes les difficultés [à son lancement]. »
Du béton de mauvaise qualité
Le projet n’a été possible que parce que les intérêts stratégiques de chacun s’alignaient. Le Royaume-Uni a besoin de remplacer ses centrales nucléaires vieillissantes. Le développement des énergies renouvelables est en cours, en particulier l’éolien en mer, mais leur production est intermittente : il faut une technologie de remplacement quand le vent ne souffle pas. Pour la France, l’avenir de la filière nucléaire a besoin de succès à l’exportation. Pour la Chine, l’aide financière décisive qu’elle apporte lui permet de mettre un pied dans le marché nucléaire européen : CGN envisage de construire au moins deux centrales de sa propre technologie sur l’un des autres terrains d’EDF.
Dans ces conditions, le chantier d’Hinkley est surveillé comme le lait sur le feu. Début octobre, le conseil d’administration d’EDF au grand complet a fait le déplacement, pour inspecter les lieux. Chaque trimestre, le gouvernement britannique exige un rapport détaillé de l’évolution des travaux. Et sur place, l’obsession est de ne pas perdre un instant.
Le mois dernier, 150 mètres cubes de béton se sont révélés de mauvaise qualité. Il a fallu recommencer le travail. C’est un détail, par rapport aux 60 000 mètres cubes déjà utilisés, mais c’est deux jours de perdu, qui ajoutent aux inquiétudes.
A l’arrière du chantier, Jean-Baptiste Pomarède, qui a travaillé sur le chantier d’Olkiluoto, l’EPR finlandais, montre avec enthousiasme des maquettes grandeur nature – plusieurs mètres de haut, une dizaine de mètres de long : il s’agit d’épais tunnels en béton, où passera le câblage de la centrale. Il est inhabituel de réaliser de tels essais, qui représentent des frais importants, reconnaît-il, mais il était essentiel de maîtriser jusqu’au moindre détail leur fabrication sur place, pour n’avoir aucun retard au moment de leur pose.
Une jetée temporaire
En fabriquant la première maquette, les ingénieurs se sont d’ailleurs rendu compte que des barres d’acier n’arrivaient pas toujours exactement au millimètre près au bon emplacement. « Pour éviter le problème, on a développé un système de visionnage en 3D que les ouvriers peuvent utiliser au niveau de la construction, alors que, à Olkiluoto, on n’avait que des plans en 2D », explique-t-il.
La dimension extrême du chantier suffit à expliquer une partie des difficultés. Comme beaucoup de centrales nucléaires, Hinkley est au bord de la mer, l’eau étant utilisée pour le circuit de refroidissement. L’endroit est donc isolé dans le Somerset, et Cannington, le petit village voisin, n’a pas la capacité de recevoir les milliers d’ouvriers nécessaires (ils seront jusqu’à 5 000). Il faut donc construire des logements : 500 préfabriqués seront bientôt sur le chantier, et un « campus » de 1 100 lits se situera à proximité. Interdiction de venir en voiture au travail, les petites routes locales ne le permettraient pas : EDF a mis en place un système de transports en commun, avec une flotte de 93 bus.
Pas question non plus pour la municipalité d’accepter de voir passer des milliers de camions : la limite est fixée à 375 par jour. Pour faire venir les millions de tonnes de matériaux nécessaires, EDF n’a donc pas d’autre solution que de tout faire arriver par bateau. Cela nécessite la construction d’une jetée temporaire qui s’étirera sur un demi-kilomètre dans la mer. Une telle contrainte augmente fortement les coûts, mais c’était une condition sine qua non à l’obtention du permis de construire.
EDF assure avoir tiré toutes les leçons des EPR en Finlande, en France et en Chine, dont les premiers doivent être mis en service l’année prochaine. Si le calendrier et le coût du chantier sont maîtrisés, l’espoir est même qu’Hinkley devienne une tête de pont, avec deux autres réacteurs qui pourraient être construits à Sizewell, dans l’est de l’Angleterre. Mais personne ne se fait d’illusion, il faudra baisser les coûts : « Le moment venu, Sizewell devra coûter moins cher ou ne se fera pas, reconnaît Vincent de Rivaz. Le chantier ne pourra pas peser sur le bilan d’EDF comme celui d’Hinkley. » L’évolution des travaux sur place dans les années à venir permettra de trancher. Le travail de nuit n’est pas près de s’arrêter.