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  • Annulation des « Emigrants » de Krystian Lupa à Genève, les techniciens réagissent Thierry Sartoretti/olhor/aq
    Natacha Koutchoumov, co-directrice de la Comédie de Genève revient sur les raisons de l’annulation de la pièce « Les Émigrants »

    La récente annulation de la pièce « Les Emigrants » à La Comédie de Genève a mis en lumière le comportement problématique du metteur en scène polonais Krystian Lupa. Un document inédit de neuf pages, rédigé par l’équipe technique du théâtre et consulté par la RTS, relève de « multiples manques de respect, réprimandes, moqueries, scènes d’ivresse et d’humiliation ».

    A Genève, La Comédie devait produire ce mois-ci un spectacle du metteur en scène polonais Krystian Lupa. A 79 ans, il est décrit comme un « monstre sacré du théâtre européen », sorte de chaman des textes les plus exigeants. Ses spectacles sont de longues plongées (4 à 5 heures) dans des œuvres littéraires.


    Ce spectacle devait être le chant du cygne du duo de direction de La Comédie, Natacha Koutchoumov et Denis Maillefer. Une production ambitieuse dotée de 930’000 francs de budget, avec des co-producteurs prestigieux : le Festival d’Avignon où Lupa a été régulièrement invité et le Théâtre de l’Odéon à Paris. Une tournée internationale devait suivre dans la foulée.

    Production stoppée net début juin
    La première de « Les Emigrants » d’après le roman de l’Allemand W.G. Sebald, devait avoir lieu le 1er juin. Elle est d’abord repoussée d’une semaine. Pas prête. Le 2 juin, coup de théâtre : la production est stoppée net, annulée. La raison est expliquée par un communiqué de la direction de la Comédie qui relève des « divergences sur la philosophie de travail entre la direction artistique du projet d’un côté et la direction générale et les équipes permanentes et temporaires de l’autre. Ces divergences ont engendré des difficultés de communication rendant la création du spectacle irréalisable ». Entre La Comédie et le metteur en scène flanqué de sa garde rapprochée, rien ne va plus.

    Cette annulation provoque celle des dates au Festival d’Avignon qui ne peut, faute de moyens, assurer la fin de cette création. Krystian Lupa s’excuse dans la presse française pour deux esclandres commis en répétition. Il renvoie cependant la responsabilité à La Comédie, incapable, selon ses dires, de s’adapter à sa façon de travailler. Comédiens et comédiennes suisses veulent continuer, certains sont fâchés.

    Colère de l’équipe technique de La Comédie
    De son côté, l’équipe technique de La Comédie rédige un document de neuf pages dont la RTS a eu connaissance. Le ton est sobre, factuel et ce très long texte révèle un climat de travail difficilement soutenable entre toute l’équipe technique suisse, l’équipe technique polonaise, le metteur en scène Krystian Lupa et son compagnon, le costumier Piotr Skiba. L’équipe technique évoque dans ce document de « multiples manques de respect, réprimandes, moqueries, scènes d’ivresse et d’humiliation s’accompagnant d’une organisation chaotique induite par l’impréparation de l’équipe artistique ». Ledit Skiba était régulièrement ivre et colérique.

    De multiples manques de respect, réprimandes, moqueries, scènes d’ivresse et d’humiliation s’accompagnant d’une organisation chaotique induite par l’impréparation de l’équipe artistique.
    _ Extrait d’un document rédigé par l’équipe technique de La Comédie
    Du 8 au 25 mai, assis sur scène face à ses neuf comédiennes et comédiens, mais dos à la technique, Krystian Lupa aurait monologué des heures durant en polonais. Sa voix reprise par un micro dans tout le théâtre à fort volume. La plupart du temps, il ne laisse pas la place à la traduction et parle par-dessus celle-ci. Les monologues durent quotidiennement entre 5 et 7,5 heures, indique encore l’équipe technique de La Comédie. (Lire encadré) _

    Epuisement de la traductrice du spectacle
    Le rapport note que les autres théâtres ayant travaillé avec ce metteur en scène ont dû mettre en place un roulement des équipes très important. Il est question d’épuisement, d’hospitalisation et d’équipes remplacées entièrement suite à des refus de collaboration avec Krystian Lupa, notamment en Pologne, son pays d’origine. Un terme frappe dans le document qui ne remet pas en question la qualité artistique du metteur en scène : c’est celui d’"abuseur".

    Le 30 mai survient le pic de la crise : la traductrice épuisée - elle travaille 16 heures par jour à tout traduire et transcrire -, réclame une pause de cinq minutes. Lupa hurle et la traite notamment, selon le témoignage recueilli par la RTS d’une personne présente sur place, de « sale pute ». Le co-directeur Denis Maillefer a quant à lui droit à l’épithète de « Satan ». Il a osé élever la voix contre un fait relevant du harcèlement moral et du mobbing, parfaitement contraire aux principes de travail de cette institution publique qu’est La Comédie. A la suite de cet ultime esclandre, les derniers liens de travail sont brisés.

    Annulation du spectacle à Avignon et remplacement problématique
    Le spectacle de remplacement des « Emigrants » au Festival d’Avignon a été trouvé. C’est aussi une production de La Comédie de Genève. Il s’agit de « Dans la mesure de l’impossible » de Tiago Rodrigues, actuel directeur d’Avignon. Dans la distribution de ce spectacle, on trouve la comédienne Natacha Koutchoumov, également co-directrice de La Comédie. Ce choix soulève une autre question éthique. La personne qui a annulé une pièce de théâtre peut-elle ensuite figurer dans la production la remplaçant ?

    #krystian_lupa #piotr_skiba #Théatre #violence #harcèlement #travail #humiliation #mobbing #brutalité #domination #conditions_de_travail #Avignon

    Source : https://www.rts.ch/info/culture/spectacles/14104075-annulation-des-emigrants-de-krystian-lupa-a-geneve-les-techniciens-reag

    • Quelques extraits des réactions de l’équipe technique de La Comédie
      La RTS a eu connaissance d’un document de neuf pages rédigé par l’équipe technique de La Comédie qui revient sur les faits concernant la création du spectacle « Les Emigrants » de Krystian Lupa et dont le déroulement s’étale de mars à mai 2023.

      En voici quelques extraits :

      « M. Lupa demande un micro pour s’exprimer, afin d’appareiller sa voix très puissante, compréhensible en tout point de la salle, dans laquelle il règne un silence absolu lorsqu’il parle. Sa voix rempli l’espace à un niveau très fort pendant toute la durée de la répétition, et il nous est refusé d’en baisser le niveau. M. Lupa s’exprimant en polonais, un deuxième micro est fourni à la traductrice qui s’efforce de traduire le discours extrêmement prolixe et ininterrompu du metteur en scène, qui la plupart du temps ne prend pas la peine de laisser l’espace nécessaire à la traduction et qui parle par-dessus celle-ci. Il nous devient très difficile de comprendre le discours qui s’énonce au plateau et il est toujours très fatigant à écouter et à transformer en actions claires.


      De plus, la traductrice ne possédant pas du tout le langage technique, les maigres informations captées s’avèrent souvent imprécises ou totalement confuses pour tous les corps de métier. Il règne donc une ambiance sonore écrasante où seule la voix de M. Lupa est autorisée. Lors de nos rares interventions, M. Lupa nous coupe la parole et impose toujours le même niveau sonore. »

      « Les 8 heures de répétitions quotidiennes sont donc, jusqu’à quelques jours de la première (...), constituées de 5 à 7,5 heures de monologue de M. Lupa, entrecoupées de 5 à 20 minutes consécutives maximum de jeu des comédiens. »

      « A la seconde où le résultat visuel ou sonore diverge de sa vision, M. Lupa interrompt la répétition par des cris de colère et d’indignation, et repart dans une diatribe qui laisse les régisseuses-eurs sidérés et tétanisés. »

      « M. Lupa n’a jamais assumé sa part de responsabilité dans l’impasse dans laquelle se trouvait la création. Nous subissions son courroux et son dénigrement et régulièrement, il commençait la journée de travail nous menaçant que s’il y avait des erreurs, il annulerait la première, voire le spectacle, puisqu’il était selon lui impossible de travailler ainsi ! »

      « Que M. Lupa ait une manière totalement à lui de diriger ses comédiennes-iens, c’est son droit le plus strict. Mais nous ne sommes pas des comédiens, nos outils ne sont pas nos corps, nos voix. »

      « Toutes les créations de M. Lupa mettent les équipes techniques sous une pression énorme. Pour encaisser cette pression, les directions des théâtres ont eu recours à un turn-over des équipes très important. Les régisseurs étaient régulièrement remplacés une fois épuisés, déprimés, voire hospitalisés. Des équipes ont été entièrement remplacées suite à leur refus de continuer, y compris en Pologne.

      C’est plutôt la position des directions de théâtre qui a permis, à un prix humain exorbitant, de faire aboutir ces créations. Ces éléments nous ont été relatés par la collaboratrice même et traductrice de longue date de M. Lupa, mais aussi par ses collaborateurs artistiques. »

      « Nous avons reçu de nombreux témoignages venant de Pologne où ’il est un abuseur connu bien que personne n’ait eu le courage de s’opposer à lui… Mais la communauté du théâtre est au début d’un processus de contre-attaque’... »

      Les témoignages des comédiennes Audrey Cavelius et Lola Riccaboni
      Les deux comédiennes suisses Audrey Cavelius et Lola Riccaboni ont travaillé il y a une dizaine d’années avec le metteur en scène Krystian Lupa sur le spectacle « Salle d’attente » monté à Vidy-Lausanne. Lola Riccaboni a également joué dans la pièce « Perturbation » du même metteur en scène. Elles témoignent toutes les deux ici. Un acte courageux.

      Audrey Cavelius
      Audrey Cavelius a accepté de témoigner dans l’émission « Vertigo » du mercredi 14 juin. Quelques extraits de cet entretien :

      « On écoute Lupa pendant trois semaines. Il fait un monologue devant nous. Il rentre en communication avec son intériorité. Nous, on écoute, on regarde et on apprend de ça. »

      « J’ai des souvenirs de cris, de hurlements, d’impatience très prononcée. Et je me rappelle que la technique à Vidy était très très fatiguée, on était tous très très fatigués. Tout le monde était sur les nerfs et à fleur de peau. Par contre, je n’ai pas le souvenir d’insultes. Je n’ai pas été insultée, je n’ai pas été humiliée, moi. »

      « Le pacte que nous, acteurs, on fait avec Lupa, c’est que l’on va se mettre en pâture. On met notre corps et notre esprit au service de quelque chose que l’on va chercher tous ensemble. Nous, on est prêt à faire ça. Mais ce n’est pas le travail des équipes technique, d’être mises en pâture. »

      « On travaille sans filet, on est mis à nu et quand on est jeune, et même après, c’est une bombe. »

      « Même si on se fait mal traiter, pour survivre on a besoin du lien [avec le metteur en scène, avec le groupe] et pas d’authenticité. Donc on choisit le lien et on se coupe de nous-même, on se prostitue, on s’humilie, on se viole… Ca va très très loin, car c’est une décision que l’on a prise nous-mêmes, pour ne pas mourir. Et moi, j’ai décidé de ne pas mourir. »

      Lola Riccaboni
      Lola Riccaboni a fait parvenir par écrit à l’émission « Vertigo » le témoignage suivant :

      « Ce que j’en pense aujourd’hui, c’est que l’ère des relations toxiques et les rapports de domination au plateau devrait être révolue, qu’il y a mille autres manières de créer des spectacles que dans des conditions de peur ou de souffrance (quel que soit le corps de métier que cela impacte, il faut également arrêter de hiérarchiser et porter les actrices et acteurs aux nues et laisser les autres dans l’ombre). On crée des spectacles ensemble et si certain.e.s sont maltraité.e.s, il faut que collectivement on se saisisse du problème.

      Je peux déplorer qu’un tel événement ne fasse que renforcer un fossé qui est encore trop présent, surtout dans les grandes institutions, comme si on parlait de mondes différents... alors qu’on crée ensemble et que le bien-être ou les conditions de travail de chaque collaboratrice et collaborateur devraient compter autant ... Mais certains schémas ont la dent dure….

      Ainsi le mythe de l’artiste torturé qui ne sait plus comment il s’adresse aux autres tellement il est habité par son grand rêve de créateur fou.

      Il faut arrêter avec ça ! Je salue donc la décision de la direction de La Comédie, qui me semble être un acte politique fort, engagé et très courageux. Et j’envoie également tout mon soutien à l’équipe technique. »