• À Strasbourg, l’Europe intensifie discrètement le fichage des migrants

    Dans un bâtiment discret, 350 personnes travaillent à renforcer le #contrôle et le #suivi des personnes entrant dans l’#espace_Schengen. Reportage dans l’agence de l’Union européenne qui renforce le fichage des migrants.

    Dans le quartier du Neuhof à Strasbourg, un bâtiment hautement sécurisé attire l’œil. Dissimulée derrière le gymnase du Stockfeld et entourée de terrains vagues, l’#agence_européenne #eu-Lisa est protégée par deux lignes barbelées surplombées de caméras. Aux alentours du bâtiment, les agents de sécurité portent au cœur un petit drapeau bleu aux douze étoiles. Des véhicules immatriculés en France, au Luxembourg, en Belgique et en Allemagne stationnent sur le parking.

    Créée en 2011 et opérationnelle depuis 2012, l’#agence_européenne_pour_la_gestion_opérationnelle_des_systèmes_d’information à grande échelle eu-Lisa développe et fait fonctionner les #bases_de_données de l’Union européenne (UE). Ces dernières permettent d’archiver les #empreintes_digitales des demandeurs et demandeuses d’asile mais aussi les demandes de visa ou les alertes de personnes portées disparues.

    Le siège d’eu-Lisa est à Tallinn, en Estonie. Un bureau de liaison se trouve à Bruxelles et son centre opérationnel a été construit à Strasbourg. Lundi 26 février, le ministre délégué aux affaires européennes, Jean-Noël Barrot, est venu visiter l’endroit, où sont développés les nouveaux systèmes de suivi et de #filtrage des personnes migrantes et des voyageurs et voyageuses non européen·nes. Le « cœur de Schengen », selon la communication de l’agence.

    Sur les écrans de contrôle, des ingénieur·es suivent les requêtes adressées par les États membres aux différents #systèmes_d’information_opérationnels. L’un d’eux raconte que le nombre de cyberattaques subies par l’agence est colossal : 500 000 tentatives par mois environ. La quantité de données gérées est aussi impressionnante : en 2022, le système #VIS (#Visa_Information_System) a enregistré 57 millions de demandes de #visas et 52 millions d’empreintes digitales. La même année, 86,5 millions d’alertes ont été transmises au système #SIS (#Schengen_Information_System).

    Dans l’agence du Neuhof, une vingtaine de nationalités sont représentées parmi les 350 travailleurs et travailleuses. En tout, 500 mètres carrés sécurisés abritent les données confidentielles de dizaines de millions de personnes. 2 500 ordinateurs fonctionnent en permanence pour une capacité de stockage de 13 petabytes, soit 13 milliards de gigabytes. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, l’eu-Lisa répond aux demandes de données des pays membres de l’espace Schengen ou de l’Union européenne.

    Traduire la politique en #technologie

    Au-delà de la salle de réunion, impossible de photographier les murs ou l’environnement de travail. L’enclave européenne est sous haute surveillance : pour entrer, les empreintes digitales sont relevées après un passage des sacs au scanner. Un badge connecté aux empreintes permet de passer un premier sas d’entrée. Au-delà, les responsables de la sécurité suivent les visiteurs de très près, au milieu d’un environnement violet et vert parsemé de plantes de toutes formes.

    Moins de six mois avant le début des Jeux olympiques et paralympiques de Paris et deux mois après l’accord européen relatif au Pacte sur la migration et l’asile, l’agence aux 260 millions d’euros de budget en 2024 travaille à mettre en place le système de contrôle des flux de personnes le plus précis, efficace et complet de l’histoire de l’espace Schengen. Le pacte prévoit, par exemple, que la demande d’asile soit uniformisée à travers l’UE et que les « migrants illégaux » soient reconduits plus vite et plus efficacement aux frontières.

    Pour accueillir le ministre, #Agnès_Diallo, directrice de l’eu-Lisa depuis 2023, diffuse une petite vidéo en anglais dans une salle de réunion immaculée. L’ancienne cadre de l’entreprise de services numériques #Atos présente une « agence discrète » au service de la justice et des affaires intérieures européennes. À l’eu-Lisa, pas de considération politique. « Notre agence a été créée par des règlements européens et nous agissons dans ce cadre, résume-t-elle. Nous remplaçons les frontières physiques par des #frontières_numériques. Nous travaillons à laisser passer dans l’espace Schengen les migrants et voyageurs qui sont légitimes et à filtrer ceux qui le sont moins. »

    L’eu-Lisa invente, améliore et fait fonctionner les sept outils informatiques utilisés en réseau par les États membres et leurs institutions. L’agence s’assure notamment que les données sont protégées. Elle forme aussi les personnes qui utiliseront les interfaces, comme les agents de #Frontex, d’#Europol ou de la #police_aux_frontières. Au Neuhof, les personnes qui travaillent n’utilisent pas les informations qu’elles stockent.

    Fichés dès l’âge de 6 ans

    L’agence eu-Lisa héberge les empreintes digitales de 7,5 millions de demandeurs et demandeuses d’asile et « migrants illégaux » dans le système appelé Eurodac. Pour le moment, les données récoltées ne sont pas liées à l’identité de la personne ni à sa photo. Mais avec l’adoption des nouvelles règles relatives au statut de réfugié·e en Europe, Eurodac est en train d’être complètement refondé pour être opérationnel en 2026.

    La réforme décidée en décembre 2023 prévoit que les demandeurs d’asile et « migrants illégaux » devront fournir d’autres informations biométriques : en plus de leurs empreintes, leur photo, leur nom, prénom et date et lieu de naissance seront enregistrés lors de leur entrée dans Schengen. La procédure vaudra pour toute personne dès l’âge de 6 ans (contre 14 avant la réforme). Les #données qui étaient conservées pour dix-huit mois pourront l’être jusqu’à cinq ans.

    La quantité d’informations stockées va donc croître exponentiellement dès 2026. « Nous aurons énormément de données pour #tracer les mouvements des migrants irréguliers et des demandeurs d’asile », se félicite #Lorenzo_Rinaldi, l’un des cadres de l’agence venant tout droit de Tallinn. Eurodac permettra à n’importe quelle autorité policière habilitée de savoir très précisément par quel pays est arrivée une personne, ainsi que son statut administratif.

    Il sera donc impossible de demander une protection internationale dans un pays, puis de s’installer dans un autre, ou de demander une seconde fois l’asile dans un pays européen. Lorenzo Rinaldi explique : « Aujourd’hui, il nous manque la grande image des mouvements de personnes entre les États membres. On pourra identifier les tendances, recouper les données et simplifier l’#identification des personnes. »

    Pour identifier les itinéraires et contrôler les mouvements de personnes dans l’espace Schengen, l’agence travaille aussi à ce que les sept systèmes d’information fonctionnent ensemble. « Nous avions des bases de données, nous aurons désormais un système complet de gestion de ces informations », se réjouit Agnès Diallo.

    L’eu-Lisa crée donc également un système de #traçage des entrées et des sorties de l’espace Schengen, sobrement appelé #Entry-Exit_System (ou #EES). Développé à l’initiative de la France dès 2017, il remplace par une #trace_numérique le tamponnage physique des passeports par les gardes-frontières. Il permet notamment de détecter les personnes qui restent dans Schengen, après que leur visa a expiré – les #overstayers, celles qui restent trop longtemps.

    Frontières et Jeux olympiques

    « Toutes nos équipes sont mobilisées pour faire fonctionner le système EES [entrées-sorties de l’espace Schengen – ndlr] d’ici à la fin de l’année 2024 », précise Agnès Diallo. Devant le Sénat en 2023, la directrice exécutive avait assuré que l’EES ne serait pas mis en place pendant les Jeux olympiques et paralympiques si son influence était négative sur l’événement, par exemple s’il ralentissait trop le travail aux frontières.

    En France et dans onze autres pays, le système EES est testé depuis janvier 2024. L’agence estime qu’il sera prêt pour juillet 2024, comme l’affirme Lorenzo Rinaldi, chef de l’unité chargé du soutien à la direction et aux relations avec les partenaires de l’eu-Lisa : « Lorsqu’une personne non européenne arrive dans Schengen, elle devra donner à deux reprises ses #données_biométriques. Donc ça sera plus long la première fois qu’elle viendra sur le territoire, mais ses données seront conservées trois ans. Les fois suivantes, lorsque ses données seront déjà connues, le passage sera rapide. »

    Ce système est prévu pour fonctionner de concert avec un autre petit nouveau, appelé #Etias, qui devrait être opérationnel d’ici au premier semestre de 2025. Les personnes qui n’ont pas d’obligation d’avoir de visa pour entrer dans 30 pays européens devront faire une demande avant de venir pour un court séjour – comme lorsqu’un·e citoyen·ne français·e demande une autorisation électronique de voyage pour entrer aux États-Unis ou au Canada. La procédure, en ligne, sera facturée 7 euros aux voyageurs et voyageuses, et l’autorisation sera valable trois ans.

    L’eu-Lisa gère enfin le #système_d’information_Schengen (le #SIS, qui gère les alertes sur les personnes et objets recherchés ou disparus), le système d’information sur les visas (#VIS), la base de données des #casiers_judiciaires (#Ecris-TCN) et le #Codex pour la #coopération_judiciaire entre États membres.

    L’agence travaille notamment à mettre en place une communication par Internet entre ces différents systèmes. Pour Agnès Diallo, cette nouveauté permettra une coordination sans précédent des agents aux frontières et des institutions judiciaires nationales et européennes dans les 27 pays de l’espace Schengen.

    « On pourra suivre les migrants, réguliers et irréguliers », se félicite Fabienne Keller, députée européenne Renew et fervente défenseuse du Pacte sur les migrations. Pour la mise en place de tous ces outils, l’agence eu-Lisa devra former les États membres mais également les transporteurs et les voyageurs et voyageuses. L’ensemble de ces systèmes devrait être opérationnel d’ici à la fin 2026.

    https://www.mediapart.fr/journal/international/050324/strasbourg-l-europe-intensifie-discretement-le-fichage-des-migrants

    #fichage #migrations #réfugiés #biométrie
    via @karine4
    ping @_kg_

  • La #numérisation du #contrôle_migratoire européen

    Le contrôle migratoire européen repose aujourd’hui sur la collecte, la sauvegarde et le partage d’#informations_biométriques_numérisées par les polices et consulats des États membres. Du premier fichier dit #SIS (#Système_d’informations_Schengen) issu du rapprochement des polices dans les années 1980 contre la criminalité transfrontalière à l’#Entry_Exit_System qui ambitionne d’enregistrer l’ensemble des voyageurs vers l’Europe à partir de 2022, ces #bases_de_données dessinent un #contrôle_à_distance, en amont dès le pays de départ et en aval au sein même de l’espace Schengen, souvent déconnecté de tout franchissement frontalier. Un tel #contrôle_numérisé nourrit une #industrie de la surveillance et de la #sécurité en pleine expansion. Ce phénomène peut être rapproché de la mise en carte d’antan tout en se singularisant par un #contrôle_individualisé dans un fantasme de #surveillance_généralisée de l’ensemble des #mobilités contemporaines.

    https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/les-migrations-en-europe/surveillance-et-contr%C3%B4le-des-migrations/la-num%C3%A9risation-du-contr%C3%B4le-migratoire-europ%C3%A9en

    #surveillance #frontières #migrations #réfugiés #asile #biométrie #données #privatisation #complexe_militaro-industriel

    ping @isskein @karine4 @etraces

  • Numérique et administration : l’effondrement des cathédrales - L’Âge de la multitude
    http://colin-verdier.com/numerique-dans-l-administration-l-effondrement-des-cathedrales

    Nicolas Colin revient sur l’échec du projet d’Opérateur national de paie. Un échec qui s’explique car le projet n’a pas été l’occasion de transformer l’organisation, mais au contraire qu’il a du se conformer à la complexité de l’organisation existante. Ce qui implique une lourde maîtrise d’oeuvre, d’autant plus difficile à orchestrer que la gouvernance est faible : le politique se moque des systèmes d’information. Et Nicolas Colin d’en tirer 3 conclusions : on ne réduit pas les déficits budgétaires par la rationalisation informatique. La culture numérique de l’administration doit évoluer : il n’y aura pas d’innovation numérique dans une grande organisation si celle-ci n’a pas décidé que le numérique était son corps de métier, donc sans compétence particulière et sans alliance avec les utilisateurs. (...)

    #egov #politiquespubliques #e-administration

    • Après le naufrage du système Louvois l’Etat s’apprête à saborder le projet d’Opérateur national de paie.
      http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/le-gouvernement-enterre-l-operateur-national-de-paye-onp_1498108
      Plusieurs années de travail, des dizaines de collaborateurs, des centaines de millions d’euros n’auront servi à rien : la paie des fonctionnaires va continuer d’être gérée dans des systèmes d’information ministériels, isolés les uns des autres, qui reflètent en réalité la diversité des corps et des carrières dans toutes les parties de l’administration de l’#Etat.

      Un modèle... :

      Jeff Bezos a eu cette détermination quand il a imposé à Amazon de se convertir à une architecture orientée services. Mais dans l’administration, Jeff Bezos n’existe pas : aucun ministre, Premier ministre ou Président de la République ne va mettre en jeu sa responsabilité sur le déploiement d’un nouveau #système_d’information. Dans ces conditions, l’organisation ne se soumet pas : loin de se transformer pour accueillir le nouveau système, elle va au contraire lui imposer ses contraintes et amoindrir sa valeur ajoutée. Le nouveau système n’est pas une opportunité d’innover, mais un moyen d’optimiser l’organisation existante et son fonctionnement habituel. C’est une #infrastructure coûteuse, rigide et mise au service de la routine.

      Puisqu’il n’est plus possible, dans l’état actuel de l’administration de l’Etat et de sa gouvernance, de déployer de grands systèmes d’information à l’état de l’art, trois conclusions s’imposent.

      1/ La première, c’est que les dirigeants politiques doivent arrêter de compter sur la rationalisation des dépenses informatiques pour réduire le déficit budgétaire. (...)

      2/ La deuxième conclusion, c’est qu’il faut que la culture numérique de l’administration change profondément, comme elle commence à le faire dans les grandes organisations privées – sous l’inspiration des géants industriels de l’économie numérique. Beaucoup a été écrit là-dessus, mais trois règles suffisent à résumer les enjeux :

      – il n’y a pas d’innovation numérique dans une grande organisation si cette organisation n’a pas décidé que le numérique était son coeur de métier – donc que les dirigeants au plus haut niveau s’emparent de ces dossiers et en font les indicateurs de leur succès et de leur échec. Obama l’a fait avec l’infrastructure numérique du système fédéral d’assurance maladie universelle (...) [malgré ses ratés, projet pas abandonné]
      – il n’y a pas d’innovation numérique dans une grande organisation sans une alliance avec les utilisateurs des applications au quotidien : c’est difficile car ça se marie mal avec la culture hiérarchique dans l’administration, imprégnée par le respect de l’ordre établi. Mais une organisation ne peut pas innover sur le volet numérique si ses collaborateurs ne sont pas dans une rébellion permanente contre le sommet de l’organisation. Les #fonctionnaires ont beaucoup à surmonter pour s’engager dans cette rébellion. Pour les #citoyens, en revanche, c’est plus facile. Et la révolution numérique, rappelons-le, fait rentrer les utilisateurs de l’extérieur à l’intérieur des organisations. Ceux qui se rebellent en premier contre les sous-performances numériques de l’administration, ce sont les administrés eux-mêmes !

      3/ La troisième conclusion, c’est qu’on n’y arrivera pas de sitôt – donc qu’un régime intermédiaire est nécessaire.

      #libéralisme #open_gov

      http://seenthis.net/messages/211854
      http://seenthis.net/messages/236122
      http://seenthis.net/messages/238510
      http://www.internetactu.net/2014/03/18/ce-que-linternet-na-pas-reussi-34-distribuer-lautorite

      cc : @rimbert