Un grand sourire illumine le visage du petit Youssef, 15 mois. Bien au chaud dans les bras de sa mère, il rit, s’agite et s’amuse des grimaces de son père. Un enfant comme les autres… ou presque. Youssef est le seul enfant ayant survécu au terrible naufrage survenu dans la nuit du 19 au 20 janvier à proximité de l’île grecque de Farmakonisi et qui a coûté la vie à onze migrants, principalement des femmes et des enfants.
Ce soir-là, vingt-quatre Afghans et trois Syriens s’entassent clandestinement dans un petit bateau de pêche depuis le port turc de Didim. « J’ai payé 6 000 dollars - 4 400 euros - au passeur pour ma femme, mon fils et moi », explique Khaiber Rahemi, 25 ans, le père de Youssef. Deux heures de navigation plus tard, les voici dans les eaux territoriales grecques. L’Europe. « Notre moteur est tombé en panne mais, assez vite, nous avons vu arriver vers nous un bateau grec. Je me suis dit : ça y est, notre longue route est finie. »
Enquête préliminaire
Parti il y a cinq mois de Kaboul, cet ancien chauffeur de taxi raconte les semaines de marche dans les montagnes enneigées du Pakistan, puis les quatre mois dans un hôtel miteux d’Istanbul à attendre le feu vert du passeur. « La lumière de ce bateau grec, c’était l’espoir concrétisé de cette vie nouvelle, sans danger ni violence, que ma femme et moi voulions pour notre fils. Mais rien ne s’est passé comme nous l’attendions. »
Khaiber affirme que les policiers grecs ont attaché une corde à leur bateau et ont commencé à les remorquer vers la Turquie. « Je suis sûr de ce que je dis car je voyais les lumières », insiste Khaiber. Les autorités grecques, transcriptions radar à l’appui, rejettent ces accusations de refoulement vers les eaux turques. Cette opération les placerait dans l’illégalité, le droit européen interdisant de renvoyer de force à la frontière des réfugiés et potentiels demandeurs d’asile.
Pour les ONG qui travaillent sur la question, le refoulement est pourtant une réalité en Grèce. En juillet 2013, un rapport d’Amnesty International dénonçait de telles pratiques et rappelait que, depuis août 2012, au moins 136 réfugiés ont perdu la vie alors qu’ils tentaient de rejoindre la Grèce en bateau depuis la Turquie. « La différence ici, c’est que le drame s’est déroulé alors que l’embarcation des migrants était déjà sous le contrôle des gardes-côtes grecs et qu’il y a des survivants pour nous le dire », souligne Georges Tsarbopoulos, le chef du bureau du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) à Athènes.
A part le petit Youssef et sa mère, Zoura, les quatorze autres survivants sont des hommes. « Lorsque le bateau grec nous tirait de plus en plus vite en faisant des zigzags, l’eau rentrait de partout dans le bateau, alors les femmes et les enfants se sont réfugiés dans la petite cabine. Ils se sont retrouvés piégés lorsqu’on a sombré », explique Abdul Sabur Azizi, 30 ans. « Nous, les hommes, on a réussi à se hisser à bord du bateau grec malgré les tentatives pour nous en empêcher. Un Grec a coupé la corde reliant les deux bateaux », soutient encore M. Azizi.
La marine grecque affirme de son côté que les migrants ont fait chavirer leur bateau lorsque deux d’entre eux sont tombés à l’eau et nie avoir refusé de prendre à bord les clandestins et les avoir maltraités. Mais sous la pression des ONG, la cour navale du Pirée a ouvert une enquête préliminaire.
« Scandale politique »
L’affaire a pris un tour politique quand le ministre grec de la marine marchande, Miltiadis Varvitsiotis, irrité par les critiques du commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Nils Muiznieks, dénonçant un « acte probable d’expulsion collective ayant échoué », a affirmé que « Muiznieks et certains autres veulent créer un scandale politique en Grèce ». Le ministre a assuré que la garde côtière avait fait de son mieux pour sauver le plus possible de personnes, compte tenu des conditions de navigation difficiles. « Personne ne veut ouvrir en grand les portes et octroyer l’asile à tous les immigrants qui se présentent dans ce pays », a-t-il ajouté.
Selon les chiffres du HCR, 39 759 migrants ont été appréhendés lors de leur entrée en Grèce en différents points du territoire en 2013. Ils étaient 73 976 en 2012. Hébergés à Athènes, les seize survivants ont reçu une invitation à quitter le territoire dans les trente jours. Le HCR demande au gouvernement grec de leur accorder un permis de séjour afin qu’ils puissent témoigner dans la procédure judiciaire.
Abdul Sabur Azizi refuse de partir tant que les autorités ne lui auront pas remis les corps de sa femme de 28 ans, Elaha, et de son fils de 10 ans, Bezad, tous deux probablement prisonniers de l’épave. « J’étais si fier de lui. Je voulais qu’il ait une vie loin des guerres de clans qui déciment ma famille », dit en s’effondrant ce jeune homme qui avait tenu à raconter sans faillir son histoire, le regard hanté. « Finalement, j’aurais préféré mourir avec eux. Regardez comme elle est belle et lui… si sérieux », ajoute-t-il en montrant, dans le creux de sa main, deux minuscules photos plastifiées de sa femme et son fils. « C’est tout ce qu’il me reste d’eux. »
Adéa Guillot