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L’année 2024, perturbée par une inflation toujours présente, l’instabilité politique et un recours plus important à l’occasion, s’annonce assez morose pour le secteur du livre. Mais certains acteurs, pris à la gorge par le manque de place en librairie et la hausse des coûts de production, tirent plus particulièrement la langue. Alors, l’indépendance passera-t-elle l’hiver ?
Publié le :
21/11/2024 à 09:08
Antoine Oury
Quand, à la fin du mois de septembre dernier, les éditions Rouquemoute, spécialisées dans la bande dessinée, lancent un « appel à l’aide », un écho semble y répondre. En effet, en quelques mois, les alarmes de ce genre ont résonné à plusieurs reprises : en mars 2024, une autre maison d’édition des Pays de la Loire, Ici Même, affichait une situation économique délicate. En mai, The Hoochie Coochie ouvrait une caisse de soutien, pour assurer la poursuite de ses activités.
Quelques semaines plus tard, suite à une négociation malheureuse sur les droits d’un auteur, Cornélius, maison historique de la BD « alternative », en appelait à son tour à la solidarité. Le phénomène ne se limite pas à la bande dessinée : Les Moutons Électriques, éditeur bien connu des amateurs de science-fiction, se retrouvait à nouveau en difficulté financière en septembre dernier...
Un “certain marasme”
« C’est un phénomène qui est tout sauf isolé, il s’agirait même d’une tendance qui s’accroit, au point que nous sommes aujourd’hui à un véritable point de bascule. » Dominique Tourte, fondateur et gérant de la maison d’édition Invenit, n’emprunte pas de détour : directeur général de la Fédération des éditions indépendantes (Fedei) depuis 2021, année de la création de cette structure, il se déclare particulièrement inquiet.
La Fedei réunit aujourd’hui un peu plus de 400 maisons d’édition indépendantes, sur les 2500 que compterait le secteur, estime-t-elle. Définir l’indépendance d’une structure éditoriale peut sembler compliqué, aussi la structure se base-t-elle sur trois critères : la publication à compte d’éditeur, l’absence de contrôle direct ou indirect par l’État, une collectivité territoriale, un établissement public, un groupe éditorial ou financier, et enfin un chiffre d’affaires annuel inférieur à 10 millions €.
Elle n’a pas encore l’envergure d’un observatoire, capable de rendre compte plus précisément de l’état de l’édition indépendante. « Je ne peux parler que des propos échangés, des conversations entre nous », reconnait ainsi son directeur général. « Mais si 2023 était encore satisfaisant pour une bonne part d’entre nous, depuis début 2024, tous nos membres font état d’un certain marasme. »
Ce constat plutôt morose ne surprend guère, dans un secteur du livre où le marché se révèle, au mieux, atone. Les derniers résultats communiqués par le Syndicat national de l’édition (SNE), organisation patronale qui réunit un peu plus de 700 éditeurs, dont les grands groupes du livre, annonçaient un chiffre d’affaires en hausse de 1,1 % en 2023.
Avec 2,944 milliards € de CA, tout va bien ? Pas vraiment, puisque cette donnée, seule, dissimule, la hausse des prix des livres, qui, en trompe l’œil, gonfle aussi les résultats. Dans les faits, le nombre d’exemplaires vendus a diminué, passant de 448,5 millions en 2022 à 439,7 millions en 2023. Et sans doute moins encore en 2024, comme le prévenait le Syndicat de la librairie française dès cet été.
Graphique du Syndicat national de l’édition (SNE)
Graphique du Syndicat national de l’édition (SNE)
« Depuis l’année dernière, nous constatons une baisse du nombre de nouveautés du côté des éditeurs indépendants, liée à un manque de trésorerie. Les maisons se tournent plus volontiers vers la défense du fonds », analyse Camille Thoniel, chargée de coordination au sein du Coll.LIBRIS, le Collectif des éditeurs des éditeurs en Pays de la Loire. « Cet accompagnement des livres sur le long terme est un choix éthique et écologique pour de nombreux acteurs indépendants, ce sujet existe depuis longtemps pour eux. Mais, depuis l’année dernière, cette maitrise des parutions n’est plus forcément un choix. »
Un « miracle », mais peu d’élus
Financièrement, l’indépendance n’a jamais rimé avec aisance, pour les maisons : « Les structures éditoriales indépendantes ont toujours fait face à des difficultés, car une place importante est prise, sur le marché du livre, par les grands groupes », nous rappelle ainsi Camille Thoniel.
Cette fragilité quasi systématique a été informée, en début d’année 2024, par une étude du ministère de la Culture consacrée aux petites et moyennes maisons d’édition. Bien qu’imparfaite en raison de son périmètre difficile à définir, elle a permis d’établir un panorama de ces entreprises, dont le nombre est estimé autour de 4722 entités : peut-être pas toutes indépendantes, mais une majorité, sans aucun doute.
Les ventes des petites et moyennes maisons d’édition représentent, en valeur, 13 % des ventes totales de l’édition (soit 9 %, en volume). 344 maisons d’édition ont répondu à un questionnaire ciblé, diffusé par le ministère, sur leur rentabilité : pour un tiers d’entre elles, la rentabilité est basse, entre 0 et 5 %. Pour un quart des structures, elle est même très négative, inférieure à -20 %. 14 % seulement de ces entreprises jouissent d’une rentabilité supérieure à 10 %.
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Cette fragilité économique a été mise à rude épreuve en 2020, avec la pandémie de Covid-19 et les différents confinements qu’elle a imposés. Comme d’autres secteurs économiques, celui du livre fait le dos rond, anticipant un fort repli de l’activité et des achats. « Les questionnements et les craintes se sont multipliés, mais un accompagnement très important s’est mis en place, avec des aides économiques conséquentes », rappelle Camille Thoniel. Si bien que les structures, dans leur majorité, restent à flot.
L’année 2021 reste même dans les mémoires comme un « miracle », un cru « exceptionnel » : le Covid aura finalement participé à un retour vers les livres et à un bond de 12 % du chiffre d’affaires global de l’édition, toujours d’après les chiffres du SNE. Pour la chargée de coordination de Coll.LIBRIS, les réjouissances ont masqué la situation déjà complexe des indépendants : « Les grands groupes s’en sont bien sortis et ont tiré la couverture à eux. Dans un moment d’incertitude, des libraires se sont aussi tournés vers des valeurs sûres », estime-t-elle, en précisant que les librairies restent bien entendu des alliées des éditeurs indépendants.
Le soutien public au domaine de la culture a tenu lieu de bouclier, rappelle Dominique Tourte, mais ses effets ne sont pas des plus durables : « Beaucoup d’entreprises d’édition ont dû avoir recours au prêt garanti par l’État sur cette période. Aujourd’hui, elles se retrouvent face à un effet ciseaux : leur chiffre d’affaires diminue, les charges augmentent, et elles doivent à présent rembourser ce prêt. »
Les gérants et gérantes de petites et moyennes maisons d’édition peinent généralement à se rémunérer, comme le soulignait l’étude du ministère de la Culture en se basant sur des réponses plus largement fournies par des structures indépendantes. 30 % seulement, parmi les participants à l’étude, indiquaient tirer un revenu régulier, dont 23 % par un salaire et 7 % par les bénéfices de l’activité.
Dans ces conditions, les moyens de subsistance doivent se diversifier : « Dès 2023, des gérants nous ont indiqué qu’ils reprenaient une autre activité, comme l’animation d’ateliers d’écriture, des travaux de graphisme, ou encore des missions de surdiffusion, en tant que prestataire », nous confirme Stéphanie Lechêne, directrice adjointe de l’Agence régionale du livre des Pays de la Loire.
Plus de monde, moins d’espace
Les difficultés économiques conjoncturelles vont désormais de pair avec un mal bien connu de la littérature et du document, moins habituel dans le domaine de la bande dessinée : la surproduction. Dénoncé depuis plusieurs années par des organisations de libraires et d’auteurs, le phénomène se poursuit, malgré des baisses à la marge ou au moment de la rentrée littéraire.
D’après les données du Syndicat national de l’édition, 36.819 nouveautés ont été publiées en 2023, soit, grosso modo, 100 titres par jour. La diminution, par rapport la production de 2022 (38.743 titres), est réelle (- 5 %), mais le Syndicat de la librairie française, en juin dernier, appelait à une « baisse drastique », considérant que la surproduction « nuit à la diversité », parce qu’elle limite le temps que les libraires peuvent consacrer à chaque parution.
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Après plusieurs immenses succès (L’arabe du futur de Riad Sattouf ou Le Monde sans fin de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici, par exemple), la bande dessinée se retrouve elle aussi confrontée au phénomène. 6700 nouveautés ont été dénombrées en 2023 (soit une vingtaine d’albums par jour), contre 5500 en 2019, d’après les données de l’institut GfK.
« Il y a toujours plus de maisons d’édition, ce que je trouve enthousiasmant mais cela a comme corolaire l’augmentation du nombre de parutions », remarque Serge Ewenczyk, président des éditions çà et là, créées en 2005. « La bande dessinée a de ce fait connu une rapide diversification en l’espace de vingt ans, tous les thèmes sont abordés, tous les formats existent, tous les types de fabrication également. On a aussi vu une augmentation sensible du nombre d’autrices et d’éditrices, une excellente chose », note-t-il encore.
Le public amateur de bandes dessinées a suivi le même mouvement, permettant l’émergence de succès inattendu : çà et là en ont elles-mêmes profité, avec La couleur des choses de Martin Panchaud (plus de 50.000 exemplaires vendus depuis septembre 2022, chiffre Edistat). Mais la ruée vers l’or pourrait faire des victimes collatérales : « [P]resque toutes les maisons d’édition généralistes ont créé leur label de bande dessinée, cela commence à faire du monde », s’inquiète ainsi Serge Ewenczyk.
La librairie Hisler BD, à Metz (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
La librairie Hisler BD, à Metz (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
En période d’inflation et de repli de la consommation, cette profusion de l’offre s’avère même problématique, puisque l’espace en librairie est contraint, tout comme le budget des lecteurs ou, même, la disponibilité médiatique. Les premiers alliés de l’édition indépendante, les libraires, sont eux-mêmes sur la corde raide : « La rotation en librairie est très rapide, ils sont débordés », assure Philippe Marcel, éditeur de La Cafetière. « C’est impossible pour eux de tout lire, alors que les mises en place de nos titres représentent un tiers, voire un quart, de que l’on pouvait espérer à une époque », remarque-t-il.
L’éditeur historique de Fabcaro (connu pour son Zaï Zaï Zaï Zaï, chez 6 pieds sous terre, et ses romans chez Gallimard) pourrait paraitre dans une zone de sérénité éditoriale, mais il n’en est rien. Je te hais : Tu ne le sais pas encore, c’est tout, de Nadine Redlich (traduit par Philippe Marcel), paru en février 2023, est ainsi « passé à la trappe » à sa sortie, déplore l’éditeur, qui s’est lancé dans une opération de surdiffusion. Cette pratique vise à améliorer la relation directe entre un éditeur et un libraire, en communiquant au sujet d’un titre en particulier. Mais la stratégie s’essouffle : « Les libraires n’en peuvent plus, il n’y a plus de temps long, dans leur profession. »
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D’autant plus qu’à la suite de la pandémie de Covid, un autre phénomène se manifeste : « Beaucoup de sorties d’albums ont été reportées par les maisons d’édition, et cela crée des bouchons dans les parutions, même si cela n’apparaît pas forcément aux yeux du public », note Philippe Marcel.
Un secteur soutenu
Les pouvoirs publics ont mis en place un certain nombre d’aides économiques pérennes et récurrentes en direction du secteur, voire de l’édition indépendante. La subvention aux éditeurs pour la promotion des auteurs et des publications, versée par le Centre national du livre, vient justement financer des actions de promotion des livres et des auteurs : si elle est la bienvenue, l’efficacité de la surdiffusion se trouve remise en cause, dans une période comme celle vécue actuellement.
Les autres aides proposées par le CNL aux éditeurs — à l’édition, à la traduction, au développement numérique (services numériques et livres audio) — sont animées par une logique de titre : il s’agit alors d’accompagner « les maisons d’édition prenant des risques économiques dans le cadre d’une production éditoriale de qualité et diversifiée », selon l’établissement public. Ici aussi, le soutien est précieux pour les éditeurs indépendants, voire salutaire : « Quand le CNL aide une petite maison à produire un titre, c’est globalement une aide pour le fonctionnement », souligne Dominique Tourte.
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Interrogé, le CNL nous indique que 860 aides ont été attribuées aux éditeurs en 2023 (hors revues, hors extraduction) pour un montant global de 4.648.231 €, soit une hausse de 4,5 % en volume et de 10,3 % en valeur par rapport à 2021 — le Centre y inclut les prêts à taux zéro, que les éditeurs doivent logiquement rembourser.
Les indépendants ne sont pas les seuls concernés, puisque le CNL aide toutes les maisons d’édition, sans considération pour leur taille ou leur appartenance à un groupe. En l’absence de définition précise de l’indépendance d’une maison, le Centre ne peut fournir qu’une distinction entre maisons de groupe ou non. En 2023 toujours, 21 % des aides en volume et 23 % des aides en valeur ont été alloués à des éditeurs relevant de groupes, contre 79 % des aides en volume et 77 % des aides en valeur alloués à des éditeurs hors groupes.
Les demandes d’aides, cette même année, seraient réparties de la manière suivante : 22 % des demandes d’aides ont émané d’éditeurs relevant de groupes et 78 % d’éditeurs hors groupes. Elles ont progressé de 11 % entre 2022 et 2023 et de 13 % entre 2021 et 2023, en particulier sur les aides à la promotion des auteurs et des catalogues (+57 % entre 2022 et 2023 ; + 237 % entre 2021 et 2023) et les aides au développement numérique (+195 % entre 2021 et 2023, du fait de la création de l’aide pour favoriser la diversité de l’offre de livres audio). Les aides à la publication ont connu, pour leur part, une hausse des sollicitations de 10 % entre 2022 et 2023.
À ce soutien de l’État s’ajoutent des aides régionales, qui viennent parfois se coordonner à l’action du ministère de la Culture et du CNL par l’intermédiaire de contrats de filière.
Des aides à revoir ?
Le secteur de l’édition est indéniablement aidé, mais l’est-il de la meilleure manière ? C’est la petite question qui monte, au sein de la profession. Pour commencer, mais cette critique n’est pas nouvelle, on s’accorde à dire que les modalités de candidature du CNL ne sont pas des plus aisées. « La composition d’un dossier reste assez complexe, avec un certain nombre d’éléments demandés et également des calendriers trop contraignants », explique Philippe Marcel, des éditions La Cafetière, tout en reconnaissant que des règles sont aussi nécessaires, quand de l’argent public est en jeu.
Dominique Tourte, de la Fedei, pointe pour sa part une certaine inégalité des maisons d’édition face à la commande publique : une structure intégrée à un groupe pourra plus facilement mobiliser un poste sur les demandes d’aides, quand un éditeur indépendant devra composer avec un emploi du temps déjà très mobilisé par l’édition, les relations presse ou encore des tâches administratives liées à l’entreprise. Qui plus est, « une maison intégrée à un groupe pourra bénéficier de moyens mutualisés », et de possibilités d’équilibre plus larges qu’une maison indépendante.
Enfin, « dans une maison de groupe, es aides publiques qui ont été apportées sur tel ou tel titre termineront dans le partage des actionnaires. Ce n’est pas tout à fait normal », souligne le président de la Fedei. Qui reconnait cependant que des livres de qualité, moins consensuels sur un plan commercial, ne se feraient plus, même au sein des groupes, sans l’apport du CNL.
Équilibrer bibliodiversité et respect de la concurrence, voici le délicat défi qui semble posé au Centre national du livre. L’institution n’est d’ailleurs pas opposée aux évolutions de ses dispositifs, comme le prouve l’étude, menée actuellement, en vue d’une modification de son aide à la promotion, « plus spécifiquement dédiée aux petites et moyennes maisons d’édition – 9 aides sur 10 sont attribuées à des maisons dont le CA est inférieur à 500.000 € », nous précise-t-elle. « L’objectif sera d’apporter un soutien plus structurant sur le moyen terme », indique-t-on simplement. Pour l’instant, le montant n’est pas arrêté, puisque l’enveloppe allouée dépendra, comme toujours, des arbitrages budgétaires...
Au-delà des dispositifs et des subventions, le système en lui-même soulève des questionnements, en raison de sa logique productiviste. Au moment où la surproduction éditoriale étrangle des acteurs de la chaine du livre, cette approche parait appartenir à un autre temps. Selon Dominique Tourte, cette réorientation des aides serait en réflexion, pour aboutir « à une forme de contractualisation, sur 3 ans, qui serait moins attachée à la production qu’à soutenir un projet de développement ». Plusieurs structures régionales suivraient la même logique.
« Il faudrait consolider les savoir-faire plutôt qu’encourager sans cesse à la production : là, on finit surtout par précariser les structures », estime également Stéphanie Lechêne, de l’Agence régionale du livre des Pays de la Loire. Sur ce territoire, un contrat de filière signé entre la Direction régionale des affaires culturelles, la région et le CNL pourrait apporter des évolutions.
Si l’échelon régional constitue un partenaire de choix pour les maisons d’édition indépendantes, l’implication de chaque collectivité territoriale dépend aussi des choix politiques effectués par les élus. Et, en période d’austérité budgétaire, la culture reste rarement au rayon des priorités. « Ce qui s’annonce pour la situation économique globale de notre pays, et les sacrifices qui vont devoir être faits, ne présage rien de bon », s’inquiète Dominique Tourte. « Les mesures qui sont en train d’être votées vont faire baisser la croissance et le niveau de vie global. C’est assez fou de constater qu’il s’agit de la seule solution proposée par le gouvernement. »
Dans plusieurs régions, les économies réclamées par le gouvernement sur les dépenses publiques ont déjà débouché sur des annonces menaçantes pour la culture. Valérie Pécresse (Soyons libres, Les Républicains), présidente de la Région Île-de-France, a indiqué que l’enseignement et la culture seront largement concernés par l’austérité, tandis que Christelle Morançais (Horizons), en Pays de la Loire, a confirmé un recul des dépenses pour la culture.
« Quelle est la pérennité d’un système qui, pour exister, est à ce point dépendant de l’argent public (y compris venant de collectivités dont les compétences légales en matière de culture sont très limitées) ; et à plus forte raison quand cet argent public n’existe plus ? Un système dont on constate, en plus, qu’il est, malgré les subventions dont il bénéficie, en crise permanente ! N’est-ce pas la preuve que notre modèle culturel doit d’urgence se réinventer ? », a-t-elle indiqué sur le réseau social X.
Alliés et écueils
Ces réductions budgétaires attendues pourraient avoir des conséquences importantes pour deux autres partenaires cruciaux des éditeurs indépendants. Les festivals littéraires, événements qui offrent une visibilité importante aux auteurs et aux ouvrages moins valorisés dans les médias, ou locaux, sont en effet en proie à une certaine fatigue.
Début octobre, l’arrêt de la Fête du Livre de Bron, après 39 années d’exercice, a constitué le premier symptôme d’un malaise dans la profession. Yann Nicol, le directeur du festival, expliquait dans nos colonnes que la décision d’« un contexte difficile, à tous les égards, dans le secteur culturel », confronté à « l’inflation et la hausse des coûts ».
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Les soutiens publics qui se tarissent pourraient aussi limiter les possibilités des bibliothèques publiques qui, en intégrant des ouvrages d’éditeurs indépendants à leur catalogue, apportent un soutien à la fois financier et d’exposition à cette production. La préservation des budgets d’acquisition devient alors un véritable enjeu.
Une bibliothèque municipale à Lyon (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Une bibliothèque municipale à Lyon (ActuaLitté, CC BY SA 2.0)
Philippe Marcel souligne à ce sujet que les établissements de lecture publique peuvent valoriser la production indépendante de bien des manières : « L’effort des bibliothèques vers l’“édition alternative” est réel et varié, dans le domaine du livre, mais aussi de la musique, par exemple. Avec des fonds identifiés, des cotes spécifiques, des tables d’actualité dédiées et certaines activités, comme des rencontres, des ateliers ou des conférences qui rencontrent du succès auprès des publics. »
La traduction et la cession de droits constituent deux autres pistes de développement du catalogue et des revenus pour les éditeurs indépendants, mais nécessitent « un travail de longue haleine », rappelle Philippe Marcel. Depuis peu, l’éditeur travaille avec une agente, Milena Ascione (BooksAgent) et, en outre, grâce au soutien de l’association Fontaine O Livres, « pôle de soutien économique aux acteurs de l’édition et de l’écrit », des titres de La Cafetière sont présentés à des éditeurs étrangers lors de foires professionnelles, à Paris et à Francfort.
La vente en ligne des ouvrages, plus rémunératrice pour l’éditeur — car réalisée sans intermédiaire dans certains cas —, peut aussi constituer une piste de développement pour certaines maisons. Mais cette voie n’est pas sans embûches non plus : outre l’investissement nécessaire pour obtenir une certaine visibilité, elle suppose « un travail important de colisage et de logistique derrière, loin d’être anodin pour une petite structure », note Philippe Marcel. Et, en l’absence d’un tarif spécifique pour l’envoi de livres en France du côté de La Poste, pourtant réclamé de longue date par la profession, l’opération n’est pas si profitable pour l’éditeur.
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Enfin, le financement participatif des ouvrages (crowdfunding), s’il peut apparaitre comme un fonctionnement alternatif satisfaisant, fait courir le risque à l’éditeur d’épuiser un public assez restreint, en le sollicitant trop régulièrement. Par ailleurs, l’offre dans ce domaine s’avère de plus en plus pléthorique, au risque de disperser les montants mobilisables par les éditeurs qui y ont recours.
Un enjeu démocratique
Politiquement, la bibliodiversité reste très valorisée, car rattachée au concept de société démocratique. Mais, dans les faits, la visibilité accordée aux éditeurs indépendants paraît mince. La saison des prix littéraires est par exemple un moment focalisé sur quelques livres et un nombre encore plus réduit de maisons d’édition, appartenant à quelques groupes (Vivendi/Hachette, CMI/Editis, Madrigall/Gallimard, Albin Michel et quelques autres), pour en faire une illustration frappante de la concentration du secteur et de l’entre-soi.
L’espace médiatique peut également se réduire, d’autant plus lorsqu’une partie non négligeable des canaux d’information et de communication appartiennent à des groupes ayant des intérêts dans l’édition. Les « synergies » mises en œuvre par Vivendi/Lagardère, CMI/Editis ou Madrigall/Gallimard, par l’intermédiaire de filiales spécifiques de ces groupes (Europe 1, CNews, Le Journal du Dimanche pour Vivendi ; Elle, Franc-Tireur ou la future Réels TV pour CMI ; Paris-Match, Le Parisien ou Les Échos pour Madrigall, via son actionnaire LVMH, propriétaire de ces titres), peuvent offrir une visibilité conséquente aux titres « maison ».
Les stratégies de ces grands groupes, à la volonté expansionniste, voire monopolistique, ont des effets concrets sur les différents domaines éditoriaux. « Il reste très peu de maisons d’édition de taille moyenne et indépendantes, depuis les rachats de Sarbacane, Cambourakis (qui faisait essentiellement de la bande dessinée à ses débuts), Bragelonne, L’Agrume. Sans parler du projet en cours de rachat de Delcourt par Editis, quand les très gros rachètent des gros... », estime ainsi Serge Ewenczyk, des Éditions çà et là. « Il est difficile de mesurer l’impact que vont avoir ces mouvements, notamment pour les maisons d’édition indépendantes, mais on peut raisonnablement anticiper un accès aux librairies plus contraint, et une plus grande difficulté à garder des auteurs et autrices qui connaissent des succès », s’inquiète-t-il.
Depuis son arrivée au ministère de la Culture, Rachida Dati ne s’est pas tellement inquiété des mouvements capitalistiques dans l’édition. Elle s’est plutôt impliquée dans d’autres chantiers, relatifs à l’accessibilité à la culture en milieu rural, à la réforme de l’audiovisuel ou à la refonte du Pass Culture. Son feu vert donné à une expérimentation de la publicité pour le livre à la télévision n’améliorera pas vraiment, a priori, l’exposition des éditeurs indépendants...
L’inquiétude ressentie par le secteur ne le tétanise pas pour autant. Via la Fedei, mais aussi le Syndicat des éditeurs alternatifs, les professionnels mutualisent et se soutiennent les uns les autres. L’outil interprofessionnel OPLibris, co-initié par la Fedei, entend ainsi apporter un soutien aux éditeurs en les accompagnant sur un certain nombre de tâches contraignantes.
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Lors des prochaines Assises de l’édition indépendante, les 19 et 20 février 2025 à Bordeaux, la situation de l’édition indépendante sera aussi au programme d’une plénière sur la précarisation générale de la chaine du livre. Pour ne pas trop sombrer dans la morosité, Dominique Tourte annonce la suite : « Nous aurons deux journées, alors, pour le dire franchement, la première sera consacrée aux emmerdes, mais la seconde, aux solutions ! »
Par Antoine Oury