Cornelius : Ce sont les néo-tocquevilliens, qui ont tous été de gauche à différents titres (y compris communistes, au PC) mais qui, ayant découvert les horreurs du totalitarisme, ont basculé tout à fait de l’autre côté, sont devenus des chantres de la démocratie existante.
Jacques : C’est ça. D’une part ils ont découvert très tard les horreurs du totalitarisme répandues par Marx, mais il ne leur était pas absolument indispensable d’entrer dans la voie de la glorification du libéralisme pur et dur.
Cornelius : Bien sûr. Mais là, on a cette espèce de sophisme qui est devenu une sorte de chantage idéologique, et qui joue quand même un rôle, il faut le dire, même si c’est un sophisme : « Si vous voulez transformer radicalement la société, vous aboutirez au goulag ». C’est ça qu’on raconte aux gens, n’est-ce pas ? Et c’est vrai aussi qu’après l’expérience de l’Union soviétique, à mon avis, beaucoup de gens ont tiré cette conclusion. A mes yeux, il est incontestable qu’une des raisons les plus importantes de l’apathie actuelle, de l’atonie du mouvement ouvrier et du mouvement révolutionnaire en général, de sa presque déliquescence, c’est cette expérience tragique. Tragique pour ceux qui y croyaient, mais même pour les autres, parce qu’il y a quand même soixante-dix millions de morts et une prostitution sans précédent de toutes les idées auxquelles on croyait, et qui continue à peser très lourd. Staline n’a pas tué seulement des révolutionnaires. Il a tué presque l’idée même de révolution.
Jacques : Oui, il a tué cette idée. Et au sein même de l’ancienne Union soviétique. Mais si on reste sur ce sujet-là, on pourrait se poser la question de savoir si le côté messianique, le côté manichéen, le côté fin de l’histoire, le côté religieux finalement du marxisme, avec aussi son symbole de Petit Père des Peuples de Staline, n’a pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, enfoncé un peu plus l’ensemble de la société dans cette idée qu’il y avait un sauveur suprême ? Et que c’est un élément qui paralyse ?