Néanmoins, ce processus de poursuite d’études dans l’enseignement supérieur ne peut se comprendre indépendamment de la situation du marché du travail en France. L’entrée croissante à la fac de larges fractions de la jeunesse française s’est en effet imposée au cours de ces deux dernières décennies pour au moins trois raisons. Primo, comme l’attestent toutes les enquêtes d’insertion du CEREQ depuis 15 ans, le salut social passe désormais en France par une certification scolaire de type bac + 3 ou 5, reconnue comme un bon niveau d’insertion professionnelle. L’absence d’une filière d’apprentissage valorisée (elle aussi historiquement constituée) a en outre pour résultat que le salut professionnel des jeunes passe de nos jours principalement par l’obtention de diplômes du supérieur [7].
Secundo, le maintien dans le système d’enseignement post-bac permet parallèlement de repousser - au moins temporairement - le spectre des « petits boulots » et d’un chômage endémique depuis les années 1980, qui n’a cessé tout au long de leur scolarité de hanter ces nouvelles générations, historiquement malchanceuses, et qui rend la poursuite d’études dans le supérieur plus impérative que jamais. L’injonction au diplôme est aujourd’hui devenue, pour une large part, injonction au diplôme du supérieur (Millet, Moreau, 2011).
Tertio, l’accès au statut d’« étudiant » donne aussi la possibilité aux ex-sans-grades des lycées (les élèves des sections technologiques ou professionnelles), titulaires de « petits » ou de « mauvais » bacs, comme beaucoup disent en entretien, d’espérer jouer eux aussi, un moment, dans la cour des grands : profiter du modèle de la vie étudiante et de ses parenthèses, réintégrer le courant social de la jeunesse en formation, être semblable aux autres. Mais aussi renouer, une fois leur baccalauréat en poche, avec des ambitions sociales et des aspirations de poursuite d’études auxquelles ils avaient cru devoir renoncer (Rochex, 2002). Dans un rapport au MEN sur l’accès des bacs pro à l’université, nous avions montré combien la poursuite d’études à l’université des bacs pro de la région ouvrière de Sochaux correspondait pour ces blessés de l’école à une « quête de réparation sociale » (Beaud, Pialoux, 1999). En ce sens, il est vain de réduire la poursuite d’études à la fac des bacheliers les moins légitimes à une stratégie utilitariste (« ils sont là uniquement pour toucher la bourse », entend-on parfois, par exemple, lors des surveillances d’examens de L1). Elle doit être interprétée dans le cadre des luttes symboliques qui traversent les diverses fractions de la jeunesse française. Aller à la fac pour les « petits bacs » exprime, chez ceux qui sont les moins bien nés de la société, une sourde volonté : celle de résister au décrochage social et de rejoindre la norme étudiante, si prégnante de nos jours dans la jeunesse française.