On lui a attribué l’idée de briser la Science en morceaux incommensurables et d’en faire une aventure « purement sociale » au cours de laquelle des révolutionnaires finiraient par renverser des paradigmes en s’appuyant sur les anomalies, les contre-exemples, les déchets des paradigmes contraires. On a fait de lui le père de ce monstre qu’est « la construction sociale des sciences ». Jamais accusation ne fut plus injuste, car toute sa vie il détesta le sociologisme. Le malentendu s’explique pourtant facilement. Kuhn utilise souvent des métaphores psychologiques assez calamiteuses, comme celle de ces dessins dans lesquels on peut voir alternativement une femme au miroir ou une tête de mort. On a cru que les paradigmes opéraient comme des vues du monde, des interprétations toutes justes, toutes fausses, d’un monde à jamais inaccessible dans lesquelles s’obstinaient aveuglément des scientifiques bornés jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par d’autres, formés à d’autres regards, d’autres écoles. Bref, on a fait du paradigme une sorte de prison derrière les barreaux de laquelle des chercheurs regardent la réalité sans pouvoir jamais la saisir.
Or, le paradigme, malgré les exemples empruntés à la psychologie de la Forme, n’est pas une métaphore optique. Un paradigme n’est pas une vision du monde. Il n’est pas une interprétation et encore moins une représentation. Il est la pratique, le modus operandi qui autorise des faits nouveaux à émerger. Il ressemble plus à une route qui permet d’accéder à un site expérimental, qu’à un filtre qui colorerait à jamais les données. Un paradigme agit plutôt à la manière du tarmac d’un aéroport. Il rend possible, si l’on peut dire, « l’atterrissage » de certains faits. On comprend mieux l’importance pour Kuhn de tous les aspects sociaux, collectifs, institutionnels de ces paradigmes. Rien de toute cette matière n’allait affaiblir, à ses yeux, la vérité des sciences, leur commensurabilité, leur accès à la réalité. Au contraire, en insistant sur les aspects matériels de ce qui permet aux faits « d’atterrir », on allait comprendre aussi, d’après lui, pourquoi les sciences avancent d’une façon aussi conservatrice, aussi lente, aussi visqueuse. Pas plus qu’un hydravion ne peut atterrir à Orly, un quanta ne peut « se poser » chez Newton. Inutile de s’arracher les cheveux en prétendant que les paradigmes sont devenus incommensurables et que l’unité des sciences a été brisée. Non, mesurons plutôt le coût fantastique d’une modification de paradigme. Kuhn incarne les théories au point que l’on pourrait utiliser, pour suivre leur histoire, des métaphores techniques plutôt que mentales.