Dans sa grande enquête ethnographique sur le football méditerranéen des années 1980, Christian Bromberger a révélé à plusieurs reprises que « l’importance de la tricherie sur le chemin de la réussite », ainsi que « le simulacre et la duperie mis en œuvre à bon escient » n’étaient rien d’autre que la face cachée de « l’exaltation du mérite », tout aussi caractéristique de ce jeu.
Le « fair-play » en toutes circonstances, c’est une invention d’aristocrates victoriens. Un luxe que peuvent se permettre des nantis, qui vivent loin d’une société impitoyable où la réussite sociale n’est accessible que pour ceux qui savent manier la ruse, la supercherie et la mauvaise foi. Les couches populaires et dominées qui se sont approprié le football au cours de la mondialisation spectaculaire dont il a fait l’objet depuis la fin du XIXème siècle, ont appliqué à ce jeu leur expérience quotidienne de la nécessité de savoir transgresser des règles. Comme le résumait l’anthropologue brésilien Roberto da Matta il y a trente ans, « l’art de la filouterie » était un « moyen fondamental d’obtenir le succès social ».
La « main de Dieu » de Maradona, cette tricherie monumentale, n’a en aucun cas nui à sa légende. Au contraire, comme le rappelait Eduardo Galeano, le grand romancier et journaliste uruguayen (!), le but fut célébré en Argentine justement parce que c’était une tricherie aussi bien exécutée et réussie. D’autant plus qu’on pouvait la « justifier » par des « torts historiques » qu’on avait subis auparavant. Gageons que Luis Suarez, surtout s’il écope d’une sanction lourde pour son geste de folie, sera défendus par les Uruguayens avec la même ferveur et la même rhétorique du petit « underdog » qui doit se défendre avec tous les moyens contre la domination profondément injuste des grands et riches.
Il y a quelques jours, Maradona accueillit Gary Lineker, l’ancien attaquant anglais des années 80, gentleman footballeur et victime de la « main de Dieu », dans son émission de télé. On plaisantait de manière fort décontractée sur l’une des transgressions les plus affolantes de l’histoire de la Coupe du monde. Ne soyons pas surpris si dans vingt ou trente ans, Luis Suarez sera la vedette de spots publicitaires dans lesquels il mord, affamé, dans des hamburgers ou nous vante le goût exquis d’un nouveau chewing-gum.