Le décès de Jacques Chirac vient juste d’être annoncé ce jeudi matin.Lors du point de presse quotidien, la porte-parole de la Commission, la Bulgare Mina Andreva, présente les condoléances de son institution et de son président Jean-Claude Juncker, ce qui est normal. Mais, à la surprise générale, elle le fait en anglais ! Pourtant, elle parle parfaitement français, la langue de Molière est la seconde langue de la salle de presse, l’anglais, le français et l’allemand sont les langues de travail de la Commission et les 24 langues de l’Union ont le statut de langue officielle… Viendrait-il à l’idée de la Commission de présenter ses condoléances en français à la suite du décès d’un ancien premier ministre britannique ou d’un ancien chancelier allemand ? Évidemment non.
Cet impair est révélateur des dérives auxquelles mène le monolinguisme anglophone qui règne au sein des institutions communautaires : désormais, on ne rend même plus compte qu’on s’adresse à un peuple dans une langue qu’il ne comprend pas et qu’il n’a pas à comprendre, l’anglais.
Cette domination brutale est à la fois le fruit de l’élargissement, cette langue, ou plutôt sa déclinaison appauvrie le globish, étant le plus petit dénominateur commun, mais aussi d’une volonté d’une partie de l’appareil administratif européen. Ainsi, le secrétaire général du Conseil des ministres, le Danois Jeppe Tranholm-Mikkelsen, vient de donner instruction à ses services, dont la plupart des membres parlent parfaitement français, de n’envoyer que des notes en anglais au nouveau président du conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, le Belge Charles Michel, un francophone….
Cet unilinguisme de facto, puisque personne n’en a jamais discuté, est de plus en plus mal ressenti par les fonctionnaires européens eux-mêmes qui ont sans doute pris pour argent comptant la devise de l’Union : « uni dans la diversité ». Un groupe d’eurocrates de toutes nationalités vient ainsi de lancer une pétition adressée à la nouvelle présidente de la Commission, l’Allemande Ursula von der Leyen réputée polyglotte, afin de défendre le français et plus largement le multilinguisme.
Si on les lit, la situation est proche d’une politique discriminatoire, puisqu’ils en sont à réclamer le droit « d’utiliser le français sans nous cacher et sans nous excuser ». Pour ces fonctionnaires, « le monolinguisme anglais nous bride dans nos moyens d’expression », d’autant que la qualité de cette langue ne cesse de se dégrader, le nombre d’anglophones de naissance étant particulièrement faible au sein des institutions, une situation que le Brexit ne va pas améliorer. Ils démontrent à quel point l’anglais ne s’est pas imposé comme par miracle, mais parce que quelques personnes bien placées dans l’appareil administratif en ont décidé ainsi. Les signataires demandent donc à von der Leyen de proclamer le droit de chacun à s’exprimer dans l’une des trois langues de travail et de promouvoir le multilinguisme. Bref, d’appliquer tout simplement l’un des droits fondamentaux de l’Union.
TEXTE DE LA LETTRE OUVERTE
Madame la Présidente,
Votre arrivée à la tête de la Commission européenne et votre profil multilingue nous remplit d’espoir. Nous sommes un groupe de fonctionnaires européens dont le cœur se serre en constatant qu’il nous faille aujourd’hui en appeler à la plus haute autorité pour exercer notre droit le plus simple :
NOUS VOULONS AVOIR LE DROIT DE TRAVAILLER EN FRANÇAIS (ET DANS D’AUTRES LANGUES) !
Tout d’abord, nous souhaitons souligner que notre groupe rassemble des fonctionnaires de toutes nationalités, y compris non francophones de naissance. Nous avons constaté que le monolinguisme anglais nous bride dans nos moyens d’expression et nous souhaitons notamment pouvoir utiliser le français sans nous cacher et sans nous excuser.
LE CONSTAT EST TERRIBLE, et sans vouloir nous répandre, rappelons simplement quelques faits simples :
– Par le passé, à l’exception de ceux dont c’était la langue maternelle, chacun parlait plusieurs langues. Avec l’usage généralisé exclusif de l’anglais, chacun ne semble plus capable de travailler qu’en une seule langue, sans que la qualité de l’anglais se soit pour autant améliorée. Bien au contraire, le faible nombre d’anglophones de naissance dans notre environnement professionnel conduit à une dégradation de l’anglais utilisé, qui déteint même sur les anglophones. De manière générale, l’usage exclusif de l’anglais conduit à un nivellement par le bas, chacun étant forcé de se conformer au plus petit dénominateur commun, ce qui en retour affaiblit, par manque de pratique, la maîtrise des autres langues. L’objectif d’une plus grande proximité entre l’Union européenne et les citoyens restera une illusion si les fonctionnaires européens ne sont pas en mesure de travailler, de s’exprimer et de lire couramment dans plusieurs langues.
– Les pages internet de la Commission sont dans leur immense majorité exclusivement en anglais, ainsi que les outils de communication institutionnelle (vidéos, affiches, dépliants), qui semblent plus s’adresser à une élite internationalisée et qu’aux citoyens avant tout tournés vers un espace public dans leur langue maternelle. Il en est de même pour la communication sur les réseaux sociaux (Facebook Twitter). Il est d’ailleurs rare que la Journée européenne du multilinguisme fasse l’objet d’une communication multilingue. Malheureusement, la présentation du collège, le 10 septembre dernier, n’a pas échappé à la règle : discours monolingue, documents (notamment les lettres de mission) et graphiques en anglais...
– A quelques rares exceptions, les briefings (le concept même n’existe plus en français) sont rédigés exclusivement en anglais, y compris parfois lorsque les deux interlocuteurs sont francophones.
– Lors des réunions au Parlement ou au Conseil, les représentants de la Commission semblent tenus de s’exprimer en anglais alors même qu’ils disposent de l’interprétation simultanée, préférée des interprètes.
– L’usage exclusif de l’anglais dans notre travail quotidien empêche souvent nos collègues de conceptualiser dans une autre langue, fût-elle leur langue maternelle, ce qui nuit à leur bonne communication.
– Même lorsque l’ensemble de la hiérarchie est francophone, nous recevons comme instruction orale de ne pas produire de documents (documents de travail des services, notes internes, projets législatifs ou projets de communications) dans d’autres langues que l’anglais. Ainsi le Secrétariat Général ne dispose-t-il pas de modèle de document de travail des services en français. L’obligation de fournir à la Direction générale de la traduction des documents dans une seule langue interdit de facto le travail multilingue, y compris pour les documents de travail des services qui ont par définition en principe un usage interne.
– Le service juridique de la Commission dépense une énergie considérable à travailler de plus en plus en anglais avec les différentes Directions générales alors qu’il pourrait légitimement n’utiliser que la langue de travail de la Cour de Justice de l’Union européenne, qui est le français.
– Les cahiers des charges pour les contrats cadre ou les appels d’offre sont presqu’exclusivement rédigés en anglais ; et les rapports ou études commandées doivent presque toujours être fournies en anglais, ce qui limite le choix des prestataires, et favorise dans l’emploi l’usage d’experts anglophones natifs.
– Nos intranets sont très souvent exclusivement anglophones, ce qui décourage l’usage de tout autre langue. Il y a bien longtemps que Commission en Direct, notre lettre d’information interne, ne propose plus que des articles en anglais. Votre courriel adressé au personnel le 10 septembre n’était qu’en anglais, décourageant encore ceux qui voudraient utiliser d’autres langues. Il en va souvent de même des communications internes (courriels ou vidéos des Directeurs généraux).
– Certains services administratifs téléphoniques internes (PMO par exemple) n’offrent pas la la possibilité de répondre en français. Les enquêtes internes sont presque toujours exclusivement en anglais. Le service d’assistance informatique (IT Helpdesk) n’est disponible qu’en anglais (alors même que les agents qui y sont rattachés sont très souvent francophones).
– Les notes administratives internes sont très rarement en français.
En un mot, à l’heure où le Royaume-Uni se prépare à quitter l’Union européenne et où la langue anglaise ne correspond plus qu’à la langue maternelle d’une petite minorité de la population, la Commission utilise une langue qui est essentiellement devenue une langue tierce, et qui donne un avantage concurrentiel (économique et culturel) à des Etats tiers comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis.
NOUS DEMANDONS SIMPLEMENT LE DROIT DE NE PAS ETRE DISCRIMINES PARCE QUE NOUS VOULONS TRAVAILLER EN FRANÇAIS OU DANS D’AUTRES LANGUES.
Nous demandons
– le droit de rédiger des projets de communication, de documents de travail des services et des projets législatifs en français ;
– le droit de passer des appels d’offres et de demander des rapports en français ;
– le droit de communiquer sur les réseaux sociaux avec des matériaux graphiques et des vidéos en français ;
– le droit de nous exprimer lors des réunions internes (groupes interservices, réunions d’unité, réunions de tout le personnel) en français sans être montrés du doigt ou susciter des soupirs exaspérés ou des haussements de sourcil ;
– l’application du principe selon lequel un document ou un site internet qui n’est pas assez important pour être publié dans d’autres langues que l’anglais ne devrait pas être publié du tout ;
– le développement d’outils (notamment de traduction automatique plus efficace) permettant de travailler quotidiennement de manière multilingue.
Face à l’inertie de l’administration, et à la pression sociale du monolinguisme, vous êtes notre dernier recours.
Nous vous demandons
– d’émettre une instruction interne rappelant notre droit d’utiliser au quotidien les langues procédurales ;
– de demander à vos commissaires et aux Directeurs généraux de mettre en place une politique incitative du multilinguisme, en montrant eux-même l’exemple dans leur communication interne.
C’est avec cet espoir que nous vous prions, Madame la Présidente, d’accepter l’expression de notre considération respectueuse et dévouée.