• « La médecine des personnes âgées ne peut pas tourner indéfiniment le dos à la liberté et à la mort », Philippe Bataille sociologue (EHESS) et président de l’association Vieux et chez soi
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/14/la-medecine-des-personnes-agees-ne-peut-pas-tourner-indefiniment-le-dos-a-la

    La crise sanitaire qui a touché les Ephad doit permettre de construire un autre projet de société qui tienne compte de ce que souhaitent nos aînés pour eux-mêmes, estime dans une tribune au « Monde » le sociologue Philippe Bataille.

    Tribune. Pensons à cette femme de 102 ans qui est hospitalisée. Elle dit ne plus vouloir vivre. Elle réclame sa mort sans jamais avoir perdu la tête. L’euthanasie se fera, mais pas maintenant ni ici. La dame était si tenace qu’elle a choqué le service de long séjour. Ses soignants n’ont pas admis sa demande. Plus tard, ses proches l’ont emmené en Belgique pour qu’un médecin réalise son projet d’une mort douce entourée des siens.

    Qu’en dire aujourd’hui ? Tant de métiers interviennent au bout de la vie. La longévité qui tient à des personnalités exceptionnelles est aussi une question de médecine, d’argent, d’administration et de formation des professionnels qui entrent dans la vie des vieillards. Vivre plus de cent ans repose sur des épaules autres que les siennes.

    Bien que très vulnérable, la dame s’appuyait sur ses fragilités pour nommer l’échéance de son existence. Sa revendication n’était ni individualiste, ni utilitariste, ni même égoïste. La centenaire ne voulait pas attendre la mort plus longtemps. Or, il n’est pas rare que des vieillards demandent à mourir. Combien de résidents en Ehpad [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] se laissent glisser chaque année ? Combien de temps cela leur prend-il ? Dans quelles conditions ? Qui les accompagne humainement ? Activement ? Nul ne connaît ces chiffres.

    Vivre vieux est un choix personnel

    Rencontrons cette autre femme qui a également 102 ans. La dame ne me serre pas la main au moment où nous nous croisons. Elle précise ne pas vouloir me parler de manière rapprochée. Le matin, elle m’avait interdit l’accès à sa chambre le temps d’une conversation que j’avais sollicitée. Elle s’explique au sortir de la salle de restaurant puisque le règlement intérieur de son établissement de vieillesse impose qu’elle s’y rende midi et soir faisant que tout le bâtiment est entièrement brassé dans ces moments de convivialité imposée.
    A ce jour, la vieille dame est intacte alors que le Covid-19 a sévèrement contaminé le tiers des résidents avec de nombreux décès.

    A posteriori, je comprends qu’elle a eu des gestes élémentaires de prudence sanitaire dont je n’avais pas mesuré toute l’importance. Son refus d’une visite supplémentaire à celles, déjà nombreuses, qu’on lui imposait quotidiennement m’apparaît aujourd’hui être la meilleure réponse aux questions que je m’apprêtais à lui poser.

    La longévité tient à celui qui en fait l’expérience. Vivre très vieux relève d’un choix personnel auquel tous les âgés ne consentent pas toujours sans qu’ils décident de l’interrompre pour autant. De même que vivre vieux ne s’oppose pas à son strict inverse qui peut être une volonté de mourir en étant dignement accompagné.

    Encourir des risques

    Entendons cette autre femme de 103 ans qui vit chez elle en n’étant jamais seule. Mais cela lui est devenu insupportable. Elle est gardée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Son dispositif de garde et de soins nécessite plus d’argent qu’un Ehpad qu’elle a toujours refusé de rejoindre. La surveiller jour et nuit mobilise trois emplois à temps plein. Longtemps, elle y a consenti, mais elle souhaite changer la formule.
    Sans tout remettre en cause ni réclamer mourir, elle entend disposer d’une plage horaire suffisamment longue pour demeurer seule dans son appartement parisien qu’elle aménage selon ses goûts, il est vrai sans tenir compte de l’avis de ses aidants ni des précautions que sa famille lui rappelle en permanence.

    Elle a bien conscience que sa demande d’être seule l’expose à de multiples dangers, mais elle dit aussi qu’elle se sent prête à encourir des risques que sa fille unique de plus de 70 ans intègre péniblement. Au moment d’interroger la vieille dame sur ses motivations de réduire sa garde, elle répond : « Ça s’appelle la Liberté ! »

    La centenaire réclamait son droit fondamental d’être à l’image de son existence, par exemple en ayant été une des premières femmes alpinistes après avoir traversé l’Europe avec son bébé pour fuir ensemble les dictatures qu’elles subissaient. La dame revendiquait son besoin de se sentir vivante à elle-même dégagée du souci que les autres ont pour elle. Sans quoi vivre perdait du sens à ses yeux et coûtait bien trop d’argent de son point de vue.

    Impréparation institutionnelle à la mort des vieillards

    Vivre librement au bout de l’âge avancé fait se rapprocher ces trois femmes dont la vieillesse diffère. Toutes trois disent une même chose. L’une en voulant mourir, l’autre en voulant vivre et leur aînée en s’émancipant du principe de précaution qui vide son existence de son sens.

    La médecine du vieux (Aidé ou bien abandonné, plus ou moins soutenu par des aidants) en institution et à domicile ne peut pas tourner indéfiniment le dos à la liberté et à la mort.

    Mourir très âgé tient à des anticipations qui ne sont pas que des précautions, mais aussi à des compétences en soins palliatifs et à de la formation professionnelle, aux directions d’établissements et à des produits pharmaceutiques, dont l’oxygène qui améliore le confort d’un départ. Précisément tout ce qui a cruellement manqué dans l’hécatombe de Covid-19 qui a saigné la génération des anciens qui ont entre 80 et 100 ans aujourd’hui.

    L’épidémie mortelle met à jour de manière sidérante l’impréparation institutionnelle à la mort des vieillards. Apprenons du drame collectif d’aujourd’hui que le temps est venu de construire un autre projet de société en rapport avec ce que chaque vieux réclame pour lui-même, parfois en changeant d’avis ou d’opinion et s’il fait le choix de mourir en n’acceptant plus sa longévité. Ne répétons pas les erreurs qui nous ont conduits à la mort en cascade de tant de vieillards qui revendiquent leur liberté de penser et d’agir.

    #longévité #mourir #veillardes