• Paradis fiscaux : « Tout reste à faire »
    http://abonnes.lemonde.fr/economie/article/2013/11/07/paradis-fiscaux-tout-reste-a-faire_3509743_3234.html
    Gabriel Zucman, professeur à la London School of Economics et chercheur à l’université de Berkeley, en Californie, spécialiste des paradis fiscaux, publie, jeudi 7 novembre, l’un des livres les plus aboutis sur le sujet, La Richesse cachée des nations (Le Seuil-La République des idées, 128 pages, 11,80 euros).

    Dans un entretien au Monde, le Français démontre, selon une méthode qu’il veut incontestable, qu’il n’y a jamais eu autant d’argent dans les centres financiers offshore. Il propose un plan d’action concret pour taxer ces centaines de milliards d’euros volés aux Etats.

    La lutte contre l’évasion fiscale mobilise les pays membres du G20. Le secret bancaire recule. Pourtant, vous dites que les paradis fiscaux n’ont jamais été aussi prospères. Les efforts sont-ils vains ?

    Gabriel Zucman : Des progrès ont été réalisés. Mais nous sommes encore au niveau zéro – ou presque – de la lutte contre les paradis fiscaux. Les engagements à coopérer restent flous. Les conventions signées sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économiques, pour forcer les centres offshore à échanger des informations sur les contribuables étrangers, ne disent pas comment et quand cela se fera, quels revenus seront concernés, quels contrôles effectués. Ce ne sont que des bouts de papier prévoyant qu’un jour peut-être l’échange automatique de données sera mis en place.

    Les chiffres le montrent. Il n’y a jamais eu autant d’argent qu’en 2013 dans les paradis fiscaux : selon mes calculs, 8 % du patrimoine financier mondial des ménages s’y trouve, soit une fortune de 5 800 milliards d’euros, dont 350 milliards appartenant à des Français. Depuis 2009, le montant des fortunes gérées dans les paradis fiscaux a augmenté de 25 %, et de 14 % en Suisse. Tout reste à faire !

    Comment parvenez-vous à un chiffrage aussi précis ? Les données manquent, rien ne filtre des paradis fiscaux…...

    Gabriel Zucman : J’ai réalisé une enquête économique à partir d’une masse de données officielles inexploitées à ce jour, que j’ai combinées entre elles : des statistiques macroéconomiques sur les investissements internationaux des pays et les balances des paiements, les bilans des banques, leurs positions hors-bilan, les richesses privées, les revenus des nations ou encore les données officielles de la Banque nationale suisse, qui publie, chaque mois, le montant des fortunes détenues par des étrangers. La Suisse accueillant un tiers des fortunes mondiales offshore, il s’agit d’un indicateur central. Jamais tel travail de réconciliation n’avait été mené.

    Que disent ces données ?

    Gabriel Zucman : Je me suis d’abord aperçu que les fortunes détenues par des particuliers créaient des anomalies statistiques. Imaginez un Français vivant à Paris et possédant un compte à Genève, depuis lequel il achèterait des actions de la société américaine Google. Sur le plan comptable, les Etats-Unis enregistreraient un passif, mais ni la Suisse ni la France n’enregistreraient d’actif. La Suisse, parce qu’il s’agit d’actions acquises par un Français ; la France parce qu’elle ne connaît pas l’existence de ce compte en Suisse. Voilà l’anomalie : le passif est supérieur à l’actif ! D’aussi loin que remontent les statistiques, dans les années 1970, cette anomalie est visible. En somme, c’est comme si la Terre était possédée en partie par… la planète Mars !

    Ensuite, j’ai vérifié que ce déséquilibre reflétait bien l’argent investi dans les paradis fiscaux. Depuis la Suisse et les autres centres offshore, les particuliers investissent surtout dans des fonds luxembourgeois, irlandais et des îles Caïmans. Or, j’ai fait les comptes entre l’argent sur ces fonds et celui déclaré par les investisseurs dans leur pays d’origine. Eh bien, il y a un gouffre entre les deux, des milliers de milliards évaporés, comme au Luxembourg où l’anomalie comptable atteint 1 000 milliards d’euros. Ce gouffre explique l’essentiel du déséquilibre mondial entre l’actif et le passif.

    Qu’en est-il des multinationales ?

    Gabriel Zucman : Le fait qu’il soit possible de manipuler les prix de transfert [prix des transactions entre sociétés d’un même groupe] pour faire apparaître les profits dans les pays à fiscalité faible ou nulle, crée un problème économique lourd. Ces manipulations réduisent de 30 % les recettes de l’impôt sur les sociétés.

    Sur les 5 800 milliards d’euros des particuliers offshore, 80 % ne seraient pas déclarés. Quelle est la perte d’impôts ?

    La fraude permise par le secret bancaire représente au bas mot 130 milliards d’euros de pertes d’impôts au niveau mondial, dont 50 milliards pour l’Union européenne et 17 milliards pour la France. Sans l’évasion fiscale, la dette publique française ne serait pas à 95 % du produit intérieur brut (PIB) mais à 70 %.

    Tout est-il récupérable ?

    Gabriel Zucman : Oui. Si l’on met un terme au secret bancaire, il sera possible de taxer tous les revenus sur les comptes étrangers, en Suisse et ailleurs. Et la suppression du secret aura un effet vertueux sur la fiscalité. Elle permettra de supprimer les niches fiscales profitant aux plus riches et dépourvues de justification économique, pour baisser les impôts d’une majorité de la population. Ces niches n’existent que par la crainte de l’exil fiscal, menace des lobbies pour instrumentaliser les législateurs.

    Quel plan d’action préconisez-vous ?

    Gabriel Zucman : Pour amener les paradis fiscaux à coopérer, seule la contrainte fonctionnera. Je propose d’instaurer des sanctions douanières à leur encontre, équivalentes à ce que coûte leur secret bancaire aux autres pays.

    D’après mes calculs, la Suisse prive la France, l’Allemagne et l’Italie de 15 milliards d’euros de recettes fiscales chaque année. Or, du point de vue des règles de l’Organisation mondiale du commerce, le secret bancaire apparaît comme une pratique anticoncurrentielle, contraire au libre-échange, et ces trois pays sont en droit d’imposer des tarifs douaniers d’un montant de 15 milliards d’euros à la Suisse. Cela correspond à des droits de douane de 30 % sur les exportations suisses. De telles sanctions, bien plus efficaces que des listes noires, convaincraient la Suisse d’abandonner le secret bancaire.

    Lire : Le Parlement vote un gros tour de vis contre la fraude fiscale

    Des coalitions de pays face aux paradis fiscaux sont-elles envisageables ?

    Gabriel Zucman : C’est dans l’intérêt des Etats, qui doivent redresser leurs finances publiques. Je vous garantis qu’une coalition entre les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France appliquant une taxe de 50 % sur les exportations de Hongkong – ce que coûte en impôts perdus son secret bancaire à ces pays – aurait un effet immédiat.

    Et les pays à secret bancaire qu’abrite en son sein l’Union européenne ?

    Gabriel Zucman : Un cas pose problème : le Luxembourg, qui joue un rôle central dans l’évasion fiscale internationale, mais profite de son appartenance à l’Union et de son droit de veto pour bloquer toute évolution de politique fiscale. Ce pays qui a cofondé l’Union européenne n’a plus rien à voir avec ce qu’il était en 1958. La finance a supplanté l’acier. Une finance opaque, qui s’est bâtie sur le secret bancaire et représente 40 % du PIB. Le Luxembourg vit du secret bancaire. Les fonds d’investissement y recyclent l’argent de Suisse et de Singapour. Au nom de quoi cette situation est-elle tolérable ? Aucun Etat n’est allé aussi loin dans la commercialisation de sa souveraineté, en laissant les entreprises choisir leurs contraintes réglementaires. Je pose la question de l’exclusion du Luxembourg de l’Union européenne.

    Vous proposez aussi d’établir un cadastre financier mondial. Qu’est-ce donc ?

    Gabriel Zucman : Il faut établir d’urgence un registre mondial des titres de propriété financiers en circulation – actions, obligations, dérivés… –, pour savoir qui possède quoi et où. De tels registres existent déjà dans des entreprises privées comme Clearstream et Euroclear. Je propose d’en transférer la gestion au Fonds monétaire international (FMI). Il s’agit de créer le cadastre financier du monde, sur le modèle du cadastre immobilier de 1791, pour soumettre à l’impôt les super-riches qui veulent s’y soustraire en se dissimulant derrière des sociétés écrans offshore ou des trusts.

    Une fois ce cadastre créé, il faut instaurer un impôt global sur le capital, prélevé à la source par le FMI et levé sur la base du fichier, tous les ans, à hauteur de 2 % de la valeur de chaque titre financier. Ceux qui déclarent leurs titres à l’administration fiscale de leurs pays récupèrent l’impôt. Il n’y a plus de fraude possible.

    Anne Michel

    Un économiste de la « nouvelle vague »

    A 27 ans, Gabriel Zucman, jeune professeur de la prestigieuse London School of Economics et chercheur à l’université de Berkeley (Californie), incarne la « nouvelle vague » de l’économie. Celle tournée vers le concret et l’empirique, loin de la « vieille » science économique qui a prévalu jusqu’aux années 2000, davantage préoccupée par les questions abstraites.

    Diplômé de l’Ecole normale supérieure de Cachan (Val-de-Marne) et titulaire d’un doctorat de l’Ecole d’économie de Paris - son directeur de thèse est Thomas Piketty - M. Zucman commence sa carrière de chercheur à la fin des années 2000, au moment où le monde bascule avec l’une des plus graves crises financières de l’histoire.

    Ce séisme le conduit à s’intéresser au monde des paradis fiscaux dont les médias et les dirigeants politiques sentent confusément qu’il participe des déséquilibres économiques mondiaux. « J’ai tout de suite été frappé par le contraste entre l’omniprésence des paradis fiscaux dans les statistiques macroéconomiques et le peu de recherche académique sur le sujet, explique M. Zucman. J’ai voulu comprendre ce que ces masses d’argent représentaient, comprendre ce qui était légal et illégal, réfléchir à la façon dont les Etats pouvaient appréhender ce problème et mettre en place la fiscalité du XXIe siècle. »

    « Dans nos sociétés, les patrimoines se portent très bien, le nombre de super-riches explose. Si l’on veut réduire les inégalités et taxer ces richesses, il faut les mesurer », poursuit-il. Alors qu’aucune évaluation précise n’existe, l’économiste recense les données susceptibles de l’aider. Les exploite, les compare. Jusqu’à publier, en 2011, dans une revue d’Harvard, ce chiffre choc : 8 % du patrimoine financier des ménages (comptes bancaires, actions, obligations, assurances-vie, etc.) se trouve dans les paradis fiscaux... et échappe à toute taxation.

    Deux ans plus tard, dans La Richesse cachée des nations (Le Seuil-La République des idées, 128 pages, 11,80 euros), M. Zucman livre un constat détonnant : il n’y a jamais eu autant d’argent dans les centres offshore ! De quoi relativiser les déclarations des dirigeants du G20, convaincus que la fraude recule.

  • Le sort des « 30 » de Greenpeace devant la justice internationale

    Seuls devant les juges du Tribunal international du droit de la mer (TIDM), à Hambourg, les Pays-Bas ont plaidé pendant trois heures, mercredi 6 novembre, en faveur de Greenpeace. Les bancs de la Russie sont restés vides. Moscou refuse de laisser cette juridiction des Nations unies, chargée depuis 1994 de faire respecter la Convention sur le droit de la mer (1982), s’ingérer dans l’affaire de l’Arctic-Sunrise.

    Le 19 septembre, le brise-glace affrété par Greenpeace et battant pavillon néerlandais avait été arraisonné par les autorités russes, saisi puis amarré dans le port de Mourmansk. Les militants avaient tenté la veille d’accrocher une banderole sur la plate-forme pétrolière et gazière de Prirazlomnaïa, dans la mer de Barents, exploitée par Rosneft, société d’Etat russe, et d’autres compagnies pétrolières.

    Mais la manifestation pacifique a mal tourné. Cinq jours plus tard, les trente membres d’équipage, de dix-huit nationalités différentes, étaient débarqués et emprisonnés dans cette ville portuaire du nord-ouest de la Russie pour « piraterie » d’abord, puis pour « hooliganisme ». Ils pourraient être bientôt transférés dans une prison de Saint-Pétersbourg.

    LES MILITANTS RISQUENT, À CE JOUR, JUSQU’À 15 ANS DE PRISON

    A Hambourg, les Pays-Bas ont demandé aux juges d’ordonner d’urgence une mainlevée sur l’Arctic-Sunrise, et la libération des 28 militants de Greenpeace et des deux photographes qui formaient l’équipage. Conseiller juridique du ministère des affaires étrangères néerlandais, Liesbeth Lijnzaad reproche à la Russie d’avoir arraisonné et immobilisé illégalement l’Arctic-Sunrise et détenu l’équipage du navire sans le consentement de l’Etat de pavillon, les Pays-Bas.

    Elle assure que la Russie « a violé les droits de l’homme de cet équipage, notamment la liberté de circulation » et que « le différend s’aggrave et s’étend ».

    Car en Russie, la procédure pénale se poursuit et les militants risquent, à ce jour, jusqu’à 15 ans de prison. Ainsi, le 28 septembre, le bateau était perquisitionné par les autorités russes, sans le consentement des Pays-Bas. Le 8 octobre, le capitaine du navire était condamné à une amende de 20 000 roubles (500 euros environ) pour refus d’obtempérer lorsque les garde-côtes russes lui ont demandé de stopper son navire.

    DES MEMBRES DE GREENPEACE SUR LA MOSKOVA

    Enfin, la justice russe a refusé de libérer l’équipage sous caution, procédure pourtant prévue par le droit international. Pour La Haye, il y a urgence. « L’Etat général du navire se dégrade, assurent les Néerlandais. Il s’agit d’un brise-glace vieillissant qui nécessite une maintenance intensive (...…). Il en découle naturellement un risque pour l’environnement, dont des fuites d’hydrocarbure » et, ajoutent les Pays-Bas, « ce risque réel est aggravé par les conditions météorologiques difficiles qui règnent et par l’état de la glace dans l’Arctique ».

    Conseiller des Pays-Bas, René Lefeber a demandé aux magistrats d’ordonner que « l’Arctic-Sunrise puisse regagner Amsterdam avant que le soleil de l’Arctique se couche et que l’hiver arrive ». Pendant que M. Lefeber plaidait à Hambourg, des militants de Greenpeace naviguaient à bord de canots pneumatiques sur la Moskova, à Moscou, déployant leurs banderoles pour la « libération des 30 » détenus.

    Quelles sont les chances des Pays-Bas dans cette affaire ? La Russie n’a dit mot, mais les courriers entre Moscou et La Haye figurent désormais au dossier et certains pourraient peser dans la décision des juges. Moscou rappelle ainsi que l’Arctic-Sunrise a violé la zone de sécurité de 3 milles établie autour de la plate-forme pétrolière, et assure que « le navire accélérait et changeait continuellement de cap, se livrant ainsi à des manœuvres dangereuses » dans la zone économique exclusive (zone sur laquelle un Etat côtier peut conduire souverainement des activités) de la Russie.

    2013, ANNÉE DE L’AMITIÉ ENTRE LA RUSSIE ET LES PAYS-BAS

    La veille de l’arraisonnement, les Russes avaient informé les Néerlandais que les actes de Greenpeace présentaient « le caractère d’activités terroristes ». Le tribunal devrait rendre sa décision le 22 novembre.

    S’il peut ordonner la libération de l’équipage et le retour du brise-glace à son port d’attache, il n’a, en revanche, pas les moyens d’obliger Moscou à appliquer ses décisions.

    Simon Olleson, avocat de Greenpeace dans cette affaire, rappelle que « le tribunal n’a aucun moyen de forcer la Russie à coopérer », mais un refus de Moscou pourrait lui coûter cher « sur le plan diplomatique ». Ironie de l’histoire, 2013 a été déclarée Année de l’amitié entre la Russie et les Pays-Bas. Il leur reste deux mois pour trouver une issue à l’affaire de l’Arctic-Sunrise.

    Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)

  • Avec de tels amis…... #PRISM
    http://abonnes.lemonde.fr/economie/article/2013/11/04/avec-de-tels-amis_3507458_3234.html
    L’indignomètre des opinions européennes doit être bien détraqué pour que les nouvelles accablantes sur les écoutes généralisées menées par les services secrets américains ne déclenchent guère plus qu’un haussement d’épaules collectif.

    Le cynisme des gros malins que rien ne surprend jamais (« tout le monde le fait ! ») est pourtant à côté de la plaque. Avec la confirmation quasi officielle par Washington que les conversations d’Angela Merkel ont bien fait l’objet, depuis plus de dix ans, d’un espionnage systématique, on est entré dans l’ère du soupçon généralisé.

    On en décèle déjà les conséquences économiques et financières, durables. Mutatis mutandis, les grandes oreilles de la NSA jouent dans l’ordre politique le rôle de la longue crise financière dans l’ordre économique : elles introduisent un vecteur de doute sur la validité du système, qui taraude la confiance sans laquelle ni la démocratie représentative ni le capitalisme de marché ne peuvent fonctionner.

    Une chose est en effet de savoir – ou de croire – que le système s’accommode à la marge de comportements aux lisières de la légalité ou franchement crapuleux – recherche de renseignements, espionnage de personnalités étrangères, pots-de-vin, paradis fiscaux, truquages d’instruments financiers, pour ne prendre que quelques exemples.

    LA RÈGLE ET NON PAS L’EXCEPTION

    Une autre est de découvrir un jour, au hasard d’un article de journal, que la truanderie constituait la règle et non pas l’exception. Pire encore, que ces exactions furent commises au nom des grands principes : croissance et prospérité pour tous dans un cas, lutte contre le terrorisme dans l’autre.

    Comment éviter que les citoyens, éternelles victimes de dernier ressort, à qui l’on a, pendant des années, servi cet aimable baratin, ne se réfugient dans le cynisme du désespoir ? Surtout quand personne ne prend la peine de s’excuser.

    On attend encore la contrition des petits génies de la finance, qui ont ruiné l’économie mondiale tout en s’enrichissant et envoyé au chômage quelques millions de leurs concitoyens. Et, à Washington, le seul regret exprimé à ce jour est qu’Edward Snowden est encore libre. On peut faire confiance aux uns et aux autres : ils continueront, ou recommenceront, si personne ne cherche à les en empêcher.

    Les espions d’Amérique ou d’ailleurs et les banquiers félons ont un point en commun : les évolutions technologiques ou financières les ont mis un jour en possession d’une capacité sans pareille d’atteindre leurs objectifs dans l’espérance raisonnable d’une impunité en béton armé.

    Les uns peuvent enregistrer en bloc des millions de conversations ou de courriels et les conserver pour tri et consommation futurs. L’inventivité financière des autres, pour mettre au point les instruments financiers les plus exotiques afin de s’endetter et de spéculer, s’est engouffrée dans le vide laissé par des régulateurs et gouvernements insouciants, incompétents ou complices.

    UN MONDE PLUS FRILEUX

    C’était possible, donc ils l’ont fait : pourquoi résister à la tentation ? Que pèse, face à ce syndrome du magot irrésistible, le rappel à la retenue que le bon peuple pense encore pouvoir exiger de ses élites, pour le prix de son soutien au système ?

    Au moins les banquiers se sont-ils pris les pieds dans leur propre tapis, alors qu’il a fallu un Snowden pour que les citoyens commencent à se faire une idée de la tambouille qu’on concocte en leur nom sous couvert d’antiterrorisme.

    La crise financière a produit un monde plus frileux, cauteleux, fragmenté par les tentatives, un peu pathétiques, de repli sur des protections illusoires. Les Etats-Unis ne font même plus semblant de se soucier de leurs responsabilités mondiales et de l’impact de leurs décisions.

    Le Royaume-Uni s’enferme dans une crispation paranoïaque sur l’Europe et recommence à vénérer la City qui l’a poussé au bord de la ruine. La zone euro, tant bien que mal, reste le seul espace qui tente de sortir de sa crise par une volonté, d’ailleurs fragile, de réforme.

    CHASSÉ DE LA MAISON BLANCHE

    L’obsession américaine pour l’espionnage électronique aura, elle aussi, un coût. Pour commencer, un sérieux coup de frein aux relations commerciales transatlantiques dans les domaines de l’Internet et des télécommunications serait légitime. Plus généralement, la méfiance, désormais, devra être la règle, la confiance l’exception.

    L’expression même de « sécurité des données » ne pourra plus être prononcée que dans un immense éclat de rire. A terme, le vide totalitaire de l’écoute permanente et universelle finira par créer ses univers parallèles. On retrouvera de la sécurité, à la marge du système et facturée au prix fort. Mais qui a dit que les libertés publiques étaient faites pour les masses ?

    Il y a près de quarante ans, un président américain était chassé de la Maison Blanche pour avoir couvert un fric-frac de quelques Pieds Nickelés partis installer deux ou trois micros au quartier général de ses adversaires politiques.

    Aujourd’hui, un président américain se fait presque une fierté d’avoir couvert l’écoute généralisée des citoyens de son pays, et, au passage, de quelques autres, du Brésil à l’Allemagne. Au même moment, les architectes de la plus grande débâcle économique et financière que le monde a connue depuis le milieu du XXe siècle demandent qu’on passe l’éponge et qu’on les laisse à nouveau jouer et financer en paix. Rien appris, rien oublié. Avec de tels amis, le capitalisme et la démocratie n’ont pas besoin d’ennemis.

    Pierre Briançon (éditeur Europe de Reuters Breakingviews)

  • Total investit massivement au Canada #tarsands
    L’annonce, jeudi 31 octobre, des résultats trimestriels de Total, avec un bénéfice net en recul sous l’effet de coûts d’exploration élevés et d’une activité de raffinage en difficulté en Europe, a coïncidé avec l’annonce d’un nouvel investissement majeur. Le groupe va débourser plus de 5 milliards de dollars canadiens (3,5 milliards d’euros) dans les sables bitumineux au Canada. C’est le deuxième investissement en quelques jours pour le géant français du pétrole.

    Un peu plus d’une semaine après avoir remporté, le 22 octobre, l’enchère pour le plus grand gisement pétrolier offshore du Brésil, celui, présalifère, de Libra au sein d’un consortium rassemblant également Shell, Petrobras et les chinois CNPC et CNOO, le groupe français se relance au Canada. Ce pays est devenu en quelques années un nouvel acteur pétrolier de premier plan grâce à ses ressources non conventionnelles que constituent les sables bitumineux, très décriés du point de vue de l’environnement et dont l’exploitation est régulièrement dénoncée. Il permet une diversification géographique à Total, particulièrement implanté en Afrique et au Moyen-Orient, sa terre de naissance.

    Au Canada, Total va s’associer avec le canadien Suncor et le minier Teck, dans une société commune, Fort Hills Energy, dont il détiendra 39,2 % du capital, pour exploiter les sables de Fort Hills, en Alberta. C’est avec Suncor que le groupe français avait déjà investi dans un projet d’usine destinée à fluidifier des schistes bitumineux. Coûteux, ce projet était rapidement apparu comme non rentable sous l’effet d’un pétrole de schiste bon marché rendant plus compétitive une technique alternative de dilution. La facture s’était élevée à 1,6 milliard de dollars canadiens.

    « GAGE D’UNE CROISSANCE DE LA PRODUCTION À LONG TERME »

    Avec 3 milliards de barils estimés, le projet de Fort Hills ne représente pas un potentiel comparable à Libra et ses 10 milliards de barils. Sa production qui pourrait atteindre 180 000 barils par jour à partir de 2017, sur une période de cinquante ans, est cependant cruciale pour le groupe pétrolier pour maintenir l’objectif d’une production globale de 3 millions de barils par jour, un seuil psychologique auquel Total est attaché. « C’est le gage d’une croissance de la production à long terme », estime l’analyste indépendant Aymeric de Villaret.

    Le pétrole produit en Alberta doit être exporté par un oléoduc qui devrait être réalisé par la société Enbridge, retenue par le groupe Fort Hills Energy, mais qui doit encore obtenir les autorisations nécessaires. Dans le contexte du blocage aux Etats-Unis, pour des raisons politiques, du projet géant Keystone XL, destiné à relier l’Alberta au Golfe du Mexique, une société canadienne, TransCanada, a par ailleurs annoncé, en août, le lancement d’un projet d’oléoduc, d’un coût de 12 milliards de dollars canadiens, pour acheminer le pétrole de l’Alberta sur la côte atlantique.

    Cette perspective suscite la colère des écologistes canadiens qui ont assuré tout mettre en oeuvre pour la faire échouer. L’acceptabilité de Fort Hills sera sans doute également un enjeu pour le consortium Fort Hills energy. Total mise sur les progrès de la technologie pour réduire les atteintes à l’environnement associées à l’exploitation des sables bitumineux, qui représentent également un coût, mais il aura fort à faire pour convaincre les scientifiques ou les prix Nobel qui se sont exprimés contre le recours à cette ressource et qui ont notamment invité l’Union européenne à interdire l’importation de pétrole issu de cette exploitation.

    RÉSULTAT NET EN RECUL

    Au cours des derniers mois, la suractivité de Total et la multiplication de ses investissements ont pu susciter les interrogations. S’il reste encore dans les cartons du groupe français des projets ambitieux et coûteux, comme le projet d’usine de liquéfaction de gaz en Sibérie Yamal LNG, les décisions prises au Brésil et au Canada pourraient néanmoins être le prélude à un rythme moins soutenu d’investissements.

    De fait, selon les chiffres rendus publics mercredi matin, le résultat net ajusté du troisième trimestre de Total est en recul de 19 % en euros, et de 14 % en dollars alors que dans le même temps son concurrent Shell annonce une chute de 35 %. Le groupe anglo-néerlandais s’estime notamment pénalisé par des détournements de production alors que Total voit au contraire la production augmenter pour le deuxième trimestre et son ratio d’endettement baisser à 23 %.

    Total dit payer au troisième trimestre le prix d’une politique d’exploration particulièrement agressive qui pèse sur ses charges. Il est enfin pénalisé, comme Shell, par le marasme du secteur du raffinage en Europe où les marges ont été divisées par cinq au cours des derniers mois. Le groupe français mise sur ses réorganisations internes, le rapprochement du raffinage et de la pétrochimie, pour limiter les dégâts. Dans ce contexte d’entre-deux, Total a enfin choisi de laisser inchangé le montant de l’acompte sur dividende au troisième trimestre.

    Gilles Paris

    Une extraction polluante

    Ressource non conventionnelle. Le sable bitumineux est un mélange de pétrole brut, de sable, d’argile et d’eau. L’obtention de brut de synthèse requiert l’extraction du bitume par des procédés qui utilisent beaucoup d’eau, puis sa conversion chimique. Ces opérations génèrent trois fois plus de gaz à effet de serre que la production de pétrole classique.

    Réserves. Les principales réserves de sables bitumineux se situent en Alberta (Canada) et dans le bassin du fleuve Orénoque, au Venezuela.

    Le Canada, acteur pétrolier. Les sables bitumineux ont placé, fin 2009, le Canada au 2e rang mondial pour les réserves prouvées de pétrole, derrière l’Arabie saoudite.

  • En Europe, la protection des données privées attendra
    http://abonnes.lemonde.fr/economie/article/2013/10/28/en-europe-la-protection-des-donnees-privees-attendra_3503982_3234.ht

    A court terme, les données personnelles des citoyens européens risquent bien, malgré l’insistance de la Commission et du Parlement européens, de ne pas être davantage protégées de l’utilisation qu’en font les géants américains de l’Internet et, au travers d’eux, les services de renseignement, notamment celui des Etats-Unis, la National Security Agency (NSA).

    Malgré les révélations d’Edward Snowden, ex-agent de la NSA aujourd’hui exilé en Russie, et l’énervement des eurodéputés, qui demandent des mesures de rétorsion contre Washington, les membres de l’Union européenne continuent de tergiverser. Pour preuve, la partie de cache-cache avec la vérité à laquelle se sont récemment livrés certains chefs de gouvernement, à Bruxelles.

    Le Conseil européen des 24 et 25 octobre, qui a appelé, entre autres, à évoquer la question de l’économie digitale et la place de l’UE dans ce domaine-clé, ne pouvait éviter la question de la protection de la vie privée. Et pas seulement celle des chefs d’Etat écoutés par les services américains…

    Dans le brouhaha suivant la réunion, un paragraphe des conclusions est passé un peu inaperçu. « Il est important d’accroître la confiance des citoyens et des entreprises dans l’économie digitale. L’adoption d’un cadre général de protection des données et de la directive sur la cyber-sécurité est essentielle pour compléter le Marché unique digital en 2015 », pointe-t-il.

    2015 ? Après, donc, les élections européennes du printemps 2014 ; après la mise en place d’une nouvelle Commission et d’un nouveau Parlement… Pourtant, en début de semaine dernière, il était encore question, à Bruxelles, juste après de nouvelles révélations sur les écoutes de la NSA, de faire adopter le plus vite possible les deux projets, de règlement et de directive sur les données personnelles, promus par la commissaire à la justice Viviane Reding, et dont l’adoption traîne depuis deux ans…

    Dans son texte, Mme Reding instaure la possibilité, pour les usagers, de permettre ou non l’utilisation de leurs données par les Google, Facebook, Yahoo ! ou Amazon. Et la possibilité de faire effacer des données numériques

    LOBBYING AMÉRICAIN

    Le paragraphe huit des conclusions du Conseil européen – en anglais – évoque désormais une « timely adoption ». Ce qui se traduit, selon certaines délégations (la France, l’Italie, la Pologne) par « une adoption rapide » et, pour d’autres, (le Royaume-Uni, la Suède) par « une adoption en temps utile »… L’Allemagne, même échaudée par les écoutes du portable de la chancelière Angela Merkel et même désireuse d’imposer un « code de bonne conduite » aux Américains, refusait quant à elle d’agir « dans l’urgence ».

    Pour le premier ministre britannique, David Cameron, qui a communiqué le message à la presse de son pays, il n’y a pas de doute : il a obtenu de ses partenaires un report « d’au moins un an » des mesures visant les grandes sociétés américaines du secteur. « Victoire pour les géants des technologies sur les lois de l’UE concernant les données » titrait explicitement le Financial Times, samedi 25 octobre, rappelant au passage que le patron de Google, Eric Schmidt, figure dans le groupe de conseillers de M. Cameron.

    A la Commission européenne, on cache mal son dépit. On déplore « la faiblesse institutionnelle du Conseil » qui le ramène à « un consensus sur le plus petit commun dénominateur ».

    L’adoption du terme timely a, en effet, permis aux chefs de gouvernement d’interpréter comme ils l’entendent les conclusions adoptées. Et si Mme Reding feint de se réjouir de la discussion qui a enfin eu lieu sur ses projets, soumise à un intense feu de barrage des lobbies américains, elle se demande désormais publiquement si ses textes pourront être adoptés dans les temps.

    On en doute quand on apprend, par la bouche du président du Conseil de l’UE, Herman Van Rompuy, qu’il convient d’étudier « soigneusement » les diverses dispositions sur la protection des données et leur possible impact…

    La colère et l’inquiétude gagnent aussi le Parlement européen, dont la commission des libertés civiles avait adopté et renforcé, lundi 21 octobre, le projet initial de directive de Mme Reding. Les eurodéputés ont fixé à 5 % du chiffre d’affaires mondial des compagnies l’amende en cas d’utilisation non autorisée des données.

  • Les contre-vérités du dernier pamphlet climatosceptique
    http://abonnes.lemonde.fr/sciences/article/2013/10/28/les-contre-verites-du-dernier-pamphlet-climatosceptique_3504317_1650
    Publié autour de la sortie du cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), L’Innocence du carbone, l’effet de serre remis en question (Albin Michel, 304 p., 22 euros), le livre du physicien François Gervais (université François-Rabelais de Tours), entend montrer que l’influence humaine sur le réchauffement en cours est minime et que ce dernier est le fait de cycles naturels. François-Marie Bréon, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (CEA/CNRS/UVSQ) et coauteur du dernier rapport du GIEC, a lu l’ouvrage de M. Gervais et dénonce dans le texte ci-dessous une série de manipulations, de citations détournées, de données fictives et de courbes tronquées, méthodes souvent utilisées pour discréditer les sciences du climat.

    L’ouvrage de François Gervais témoigne d’une profonde ignorance des sciences du climat. La plupart des arguments avancés par l’auteur sont en totale contradiction avec la littérature scientifique. Si l’ouvrage cite de nombreuses références, elles ne sont pas précisées en fin de texte et c’est au lecteur de faire la recherche s’il veut vérifier les assertions de l’auteur. Celles-ci n’ont souvent pas de rapport avec les références censées les appuyer. Dans d’autres cas, ses affirmations relèvent d’erreurs ou d’éléments de désinformation manifestes. En voici quelques exemples - la liste est très loin d’être exhaustive.

    Expertise (p. 13)

    François Gervais écrit que son livre est « la rançon d’un travail approfondi effectué à l’invitation du GIEC lui-même ». En quatrième de couverture, l’éditeur précise que l’auteur aurait été « choisi comme rapporteur critique par le GIEC », donnant par là le sentiment au lecteur qu’il dispose d’une expertise en matière de climat. Ces assertions sont fausses. Le GIEC n’a jamais invité M. Gervais à faire partie des relecteurs critiques, puisque ces derniers se déclarent volontairement. Dans un souci de transparence, le GIEC accepte et examine les commentaires critiques de tout membre de la communauté scientifique au sens le plus large. Par ailleurs, M. Gervais n’a jamais publié le moindre travail sur le climat.

    Hausse du CO2 (pp. 31-32) L’auteur assure que c’est la température qui pilote le dioxyde de carbone (CO2) et qu’en d’autres termes c’est la hausse des températures qui conduit au « dégazage de l’océan » - donc à l’augmentation de la concentration atmosphérique en CO2. Celle-ci ne serait que marginalement la conséquence des activités humaines. C’est une théorie tout à fait révolutionnaire et il est regrettable que l’auteur ne l’ait pas publiée dans une revue scientifique... Plus sérieusement, elle témoigne surtout d’une ignorance complète du cycle du carbone. Car, si l’océan « dégaze » du CO2, comment expliquer alors les nombreuses observations montrant l’augmentation continue de la quantité de carbone dans l’océan, qui se manifeste notamment par son acidification ?

    Réchauffement (p. 37) Pour M. Gervais, si l’océan a ainsi « dégazé » du CO2, c’est sous l’effet d’un réchauffement causé par une activité intense du soleil... Voici ce qu’écrit M. Gervais : « Selon S. K. Solanki, de l’Institut Max-Planck de recherche sur le système solaire et ses collaborateurs (2004), le Soleil sortirait justement d’une période de cinquante à soixante ans d’activité intense sans équivalent depuis huit mille ans (I. G. Usoskin et al. 2003). La Terre a donc effectivement connu un réchauffement climatique récent - largement dû au Soleil ! » On consulte donc l’étude publiée, en 2004, par M. Solanki et ses collaborateurs. Voici comment se conclut le résumé de l’article en question : « (...) Nous attirons l’attention sur le fait que la variabilité solaire n’est vraisemblablement pas la cause dominante du fort réchauffement des trois dernières décennies. » Les auteurs disent donc précisément l’inverse de ce que leur fait dire M. Gervais dans son ouvrage.

    Refroidissement (p. 43) « Selon la NOAA [National Oceanic and Atmospheric Administration], écrit M. Gervais, la première décennie de ce siècle a connu une chute de température moyenne hivernale de 2 oC aux Etats-Unis, pays pourtant gros émetteur de CO2. » Là encore, cette assertion suggère une grande ignorance des principes de base de la science du climat. En effet, vu la vitesse à laquelle le CO2 se mélange et se diffuse dans l’atmosphère, on voit mal en quoi les émissions locales ont le moindre rapport avec la variation des températures locales. Par ailleurs, un refroidissement majeur sur les Etats-Unis, suggéré par l’auteur, est manifestement faux. Selon la NOAA, les années 2012, 2007, 2006, 2005, 2001, 1999 et 1998 comptent au nombre des dix années les plus chaudes enregistrées outre-Atlantique depuis 1895.

    « Climastrologie » (pp. 44-45) L’auteur présente l’hypothèse que la température de la Terre peut être expliquée par la poursuite de la sortie du petit âge glaciaire et par un cycle de soixante ans. Aucun mécanisme physique n’est proposé pour expliquer ce cycle. Il évoque la position du Soleil par rapport au centre de masse de la galaxie, qui est donc une fonction de la position des planètes. Astrologie et climatologie pourraient ainsi trouver, selon la théorie révolutionnaire de M. Gervais, une base commune.

    Glaciers (p. 78) L’auteur cherche des situations dans lesquelles des glaciers ne sont pas en régression. « Le glacier Perito Moreno [en Argentine], par exemple, n’est pas en régression. Il avance de deux à trois mètres par jour », écrit-il. Hélas, l’auteur confond la vitesse d’avancement d’un glacier et la position du front du glacier. Utiliser la vitesse d’avancement comme preuve de sa non-régression est une hérésie. Si le front du glacier avançait de deux à trois mètres par jour, il y aurait de quoi s’inquiéter - cela ferait environ un kilomètre par an !

    Humidité (p. 89) « L’humidité spécifique globale a diminué de 10 % en cinquante ans selon la NOAA », écrit M. Gervais en expliquant que c’est une observation en contradiction avec les prédictions des modèles de climat. Pourtant, les données de la NOAA ne montrent rien de cela.

    Antarctique (p. 121) « La température moyenne de l’Antarctique n’a jamais cessé de baisser depuis vingt-cinq ans (Wendt et al., 2009) », écrit l’auteur. Cette affirmation est en contradiction avec les données publiées par la NASA. Par ailleurs, chose étonnante, la publication citée par M. Gervais à l’appui de son affirmation ne dit strictement rien d’un refroidissement de l’Antarctique !

    Effet de serre (p. 138) Tentative d’explication de l’effet de serre. « En définitive, les molécules de dioxyde de carbone se trouvant au-dessus du plafond de quelques dizaines de mètres, grâce auxquels l’opacité est déjà acquise, ne peuvent pas recevoir le rayonnement de la Terre aux deux fréquences concernées, écrit M. Gervais. Elles ne peuvent contribuer à l’effet de serre. »

    Manifestement, l’auteur pense que l’effet de serre se manifeste en bloquant le rayonnement en provenance de la surface. En réalité, les échanges d’énergie proches de la surface se font essentiellement par convection. L’énergie provenant de la surface est déposée à une altitude de quelques kilomètres. Au-dessus, ce sont les processus radiatifs qui dominent et c’est là que l’effet de serre prend tout son sens. Ce n’est pas une notion simple (je l’enseigne à bac + 4) mais l’auteur, qui prétend nous expliquer que l’ensemble de la communauté scientifique compétente est dans l’erreur, ne l’a pas comprise.

    Simulations (p. 156) « Près de 200 simulations publiées prédisent la température en cas de doublement du CO2 dans l’atmosphère, écrit l’auteur. Les conclusions s’échelonnent entre 0,2 oC et 6,4 oC. Face à une telle absence de consensus, pourquoi le GIEC retient-il une température alarmiste de 4 oC avec une place de vraisemblance de 2,4 oC à 6,4 oC ? » Il y a là une confusion entre les simulations pour un doublement de CO2 (que se passe-t-il en cas de doublement de CO2 ?) et les différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre. Une bonne part de l’écart entre 0,2 o C et 6,4 oC dépend de la quantité de CO2 qui sera émise au cours du siècle. Ce n’est donc pas une incertitude liée aux modèles climatiques.

  • Et si on testait le chauffage nucléaire…Ou le Monde lobbyisé par le nuke...
    http://abonnes.lemonde.fr/planete/article/2013/10/29/et-si-on-testait-le-chauffage-nucleaire_3504725_3244.html

    A l’heure où tous les pays cherchent à accroître leur efficacité énergétique, l’idée n’est peut-être pas aussi saugrenue qu’il y paraît. Pourquoi ne pas se chauffer au nucléaire ? Des experts explorent sérieusement cette voie.

    Elle permettrait, pensent certains partisans de l’atome, de « verdir » son image, en réduisant la dépendance aux ressources fossiles et les émissions de CO2. L’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pousse aujourd’hui cette solution, à laquelle doit être consacré l’un de ses prochains rapports, prévu pour la fin de cette année.

    Le constat de départ est celui d’un formidable gaspillage. Sur l’énergie libérée par la fission des atomes dans le cœur d’un réacteur nucléaire, un tiers seulement est aujourd’hui récupéré – à travers un circuit de refroidissement générant de la vapeur d’eau qui entraîne une turbine – en énergie électrique.

    Tout le reste se perd dans la nature, la chaleur non utilisée étant évacuée dans l’air, par les tours de refroidissement, ou dans les fleuves et les océans bordant les centrales. Pour l’essentiel, la filière électronucléaire sert ainsi à chauffer… les poissons et les oiseaux.

    Ce piètre bilan n’est pas propre à l’atome. Toutes les centrales électriques, au charbon, au gaz ou au fioul, pâtissent d’une déperdition du même ordre ; seules les installations récentes à « cycle combiné gaz » affichent de meilleurs rendements. Mais, en France, où plus de 75 % de l’électricité est d’origine nucléaire, la question de la performance énergétique du parc de 58 réacteurs est cruciale.

    « On pourrait chauffer la France entière avec la chaleur nucléaire, affirme Henri Safa, de la direction scientifique du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). Le gisement de chaleur produite dans les centrales est énorme. Au lieu d’en rejeter la plus grande partie en pure perte, on pourrait l’exploiter, en cogénération, pour le chauffage urbain ou l’industrie. »

    LA COGÉNÉRATION FOURNIT ÉLECTRICITÉ ET CHALEUR

    La cogénération, c’est-à-dire la production couplée d’électricité et de chaleur, est en réalité utilisée de longue date dans le secteur nucléaire, rappelle le chercheur.

    Sur les 432 réacteurs qui sont en service dans le monde, 74 fonctionnent déjà selon ce principe, fournissant en chaleur des villes voisines. La plupart se trouvent en Europe de l’Est, c’est-à-dire dans des pays froids : Russie, Ukraine, Bulgarie, Hongrie, Roumanie, Slovaquie ou République tchèque. Mais il en existe aussi en Suisse, à Beznau. Et, au Japon et en Inde, dans ce cas pour alimenter des usines de dessalement d’eau de mer.

    Si beaucoup de ces installations sont anciennes, de nouveaux projets sont à l’étude, en Finlande, en Suède ou en Chine, pour le chauffage urbain, et dans les pays du Maghreb, pour le dessalement.

    En France, la greffe n’a jamais pris. Les eaux tièdes (à 40°C ou 45°C) rejetées par les centrales du Bugey (Ain), de Chinon (Indre-et-Loire), de Cruas (Ardèche), de Dampierre-en-Burly (Loiret) ou de Saint-Laurent (Loir-et-Cher) sont certes mises à profit par des horticulteurs. Celles de Golfech (Tarn-et-Garonne) alimentent le circuit de chauffage de la piscine municipale, d’une salle polyvalente, d’un groupe scolaire et d’une résidence pour personnes âgées.

    Celles de Civaux (Vienne) livrent des calories à une maison de retraite, une salle omnisports et un parc zoologique de crocodiles. Et celles de Gravelines (Nord), qui tempèrent une ferme aquacole, seront acheminées vers le futur terminal méthanier de Dunkerque, pour réchauffer le gaz naturel liquéfié afin de le regazéifier. Mais il ne s’agit pas là à proprement parler de cogénération par un système spécialement voué à la production de chaleur.

    « DÉCARBONISATION DE L’ÉCONOMIE »

    Chez EDF, celle-ci n’est pas à l’ordre du jour. « Nos centrales ont été conçues pour optimiser la production d’électricité, qui est notre cœur de métier », explique Dominique Minière, directeur délégué de la production et de l’ingénierie chez le géant français de l’énergie.

    « Développer la cogénération à partir des centrales existantes nécessite des études approfondies, poursuit-il. Tant d’un point de vue technique – cela conduirait à installer des systèmes de soutirage de vapeur d’eau, qui réduiraient le rendement de nos installations, et il faudrait obtenir des autorisations de l’Autorité de sûreté nucléaire – que d’un point de vue économique, la rentabilité n’étant pas assurée. » Cela, alors que l’entreprise est « mobilisée par le développement de nouveaux moyens de production et par le “grand carénage” destiné à prolonger l’exploitation du parc existant », précise M. Minière.

    Toutefois, indique-t-il, l’option de la cogénération reste ouverte, « en priorité sur de futures centrales qui seraient conçues avec cette double finalité », et « dans la mesure où il y aurait une volonté commune de tous les acteurs, compagnies de chauffage, élus et usagers ».

    Le CEA a pourtant poussé très loin la prospective. « La faisabilité technique de la cogénération nucléaire est établie », assure Henri Safa. Les performances thermiques des canalisations permettent de « transporter de l’eau chaude sur une distance de 100 kilomètres avec moins de 2 % de perte de chaleur ».

    Si bien qu’en développant les réseaux urbains de chaleur – ils ne couvrent que 6 % des besoins nationaux en chauffage et eau chaude sanitaire, mais sont appelés à s’étendre –, « la cogénération pourrait, de façon réaliste, vite subvenir à la moitié de la consommation de la France en chauffage ». Il y faudrait, chiffre-t-il, un investissement de l’ordre de 20 milliards d’euros.

    Mais le gain réalisé sur les achats d’hydrocarbures qui alimentent aujourd’hui les réseaux de chaleur serait d’environ 10 milliards d’euros par an. Ce qui à terme, procurerait aux utilisateurs un chauffage « à très bas prix », tout en contribuant à « la décarbonisation de l’économie ».

    UNE HÉRÉSIE POUR L’ASSOCIATION SORTIR DU NUCLÉAIRE

    En priorité, le CEA suggère de commencer par les agglomérations déjà dotées de réseaux de chaleur collectifs, comme Paris et sa petite couronne, qui pourraient être desservies par la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine (Aube), distante de 110 kilomètres.

    Il a aussi envisagé d’autres raccordements entre une métropole régionale et une centrale : Lyon-Bugey, Lille-Gravelines ou Bordeaux-Blayais. Et, en Rhône-Alpes, il a mené une étude détaillée sur le chauffage de la ville de Montélimar (Drôme) avec les quatre réacteurs de Cruas.

    Plus généralement, la cogénération est l’une des pistes mises en avant, lors du débat national sur la transition énergétique, par l’Alliance nationale de coordination de la recherche pour l’énergie (Ancre), qui regroupe notamment le CEA, le CNRS, la Conférence des présidents d’université et l’organisme public de recherche IFP Energies nouvelles.

    Reste à savoir comment le public accueillerait la perspective de se chauffer à l’atome. Charlotte Mijeon, porte-parole du réseau Sortir du nucléaire, y voit une hérésie pure et simple.

    « Les risques inhérents au nucléaire resteraient entiers, à commencer par la production de déchets radioactifs et la pollution provoquée par l’extraction de l’uranium, dit-elle. En outre, loin d’aller dans le sens de la sobriété énergétique, on créerait de nouveaux usages du nucléaire et de nouveaux besoins de consommation. » Le paradoxe serait que disposer d’une ressource énergétique abondante et bon marché conduise… à un gaspillage supplémentaire.

  • Prism, un défi pour le droit

    http://abonnes.lemonde.fr/technologies/article/2013/10/27/espionnage-de-la-nsa-quels-recours-juridiques-pour-les-citoyens-fran

    Les révélations publiées le 21 octobre par Le Monde, selon lesquelles l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA) a enregistré 70,3 millions d’appels téléphoniques passés en France entre décembre 2012 et janvier 2013, ont transformé le débat européen sur la surveillance. En dépit des affirmations antérieures de la NSA prétendant qu’elle n’enregistrait que des « métadonnées » – c’est-à-dire l’heure et l’origine des appels–, les dernières révélations d’Edward Snowden indiquent que le gouvernement américain a également enregistré automatiquement les appels faits depuis certains numéros en France, et qu’elle a aussi filtré les SMS à partir de mots-clés. Les citoyens français visés sont des individus soupçonnés de liens avec des organisations terroristes, mais aussi des personnes appartenant au monde de la politique, des affaires ou de la haute fonction publique.

    Réagissant à ces révélations, le ministre français des affaires étrangères a qualifié cette surveillance de « totalement inacceptable ». Pourtant, même si Laurent Fabius a exigé la cessation immédiate de cette surveillance, il est peu probable que le gouvernement américain soit prêt à modifier ses programmes de surveillance, même face aux protestations venues de plusieurs autres pays dans le monde. Dans ces conditions, que peuvent faire les citoyens français pour protéger leur vie privée contre cet espionnage ?

    En vérité, les options sont limitées. Les seules institutions américaines dotées du pouvoir nécessaire pour contraindre le gouvernement Obama à changer rapidement de politique sont le Congrès et les tribunaux américains. Or, à chaque fois que sont divulgués de nouveaux détails sur l’ampleur du programme discrétionnaire de surveillance de la NSA, le Congrès prend systématiquement sa défense.

    VULNÉRABILITÉ DES CITOYENS FRANÇAIS AU REGARD DE LA LOI AMÉRICAINE

    Et toutes les procédures juridiques contestant le système d’espionnage en tant que violation de la Constitution américaine ont jusqu’à présent buté sur des obstacles juridiques. Même si cette situation pourrait bientôt changer, le juge à la Cour suprême Antonin Scalia ayant laissé clairement entendre que la Cour devrait bientôt avoir à se prononcer sur le dossier de la surveillance exercée par la NSA, ce tribunal pourrait se borner à constater que le programme viole la vie privée et les droits constitutionnels des citoyens américains. Quant aux citoyens d’autres pays, les tribunaux américains estiment généralement qu’aucun droit constitutionnel ni statutaire ne les protège contre une surveillance discrétionnaire à grande échelle.

    Pour comprendre la vulnérabilité des citoyens français au regard de la loi américaine, il importe de bien saisir le rôle du Congrès et des tribunaux américains dans l’élargissement de l’état de sécurité nationale dans lequel ont été placés les Etats-Unis depuis le 11-Septembre.

    En 2001, c’est le Congrès qui vota la Section 215 du Patriot Act, la disposition qui est au coeur des controverses actuelles. Ce texte autorise en effet le gouvernement à saisir « toute chose tangible » – autrement dit toute donnée – pouvant avoir un rapport avec une enquête antiterroriste, que l’individu auquel appartiennent ces données soit ou non soupçonné de terrorisme. Le gouvernement Bush a élargi la Section 215 en l’appliquant à la surveillance systématique, la collecte sans mandat de millions de données téléphoniques ou Internet.

    Et en 2008, le Congrès a autorisé une version de ce programme qui permet à la NSA d’accéder sans mandat à tout « renseignement étranger », soit toute communication entre des ressortissants américains et des « cibles » étrangères suspectes. La disposition juridique correspondante est la Section 702 du Foreign Intelligence Surveillance Act (la loi sur la surveillance et le renseignement étranger).

    1800 DEMANDES DE SURVEILLANCE ACCEPTÉES

    Durant l’été, le quotidien The Wall Street Journal a indiqué que l’instance chargée d’examiner les demandes de surveillance antiterroriste, la Foreign Intelligence Surveillance Court, avait joué un rôle tout aussi important dans l’élargissement du spectre de la surveillance. Estimant que les bases de données géantes hébergeant les relevés de connexions Internet et téléphoniques de millions de personnes à travers le monde devaient être incluses dans le champ des informations « relevant » des enquêtes antiterroristes, ce tribunal a récemment donné son feu vert au programme de surveillance systématique connu sous le nom de Prism.

    L’année dernière, ce même tribunal avait approuvé 1 800 demandes de surveillance et n’en a rejeté aucune. De surcroît, à la différence des autres tribunaux fédéraux, le tribunal de surveillance opère en secret, sans la possibilité d’entendre les contestations émises contre la position du gouvernement, et tous ses membres sont nommés par le président de la Cour suprême, John Roberts.

    Au cas où elle accepte de se saisir du dossier, que pourrait décider la Cour suprême des Etats-Unis au regard de la constitutionnalité du programme Prism ? Les organisations de défense des libertés civiles affirment que Prism viole le quatrième amendement de la Constitution américaine, qui interdit les « fouilles et saisies déraisonnables » sans mandat judiciaire. Les partisans du programme leur objectent que la Cour suprême a institué une large dérogation au quatrième amendement sur le plan de la surveillance des renseignements étrangers, et que, du fait que Prism s’intéresse aux données Internet des étrangers et non à celles des citoyens américains, le quatrième amendement ne saurait être invoqué.

    Pour l’heure, la Cour suprême n’a pas tranché entre ces deux positions, mais dans une affaire importante qu’elle a eue à traiter en février, elle a conclu que les groupes de défense des libertés civiles et les avocats de suspects résidant à l’étranger ne sont pas habilités à remettre en question la surveillance secrète car ils ne peuvent prouver de façon incontestable que les personnes concernées font effectivement l’objet d’une surveillance secrète. Autrement dit, selon ce raisonnement pervers, le caractère secret du programme le met de fait à l’abri de toute contestation juridique.

    UN NOUVEL OUTIL JURIDIQUE

    Récemment, le New York Times annonçait que les groupes cherchant à contester la légalité du programme Prism pourraient bientôt bénéficier d’un nouvel outil juridique. Au terme d’un débat interne, le département américain de la justice a décidé d’informer les inculpés de ce que les preuves rassemblées contre eux proviennent de la surveillance sans mandat et de l’espionnage autorisés par la loi de 2008 sur les écoutes téléphoniques et électroniques. Jusqu’à présent, les administrations Bush puis Obama ont soutenu qu’il n’y avait aucune obligation d’informer les suspects de l’origine de ces preuves secrètes.

    Ce changement de politique pourrait avoir un impact direct sur une affaire en cours impliquant un terroriste présumé. Celui-ci pourrait maintenant contester la constitutionnalité de Prism. S’il obtenait gain de cause, son cas pourrait faire jurisprudence.

    Malheureusement, même au cas où la Cour suprême accepterait une telle jurisprudence, il est fort peu probable que celle-ci protégerait de quelque manière que ce soit les droits des citoyens français et des autres ressortissants non américains que la NSA a espionnés. La loi de 2008 autorise l’écoute sans mandat des appels téléphoniques passés par des citoyens américains à destination de l’étranger tant que la surveillance ne « vise » que leurs correspondants étrangers.

    Plusieurs propositions ont été soumises au Congrès afin d’amender les lois de surveillance américaines de façon à protéger les citoyens américains. Un des concepteurs du Patriot Act a déclaré que celui-ci devrait être amendé afin d’exiger du gouvernement qu’il produise un mandat judiciaire, ou des « faits spécifiques, précis et concordants » permettant de conclure qu’un individu est un « agent d’une puissance étrangère » avant de saisir ses données Internet ou ses relevés téléphoniques. Cela permettrait d’éviter la collecte massive et la surveillance systématique.

    Une autre proposition serait d’autoriser la collecte massive de données par des machines, mais d’interdire à tout être humain d’examiner ces données sans mandat judiciaire. Le directeur du renseignement national a laissé entendre que le tribunal de surveillance secret avait déjà imposé une version de cette exigence de mandat. Mais là encore, cette disposition protège davantage les citoyens américains que les ressortissants étrangers.

    UNE DIFFÉRENCE DE TRAITEMENT QUI DEVRAIT SUSCITER L’INDIGNATION EN EUROPE

    Cette différence radicale de traitement entre Américains et non-Américains par la Constitution américaine devrait susciter l’indignation en Europe. Elle est fondée sur l’affirmation que lorsque les rédacteurs du quatrième amendement de la Constitution américaine ont voulu protéger le droit du « peuple » contre les perquisitions et saisies déraisonnables, le « peuple » auquel ils pensaient était celui formé par les citoyens américains.

    Mais le quatrième amendement a été rédigé au XVIIIe siècle. Et dans un monde où des milliards de bits de données franchissent chaque jour les frontières, il est vain de vouloir établir une distinction rigoureuse entre les données des citoyens américains et celles des non américains, puisque les unes et les autres sont étroitement liées. En outre, comme le montre le programme Prism, en autorisant la surveillance sans mandat des citoyens américains, dont les appels téléphoniques sont tangentiellement associés à des suspects étrangers, les tribunaux et le Congrès américains ont de fait autorisé la surveillance discrétionnaire des citoyens américains comme des citoyens non américains.

    (Traduit de l’anglais par Gilles Berton)

    Jeffrey Rosen (professeur de droit à l’université George-Washington à Washington)
    Une surveillance qui va se généraliser

    La distinction instaurée par les tribunaux américains entre citoyens et non-citoyens ne sera bientôt plus soutenable face aux invasions de la vie privée opérées par le secteur privé. Google a présenté récemment une nouvelle technologie – les Google Glass –, des lunettes qui permettront à leurs utilisateurs d’enregistrer des conversations grâce à une minuscule caméra intégrée aux lunettes.
    Lorsque cette technologie se sera répandue, chacun devra, avant toute rencontre, faire savoir clairement si celle-ci peut être enregistrée ou non. Plus les enregistrements audio et vidéo seront postés sur le Web, plus la surveillance des personnes se généralisera.
    En agrégeant les enregistrements vidéo des drones et caméras de surveillance privés et publics, il sera possible d’accéder aux flux de caméras activées n’importe où dans le monde. A côté de ce genre de veille virtuelle, la collecte de données par Prism paraît presque anodine.
    Et pourtant ni le Congrès ni la Cour suprême des Etats-Unis n’ont encore interprété de façon claire la Constitution afin d’interdire une surveillance généralisée qui ne soit pas motivée par un crime ou un délit. De ce point de vue, la loi française offre une meilleure protection que la loi américaine.
    Face à la polémique, le Parlement européen pourrait être amené à adopter de nouvelles dispositions restreignant la collecte de données par le gouvernement américain et par des grandes entreprises. Une nouvelle directive est envisagée avec la création d’un " droit à l’oubli " permettant aux personnes d’exiger la suppression de données les concernant à partir du moment où elles ne servent aucun objectif public, scientifique ou journalistique. Ce droit à l’oubli pourrait toutefois entrer en contradiction avec la liberté d’expression.
    Pour en revenir aux Etats-Unis, l’interdiction constitutionnelle des perquisitions et saisies déraisonnables est l’un des plus beaux fleurons de la liberté américaine. Washington doit respecter la Constitution, non seulement en ce qui concerne les citoyens américains, mais aussi tous les citoyens du monde.

  • Espionnage de masse : des sociétés françaises au service de dictatures
    http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2013/10/28/espionnage-de-masse-des-societes-francaises-au-service-de-dictatures
    Les deux journalistes du Wall Street Journal sont entrés avec précaution, le 29 août 2011, dans le vaste hall de l’immeuble. Il s’ouvre sur une grande salle déserte, propre et obscure ; une photo géante et souriante de Mouammar Kadhafi pend de travers dans un couloir. – le régime est tombé une semaine plus tôt, le Guide est en fuite quelque part, il n’y a plus grand monde au centre de surveillance libyen, un bâtiment de six étages au coeur de Tripoli.

    Dans un petit bureau, un fauteuil défoncé, deux sofas horribles et un cendrier plein. Plus loin, les salles d’espionnage. Froides, modernes, grises et noires, façon Pentagone sauf que la table est hexagonale, et que le désordre est indescriptible. Des cartons en vrac, des documents passés en hâte à la broyeuse, des centaines de dossiers, de cassettes, des morceaux d’ordinateurs. Et des dossiers d’opposants. Au mur, une carte de la Jamahiriya libyenne, avec cet avertissement en anglais : « Aidez-nous à garder notre travail secret. Ne parlez pas d’informations classifiées hors du quartier général ». Avec le logo d’une entreprise, Amesys, une société française du groupe Bull.

    Ce sont effectivement les Français qui ont installé le système d’espionnage libyen, avec une filiale de Boeing, Narus, une société chinoise ZTE Corp, et une sud-africaine, VSTech. Il y a un pense-bête, le nom et les coordonnées du responsable français à joindre en cas de problème technique. Le responsable du « projet Eagle », fort bien résumé sur une affichette du centre : « Où beaucoup de systèmes d’interception d’Internet consistent à filtrer les adresses IP ou à extraire seulement ces communications du flux global (interception légale), Eagle analyse et stocke toutes les communications (interception massive) ».

    Amesys est née en 2007 de la fusion de deux petites sociétés, i2e et Artware, spécialisées dans les hautes technologies, avant d’être rachetée trois ans plus tard par Bull, le poids lourd de l’informatique française. Tour de force : c’est le patron de la petite Amesys, Philippe Vannier, qui est devenu le PDG de Bull.… Il avait proposé dès décembre 2006 un système d’espionnage massif aux autorités libyennes, il a lui-même signé le contrat en décembre 2007 à Tripoli, sous l’œil bienveillant d’Abdallah Al-Senoussi, beau-frère de Kadhafi et chef des services secrets libyens – condamné en 1999 par contumace à la perpétuité en France pour son rôle dans l’attentat du DC-10 d’UTA, qui a coûté la vie à 170 personnes.

    La société allemande Rohde & Schwarz faisait à l’époque le siège de Tripoli pour les interceptions radio, les Sud-Africains de Saab Grintek, les Allemands de Atis et les Danois de ETI Connect pour les interceptions téléphoniques. Philippe Vannier obtient le marché du Net : un contrat de 26,5 millions d’euros, selon Mediapart, sur lequel l’incontournable intermédiaire des marchés d’armement de l’ancienne majorité, Ziad Takieddine, a touché 4,5 millions de commission.

    La surveillance à l’échelle d’une nation

    Le système d’espionnage Eagle est, il est vrai, d’excellente qualité. « Le système massif a été conçu pour répondre aux besoins d’interception et de surveillance à l’échelle d’une nation, expose sans détour la plaquette de promotion d’Amesys, publiée par le site Owni. Complètement et facilement connectables aux systèmes existants, les produits massifs conçus par Amesys sont les meilleures réponses à vos besoins. »

    Eagle est capable de livrer automatiquement les adresses personnelles et les adresses mail, les numéros de téléphone, les photos des suspects et aussi de faire des recherches par date, heure, numéro de téléphone, mots-clés, géolocalisation, « ce qui permet d’obtenir une vision claire des différentes activités de vos cibles ». Le système déchiffre aussi bien l’arabe que le croate, le tamoul, le japonais que le farsi ou le mandarin. C’est pratique.

    Amesys fait appel en 2008 à des anciens de la Direction du renseignement militaire (DRM) pour former les jeunes espions libyens. « Nous leur avons appris comment trouver des cibles dans le flow massif du pays, a indiqué un militaire retraité retrouvé par Le Figaro, et nous avons travaillé sur des cas d’école. Par exemple, comment placer une université sous interception et trouver des individus suspects en fonction de mots-clés. » C’est pédagogique : « On leur avait montré comment trouver tous les Libyens qui allaient sur lefigaro.fr et sur lemonde.fr. » Après trois semaines de formation, les apprentis espions piaffent d’impatience, au point de « planter le serveur » à la fin de l’été 2008 tant le système est sollicité.

    Le système Eagle n’est parfaitement opérationnel que début 2010, et commence vite à porter ses fruits. Saleh D. est arrêté le 3 janvier 2011, les services libyens lui mettent sous le nez ses mails sur Yahoo du printemps 2010. Mohamed G. est interpellé le 18 février 2011, les policiers ont avec eux un message qu’il a envoyé à l’ambassade du Canada le 27 septembre 2007, extrait des profondeurs de sa messagerie. Mohamed A. est arrêté le 16 février 2011. « On m’a montré des preuves écrites. Ils m’ont montré des retranscriptions de mes conversations téléphoniques, SMS et copies de mails tirés de ma messagerie. Je ne sais pas par quel moyen ils ont accès à toutes mes correspondances. »

    Lire aussi : Des internautes libyens torturés entendus par un juge français

    En France, la direction d’Amesys est un peu gênée. Elle explique que « le contrat a été signé dans un contexte international de rapprochement diplomatique avec la Libye qui souhaitait lutter contre le terrorisme et les actes perpétrés par Al-Qaida ». Nicolas Sarkozy a effectivement rendu visite au colonel Kadhafi en juillet 2007, et le dictateur libyen a planté sa tente en décembre dans les jardins de l’hôtel Marigny, la résidence des hôtes de marque, pour sa première visite à Paris depuis trente-quatre ans.

    « Le contrat concernait la mise à disposition d’un matériel d’analyse portant sur une fraction des connexions Internet existantes, soit quelques milliers », assurait modestement Amesys en 2011 –– contre l’évidence.

    Une plainte pour complicité de torture

    La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme ont déposé plainte à Paris contre les quatre sociétés du groupe Amesys le 19 octobre 2011, pour « complicité de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » –– les juridictions françaises sont compétentes si une personne physique ou morale, accusée d’atrocités quelque part dans le monde, « se trouve en France ». « Amesys a nécessairement eu conscience de l’aide et de l’assistance portée au régime libyen, indique la plainte, et n’a cessé sa collaboration avec ce dernier non pas pour mettre un terme à des crimes, mais en considération du renversement d’alliance entre la France et la Libye. »

    C’est peu dire que la plainte a été reçue avec des pincettes. Le procureur de Paris –– sur instructions écrites du procureur général –– a estimé qu’il n’y avait pas lieu de l’instruire, et a soutenu que « les liens contractuels et de coopération ayant existé entre la société Amesys et le régime libyen de Mouammar Kadhafi relèvent uniquement d’actes de commerce ordinaire ne pouvant recevoir de qualification pénale ».

    Le juge d’instruction est passé outre, le procureur a cependant fait appel, la cour d’appel a balayé ses arguments le 15 janvier 2013 et ordonné la poursuite de l’instruction, confiée aux trois magistrats du nouveau pôle « génocide et crimes contre l’humanité ». Mais quinze mois ont été perdus.

    Qosmos, l’art de la sonde

    Eagle, pour analyser les données, a besoin de sondes sur le réseau pour les trier. Cette « brique » technologique permet, par exemple, d’en extraire les métadonnées (qui communique avec qui, quand, et où, sans avoir le contenu même du message –– l’équivalent des fadettes pour les téléphones) ou de bloquer des sites, surveiller les mails et les sites Web, extraire les mots de passe : ce que les informaticiens appellent le DPI, deep packet inspection, ou inspection en profondeur des paquets.

    Or, une petite start-up française est justement à la pointe du DPI. Elle s’appelle Qosmos –– de Qos, quality of service, et Mos (mean opinion score), un standard qui permet de mesurer la qualité de la voix sur la Toile. Elle a été fondée en 2000 par cinq chercheurs du Lip 6, le laboratoire d’informatique de Paris-VI, rejoint fin 2005 par un manager qui a fait ses armes dans la Silicon Valley, Thibaut Bechetoille. Il en fait une véritable entreprise, épaulée par l’Etat lorsque le Fonds stratégique d’investissement (FSI), créé par Nicolas Sarkozy pour sécuriser le capital d’entreprises stratégiques, y investit 10 millions d’euros en septembre 2011.

    Qosmos se targue de pouvoir extraire plus de 6000 métadonnées du flux Internet, et se dit la meilleure sur le marché. L’ancêtre d’Amesys, i2e, lui passe commande le 12 mars 2007 d’une sonde baptisée Jupiter, qui doit « récupérer l’ensemble du flux d’informations qui a circulé sur le réseau » et être opérationnelle en novembre 2011. Il est convenu de faire un point avec le client tous les vendredis à 11 heures. C’est secret : « La solution sera livrée sans aucune référence à Jupiter, insiste la société, la présence de la marque est une clause de rupture de contrat. »

    Qosmos travaille d’arrache-pied mais les résultats sont peu probants. Amesys escompte des débits de l’ordre du gigabit, Qosmos arrive à peine à faire du 10 megabits (cent fois moins), et ne parvient pas à extraire le contenu des correspondances par mail. Amesys opte donc en septembre 2008 pour la sonde d’un fournisseur allemand, Ipoque. Cela permet à Qosmos d’insister aujourd’hui « sur le fait que même pendant la durée du contrat liant Qosmos et Amesys, la technologie de Qosmos n’a pas été opérationnelle en Libye ». C’est vrai, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé.

    Lire aussi : Qosmos collabore avec le renseignement français

    Sur le coup, Qosmos juge la rupture de contrat « inexplicable » et « injustifiée » et confirme au Monde qu’elle a réclamé 80 000 euros de dédommagement à Amesys. Mais le PDG d’Amesys est devenu celui du puissant groupe Bull, et on conseille à Qosmos de trouver « une solution amiable ».

    Dans l’entreprise, un homme au moins commence à se poser des questions : James Dunne, un Irlandais de 49 ans, arrivé chez Qosmos en 2005 comme rédacteur technique et devenu au fil du temps responsable de la documentation technique. C’est lui qui met en forme les modes d’emploi pour les clients et, à la différence des ingénieurs qui travaillent chacun sur un bout de projet, il a une vue d’ensemble du produit final.

    Il envoie le 24 octobre 2007 un mail au patron, Thibaut Bechetoille, avec tous les salariés en copie, où il s’inquiète de « l’utilisation de la technologie Qosmos à des fins de fichage et interception » et s’interroge sur le « code de conduite éthique » de l’entreprise « quand nous sommes tenus au secret par des clients qui n’existent pas ? » –– c’est-à-dire des clients que seuls les dirigeants connaissent. On le rassure, Qosmos a une attitude responsable et éthique.

    En juin 2009, les locaux de Qosmos, désormais classés confidentiel-défense, sont puissamment sécurisés, insonorisés, avec accès individuel par clés électroniques. Qosmos est désormais techniquement à l’abri des oreilles indiscrètes, et juridiquement de la curiosité des juges. A l’été 2011, la plupart des membres du personnel d’Amesys et de Qosmos découvrent avec accablement dans la presse que le projet Eagle sur lequel ils ont travaillé était destiné à espionner les opposants de Kadhafi.

    Lire aussi : Qosmos : des marchés à Macao et Bahreïn

    Le nom de Qosmos apparaît pour la première fois le 6 octobre 2011 dans un article de Mediapart, qui explique que « tous les voyages de la direction de Bull en Libye, notamment de l’actuel PDG de Bull, Philippe Vannier, étaient planifiés par Ziad Takieddine ». Chez qui les journalistes trouvent un document en anglais, « Spécifications techniques du programme de sécurité nationale » de la société i2e – avant qu’elle devienne Amesys. Un mode d’emploi, qui donne à titre d’exemple une liste de mails extraite d’Internet et qui viennent tous du Lip 6, le laboratoire informatique de Paris-VI. D’où sont issus les fondateurs de Qosmos.

    Fureur des chercheurs, qui découvrent qu’ils ont été espionnés en 2004 par Qosmos, la start-up voisine de leurs locaux dans le 15e arrondissement. L’un des patrons de la société vient s’en expliquer devant les chercheurs espionnés, avoue que c’était « maladroit » mais n’en fait pas un fromage : les gens étaient « au courant », bien qu’ils n’aient pas franchement donné leur accord, et il leur indique en passant que, d’ailleurs, « les trafics sont filtrés sur le réseau de l’université » et que ce n’est pas illégal. La réunion, un peu houleuse, a été enregistrée clandestinement et est disponible sur le site Reflets, l’un des meilleurs spécialistes de ces questions.

    Le projet Asfador

    James Dunne, à Qosmos, est effondré. Quand il entend le ministre de la défense de l’époque, Hervé Morin, expliquer que le matériel de surveillance livré à un dictateur notoire vise à « traquer des pédophiles et des terroristes », c’est pour lui « se moquer du monde ».

    Comme un malheur n’arrive jamais seul, l’agence Bloomberg publie le 4 novembre 2011 une dépêche retentissante, qui explique que, alors que la répression en Syrie a déjà fait 3 000 morts depuis mars, une compagnie italienne, Area SpA, travaille à Damas pour installer un système d’espionnage du Net. Le système est fourni par une société allemande, Utimaco, avec des sondes du français Qosmos et des unités de stockage du californien Sunnyvale. C’est le projet Asfador, du nom d’un monsieur qui aurait spontanément appelé les Italiens pour leur dire qu’ils auraient intérêt à répondre à l’appel d’offres. On n’a jamais su qui était cet Asfador, mais la société italienne a emporté le marché de 13 millions d’euros.

    Qosmos a signé un contrat avec Utimaco Safeware AG le 16 novembre 2009. Les sondes de surveillance et d’interception des communications ixM-Li (Qosmos information extraction machine for legal interception) devaient être opérationnelles en 2011, avec des obligations de maintenance et de mise à jour jusqu’au 16 novembre 2013. Qosmos a fait des progrès : les « robustes sondes d’interception de Qosmos » sont désormais capables de monter en charge « de centaines de mégabits par seconde à des dizaines de gigabits par seconde », se réjouit le directeur produit d’Utimaco. Qosmos assure qu’elle peut intercepter 5,3 millions de sessions en simultané et stocker deux ans de métadonnées au lieu de six mois auparavant.

    Quand éclate le scandale de la collaboration avec la Syrie, Thibaut Bechetoille indique que « l’évolution des événements en Syrie à l’été 2011 a amené Qosmos, pour des raisons éthiques et cela avant les publications dans la presse de novembre 2011, à se retirer du projet Asfador le 17 octobre 2011 ».

    La déclaration ne coïncide pas vraiment avec celle qu’il avait faite à Bloomberg le 4 novembre, indiquant que « ce n’était pas bien de continuer à soutenir le régime », et que la société avait décidé « quatre semaines plus tôt » de se retirer du marché. Le vice-président marketing et communication de Qosmos, Erik Larsson, ajoutait combien il était « compliqué techniquement et contractuellement » de se retirer du partenariat.

    Utimaco, de son côté, certifie que Qosmos a prévenu dès le 2 mai qu’elle rompait le partenariat et cessait toute livraison ou services à partir de novembre. L’entreprise allemande ajoute perfidement que ce n’est pas nécessairement pour des raisons éthiques : « Nous soulignons que les livraisons de Qosmos avant réception de la lettre de résiliation ont été partiellement défectueuses et incomplètes, n’obtenant pas ainsi l’acceptation technique d’Utimaco. »… Quoi qu’il en soit, si Qosmos s’est dégagée en mai, pourquoi dit-elle avoir rompu le contrat à l’été, au vu « de l’évolution des événements en Syrie » ?

    James Dunne assure de son côté « qu’il nous a été annoncé en interne, fin mars 2012, que Qosmos continuerait pour des raisons contractuelles à fournir des mises à jour à Utimaco dans le cadre de ce même contrat pendant les deux années à venir ». La mise à jour majeure de la sonde ixM-Li 4.12 a été livrée à Utimaco le 31 décembre comme prévu, assure pourtant James Dunne, et la documentation technique (les « Release Notes » et le « Configuration Guide 4.12 ») le 31 janvier 2012.

    Qosmos répond qu’« une confusion a été faite par certains entre le projet Asfador et d’autres projets conduits par Utimaco ». James Dunne assure qu’il n’a jamais entendu parler d’autres contrats avec Utimaco, et, s’il y en avait « de plus avouables », pourquoi la société n’en a jamais parlé ?

    Le projet syrien est en tout cas terminé, l’entreprise italienne, Area, qui avait obtenu le marché d’espionnage abandonne à son tour le 28 novembre.

    Nouvelle plainte

    La FIDH et la Ligue des droits de l’homme ont déposé une nouvelle plainte, le 25 juillet, auprès du parquet de Paris, qui vise Qosmos pour la fourniture de matériel de surveillance au régime de Bachar Al-Assad. « Alors que les autorités françaises dénoncent avec fermeté les exactions perpétrées par Bachar Al-Assad, a expliqué Patrick Baudouin, président d’honneur de la FIDH, il est indispensable que toute la lumière soit faite sur l’éventuelle implication de sociétés françaises dans la fourniture de matériel de surveillance au régime syrien ». Qosmos a contre-attaqué en portant plainte en septembre pour dénonciation calomnieuse.

    James Dunne, en pleine dépression, a fini par être licencié le 13 décembre 2012. Il avait posté en février 2011 sur sa page Facebook un lien vers un article, « Le DPI est-il une arme ? », puis écrit des commentaires désagréables pour Qosmos sur Mediapart. « Vous aviez un accès privilégié à des informations internes, confidentielles et particulièrement sensibles concernant certains de nos clients », écrit Qosmos, qui l’a licencié pour faute lourde, « manquement à l’obligation de confidentialité et de loyauté » et « détention non autorisée de documents internes avec intention de les divulguer à un tiers ».

    Thibaut Bechetoille et James Dunne ont été entendus par le parquet de Paris et ont livré des pièces pour étayer leurs propos. Le procureur hésite encore à ouvrir une information judiciaire ; l’avocat de Qosmos, Me Benoît Chabert, est confiant : « Il n’y a rien dans le dossier. » Pourtant, « compte tenu des liens entre Amesys et Qosmos sur la Libye, indique de son côté Me Emmanuel Daoud, l’un des avocats de la FIDH, nous souhaitons que le parquet se décide à ouvrir une information judiciaire sur Qosmos et qu’elle soit elle aussi confiée aux trois magistrats déjà chargés du dossier Amesys ».

    La bataille se poursuit aussi du côté des prud’hommes, où Me Claude Katz, l’avocat de James Dunne, a expliqué le 23 octobre qu’on voulait sanctionner un lanceur d’alertes. Qosmos a répondu qu’il avait manqué à ses obligations de confidentialité et de loyauté. Le conseil, avec deux voix pour, deux voix contre, n’a pas été en mesure de trancher et le dossier va revenir aux prud’hommes devant un magistrat professionnel.

    Franck Johannès

  • Des internautes libyens torturés entendus par un juge français
    http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2013/10/28/des-internautes-libyens-tortures-devant-un-juge-francais_3503939_322

    Jalal A. arrêté le 10 février 2011 à Benghazi, en Libye

    Jalal A. a été arrêté le 10 février 2011 à Benghazi, en Libye. Il écrivait des articles sous pseudonyme sur Internet pour dénoncer le régime et la corruption –– les agents de la sûreté en avaient copie, ainsi que des messages qu’il avait envoyés de sa boîte mail depuis 2004. Plusieurs de ses contacts ont aussi été arrêtés. Son témoignage a été recueilli le 25 juin 2013 par le juge d’instruction parisien Claude Choquet, l’un des magistrats chargés du dossier Amesys.

    "J’ai été torturé pendant quatre jours par des décharges électriques, des coups de pied, toutes sortes de coups. On m’a suspendu aux portes, sans parler de la torture psychologique et morale, car on m’interdisait d’aller aux toilettes, de dormir. Les agents de sûreté libyens sont très compétents dans plusieurs méthodes de torture."

    "J’étais suspendu en haut de la porte, le corps d’un côté, et de l’autre côté les mains menottées. Mes pieds ne touchaient pas terre. Ils repoussaient la porte comme pour la fermer, et je restais ainsi bloqué et suspendu, pendant qu’ils m’interrogeaient. J’étais habillé mais j’avais une cagoule sur la tête. Je restais comme ça selon leurs besoins et, quand ils avaient fini de m’interroger, ils ouvraient brutalement la porte et je tombais. Ça pouvait durer quinze minutes ou trois heures, selon leur humeur (…...)"

    "Il y avait deux méthodes pour l’électricité, soit par un bâton électrique, soit par des câbles. Je ressentais la décharge, mais je ne voyais pas l’objet. Pour le câble, on m’enlevait la chemise. Ils touchaient les parties sensibles, derrière les oreilles, les parties génitales et le ventre, au niveau du nombril. Ils me frappaient avec un câble électrique très épais, sur toutes les parties du corps sans exception." Jalal a été libéré onze jours après son arrestation.

    Mohamed A. arrêté le 16 février 2011

    Mohamed A. a été arrêté le 16 février 2011, et relâché six mois et cinq jours plus tard. Il avait posté une vidéo sur la révolution tunisienne et correspondait avec des journalistes, des opposants et des juristes. Il a témoigné devant le juge français dans l’affaire Amesys le 27 juin 2013.

    "Le 20 février [2011] , on m’a sorti de ma cellule à 3 heures du matin. On m’a présenté au directeur de la prison d’Abou Salim. Il dormait sur un matelas dans une tente et il était ivre. Il y avait un groupe de militaires à côté de lui. Il a commencé à m’insulter et à m’humilier. Les soldats ont commencé à me frapper et à se moquer de moi en disant : “’Vous, les internautes !’” J’avais les pieds nus et ils m’ont mis un sac sur la tête. On m’a fait marcher à un endroit où il y avait des épines et où il faisait noir. On me tirait avec violence. Quelquefois, on me laissait me cogner contre le mur et d’autres fois on me poussait contre le mur."

    "Ensuite, on m’a fait entrer dans un endroit sombre. Il y avait cinq personnes, on m’a fait me mettre à genoux face au mur. Ils n’ont pas arrêté de m’insulter, de m’humilier. Ils disaient : “’Tu vas voir ce qu’on va faire de toi.’” Ils m’ont rappelé que, courant 1996, il y a eu une tuerie dans cette prison, 1 250 personnes sont mortes. Ils faisaient comme s’ils allaient me tuer immédiatement (...…). J’étais à genoux et j’ai senti l’arme sur mon cou, et j’ai entendu l’armement de la culasse."

    Mohamed G. arrêté le 17 février 2011

    Mohamed G., étudiant, a posté des messages contestataires sous pseudonyme sur Facebook et Yahoo. Arrêté le 17 février 2011, libéré le 24 août, il a témoigné devant le juge le 5 juillet 2013.

    "Au départ, ils m’ont demandé de me déshabiller, j’ai enlevé le haut et mes chaussures mais j’ai refusé d’enlever mon pantalon. (...…) Ils ont utilisé une sorte de bâton un peu flexible et ils m’ont donné des coups sur toutes les parties du corps. Ensuite, ils ont ramené une machine électrique avec laquelle ils me touchaient le corps à plusieurs endroits dont les parties génitales, et j’ai gardé des traces de cela pendant longtemps."

    "Il y avait aussi une autre position, mon corps était allongé sur le dos au sol et mes jambes sur le siège d’une chaise ; l’un des tortionnaires s’asseyait sur mes jambes, un autre sur la poitrine. L’un d’eux a ramené une bouteille d’eau de 1,5 litre et m’a fait boire toute la bouteille. Après, ils m’ont mis en position devant la fenêtre ouverte, j’étais debout, j’étais torse et pieds nus, c’était l’hiver, il faisait froid. (...…) J’ai fini par bouger un peu ma tête. Je ne voyais rien derrière et, lorsque j’ai bougé un peu ma tête, j’ai reçu un coup de cendrier dans la tête. Ils m’ont dit que si j’avais besoin d’aller aux toilettes je devais faire dans mon pantalon."

    Franck Johannès

  • Qosmos : des marchés à Macao et Bahreïn
    http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2013/10/28/qosmos-des-marches-a-macao-et-bahrein_3504048_3224.html

    Qosmos, comme saint Paul, a été touché par la grâce sur le chemin de Damas. Après avoir travaillé sur des sondes qui permettaient d’espionner sur Internet les opposants libyens ou syriens – sondes « qui n’ont jamais été opérationnelles », répète l’entreprise –, elle a décidé en 2011, « pour des raisons éthiques », de ne plus travailler pour les dictatures.

    Qosmos n’a certes jamais négocié directement avec Kadhafi ou Bachar Al-Assad ; elle fournissait des outils qui permettent d’extraire les données qui transitent par Internet à des intégrateurs, des entreprises qui avaient, elles, signé des contrats avec ces régimes. Qosmos ne pouvait ignorer qui était le client final, d’autant que ses sondes doivent être adaptées à chaque système local d’interception.

    Lire aussi : Des internautes libyens torturés devant un juge français

    Le PDG de Qosmos va plus loin : « Ce que nous pouvons dire, c’est que parallèlement à l’arrêt du projet Asfador [sur la Syrie], nous avons pris en 2011 la décision d’arrêter toute commercialisation de produits Qosmos à des intégrateurs et équipementiers d’interception légale », a indiqué au Monde Thibaut Bechetoille.

    C’est un peu contradictoire avec le cœur de métier de Qosmos, d’autant que l’interception légale – au service des Etats – est l’un des marchés les plus rémunérateurs.

    Qosmos travaillait d’ailleurs avec la police judiciaire de Macao, l’ancienne colonie portugaise sous administration chinoise – pas connue pour son indulgence avec la société d’interception de communications Al-Fahad de Dubaï, ou avec Nokia Siemens Network (NSN), l’un de ses gros clients à partir de 2008. Le système d’espionnage de Nokia a fait scandale à Bahreïn – « la torture à Bahreïn est devenue une routine avec l’aide de Nokia Siemens », indiquait en août 2011 l’agence Bloomberg. NSN a ensuite délégué le contrat à l’entreprise allemande Trovicor GmbH, à laquelle Qosmos a livré des sondes d’interception de courriels.

    Franck Johannès

  • Qosmos collabore avec le renseignement français
    http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2013/10/28/qosmos-collabore-avec-le-renseignement-francais_3503940_3224.html

    La technologie de Qosmos intéresse évidemment les services secrets français. « Seule la technologie Qosmos fournit les applications en temps réel qui permettent d’identifier plus de 97% du trafic et d’en extraire des métadonnées détaillées », indique fièrement l’entreprise. Qosmos travaille depuis 2007 avec le renseignement, dans le cadre d’un projet appelé « Kairos » –– le « moment opportun » chez les Grecs de l’Antiquité.

    Kairos était un dieu représenté par un jeune homme avec une touffe de cheveux sur la tête. Quand il passait à proximité, soit on ne le voyait pas, soit on ne faisait rien, soit on attrapait ses cheveux et on saisissait l’opportunité. Qosmos préfère évidemment la première solution.

    Une Kairos Business Unit, au sein de la division recherche et développement de Qosmos, garantissait encore en 2012 la présence d’ingénieurs trois jours par semaine dans des lieux secrets, « encadrés par des militaires », a indiqué James Dunne, un ancien salarié de Qosmos. « Nos contrats commerciaux sont soumis à des obligations de confidentialité », répète au Monde le PDG de l’entreprise, Thibaut Bechetoille, qui se dit « dans l’impossibilité » de commenter cette affirmation.

    SECRET DE POLICHINELLE

    Mais la collaboration de Qosmos avec les « services » est un secret de Polichinelle. L’un des fondateurs de l’entreprise, Eric Horlait, l’a reconnu à demi-mot en 2011 devant les chercheurs de Paris-VI, dont les mails avaient été interceptés à leur insu.

    « Dans le petit monde, tout le monde sait exactement ce qui s’est passé [sur la Libye], mais personne n’a intérêt à le dire », a indiqué M. Horlait, enregistré clandestinement. Le site Reflets, particulièrement bien informé, a publié la transcription. « Allez voir la DGSE en France, avant d’aller voir qui utilise tel ou tel matériel à tel ou tel endroit pour faire telle ou telle chose. Vous connaissez les fabricants des équipements qu’utilise la DGSE pour faire des écoutes légales en France ? »

    « Qosmos travaille ou pourrait travailler pour les RG Français ? », demande un chercheur.

    « Ecoutez mes propos, vous aurez la réponse, poursuit M. Horlait. C’est un problème de déchiffrage, hein, c’est pas très compliqué. (…...) Il y a eu un énorme marché –– juste pour illustrer les choses ––, la France, je pense que ce que j’ai dit, hein, vous avez la réponse à ta question sur les services français. (…...) Parce que notre beau pays dont on pense qu’il est tout de même raisonnablement démocratique (...…), il faut bien reconnaître que c’est notre pays qui le fait. On a ces gens qui le font au nom de...… Ça se comprend aussi, mais c’est comme ça. Tous les pays, même démocratiques, raisonnablement, ont leurs perversions. »

    Et de conclure : « Et à un moment donné, quand vous développez des technologies de ce type-là...… Je suis certain, un jour ou l’autre, que les technologies de Qosmos se retrouveront dans des usages parfaitement critiquables, sur le plan déontologique. Est-ce que c’est une raison suffisante pour ne pas développer cette société, je n’en sais rien. »

    Franck Johannès

  • Espionnage de masse : des sociétés françaises au service de dictatures
    http://abonnes.lemonde.fr/societe/article/2013/10/28/espionnage-de-masse-des-societes-francaises-au-service-de-dictatures

    Les deux journalistes du Wall Street Journal sont entrés avec précaution, le 29 août 2011, dans le vaste hall de l’immeuble. Il s’ouvre sur une grande salle déserte, propre et obscure ; une photo géante et souriante de Mouammar Kadhafi pend de travers dans un couloir. – le régime est tombé une semaine plus tôt, le Guide est en fuite quelque part, il n’y a plus grand monde au centre de surveillance libyen, un bâtiment de six étages au coeur de Tripoli.

    Dans un petit bureau, un fauteuil défoncé, deux sofas horribles et un cendrier plein. Plus loin, les salles d’espionnage. Froides, modernes, grises et noires, façon Pentagone sauf que la table est hexagonale, et que le désordre est indescriptible. Des cartons en vrac, des documents passés en hâte à la broyeuse, des centaines de dossiers, de cassettes, des morceaux d’ordinateurs. Et des dossiers d’opposants. Au mur, une carte de la Jamahiriya libyenne, avec cet avertissement en anglais : « Aidez-nous à garder notre travail secret. Ne parlez pas d’informations classifiées hors du quartier général ». Avec le logo d’une entreprise, Amesys, une société française du groupe Bull.

    Ce sont effectivement les Français qui ont installé le système d’espionnage libyen, avec une filiale de Boeing, Narus, une société chinoise ZTE Corp, et une sud-africaine, VSTech. Il y a un pense-bête, le nom et les coordonnées du responsable français à joindre en cas de problème technique. Le responsable du « projet Eagle », fort bien résumé sur une affichette du centre : « Où beaucoup de systèmes d’interception d’Internet consistent à filtrer les adresses IP ou à extraire seulement ces communications du flux global (interception légale), Eagle analyse et stocke toutes les communications (interception massive) ».

    Amesys est née en 2007 de la fusion de deux petites sociétés, i2e et Artware, spécialisées dans les hautes technologies, avant d’être rachetée trois ans plus tard par Bull, le poids lourd de l’informatique française. Tour de force : c’est le patron de la petite Amesys, Philippe Vannier, qui est devenu le PDG de Bull.… Il avait proposé dès décembre 2006 un système d’espionnage massif aux autorités libyennes, il a lui-même signé le contrat en décembre 2007 à Tripoli, sous l’œil bienveillant d’Abdallah Al-Senoussi, beau-frère de Kadhafi et chef des services secrets libyens – condamné en 1999 par contumace à la perpétuité en France pour son rôle dans l’attentat du DC-10 d’UTA, qui a coûté la vie à 170 personnes.

    La société allemande Rohde & Schwarz faisait à l’époque le siège de Tripoli pour les interceptions radio, les Sud-Africains de Saab Grintek, les Allemands de Atis et les Danois de ETI Connect pour les interceptions téléphoniques. Philippe Vannier obtient le marché du Net : un contrat de 26,5 millions d’euros, selon Mediapart, sur lequel l’incontournable intermédiaire des marchés d’armement de l’ancienne majorité, Ziad Takieddine, a touché 4,5 millions de commission.

    La surveillance à l’échelle d’une nation

    Le système d’espionnage Eagle est, il est vrai, d’excellente qualité. « Le système massif a été conçu pour répondre aux besoins d’interception et de surveillance à l’échelle d’une nation, expose sans détour la plaquette de promotion d’Amesys, publiée par le site Owni. Complètement et facilement connectables aux systèmes existants, les produits massifs conçus par Amesys sont les meilleures réponses à vos besoins. »

    Eagle est capable de livrer automatiquement les adresses personnelles et les adresses mail, les numéros de téléphone, les photos des suspects et aussi de faire des recherches par date, heure, numéro de téléphone, mots-clés, géolocalisation, « ce qui permet d’obtenir une vision claire des différentes activités de vos cibles ». Le système déchiffre aussi bien l’arabe que le croate, le tamoul, le japonais que le farsi ou le mandarin. C’est pratique.

    Amesys fait appel en 2008 à des anciens de la Direction du renseignement militaire (DRM) pour former les jeunes espions libyens. « Nous leur avons appris comment trouver des cibles dans le flow massif du pays, a indiqué un militaire retraité retrouvé par Le Figaro, et nous avons travaillé sur des cas d’école. Par exemple, comment placer une université sous interception et trouver des individus suspects en fonction de mots-clés. » C’est pédagogique : « On leur avait montré comment trouver tous les Libyens qui allaient sur lefigaro.fr et sur lemonde.fr. » Après trois semaines de formation, les apprentis espions piaffent d’impatience, au point de « planter le serveur » à la fin de l’été 2008 tant le système est sollicité.

    Le système Eagle n’est parfaitement opérationnel que début 2010, et commence vite à porter ses fruits. Saleh D. est arrêté le 3 janvier 2011, les services libyens lui mettent sous le nez ses mails sur Yahoo du printemps 2010. Mohamed G. est interpellé le 18 février 2011, les policiers ont avec eux un message qu’il a envoyé à l’ambassade du Canada le 27 septembre 2007, extrait des profondeurs de sa messagerie. Mohamed A. est arrêté le 16 février 2011. « On m’a montré des preuves écrites. Ils m’ont montré des retranscriptions de mes conversations téléphoniques, SMS et copies de mails tirés de ma messagerie. Je ne sais pas par quel moyen ils ont accès à toutes mes correspondances. »

    Lire aussi : Des internautes libyens torturés entendus par un juge français

    En France, la direction d’Amesys est un peu gênée. Elle explique que « le contrat a été signé dans un contexte international de rapprochement diplomatique avec la Libye qui souhaitait lutter contre le terrorisme et les actes perpétrés par Al-Qaida ». Nicolas Sarkozy a effectivement rendu visite au colonel Kadhafi en juillet 2007, et le dictateur libyen a planté sa tente en décembre dans les jardins de l’hôtel Marigny, la résidence des hôtes de marque, pour sa première visite à Paris depuis trente-quatre ans.

    « Le contrat concernait la mise à disposition d’un matériel d’analyse portant sur une fraction des connexions Internet existantes, soit quelques milliers », assurait modestement Amesys en 2011 –– contre l’évidence.

    Une plainte pour complicité de torture

    La Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et la Ligue des droits de l’homme ont déposé plainte à Paris contre les quatre sociétés du groupe Amesys le 19 octobre 2011, pour « complicité de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants » –– les juridictions françaises sont compétentes si une personne physique ou morale, accusée d’atrocités quelque part dans le monde, « se trouve en France ». « Amesys a nécessairement eu conscience de l’aide et de l’assistance portée au régime libyen, indique la plainte, et n’a cessé sa collaboration avec ce dernier non pas pour mettre un terme à des crimes, mais en considération du renversement d’alliance entre la France et la Libye. »

    C’est peu dire que la plainte a été reçue avec des pincettes. Le procureur de Paris –– sur instructions écrites du procureur général –– a estimé qu’il n’y avait pas lieu de l’instruire, et a soutenu que « les liens contractuels et de coopération ayant existé entre la société Amesys et le régime libyen de Mouammar Kadhafi relèvent uniquement d’actes de commerce ordinaire ne pouvant recevoir de qualification pénale ».

    Le juge d’instruction est passé outre, le procureur a cependant fait appel, la cour d’appel a balayé ses arguments le 15 janvier 2013 et ordonné la poursuite de l’instruction, confiée aux trois magistrats du nouveau pôle « génocide et crimes contre l’humanité ». Mais quinze mois ont été perdus.

    Qosmos, l’art de la sonde

    Eagle, pour analyser les données, a besoin de sondes sur le réseau pour les trier. Cette « brique » technologique permet, par exemple, d’en extraire les métadonnées (qui communique avec qui, quand, et où, sans avoir le contenu même du message –– l’équivalent des fadettes pour les téléphones) ou de bloquer des sites, surveiller les mails et les sites Web, extraire les mots de passe : ce que les informaticiens appellent le DPI, deep packet inspection, ou inspection en profondeur des paquets.

    Or, une petite start-up française est justement à la pointe du DPI. Elle s’appelle Qosmos –– de Qos, quality of service, et Mos (mean opinion score), un standard qui permet de mesurer la qualité de la voix sur la Toile. Elle a été fondée en 2000 par cinq chercheurs du Lip 6, le laboratoire d’informatique de Paris-VI, rejoint fin 2005 par un manager qui a fait ses armes dans la Silicon Valley, Thibaut Bechetoille. Il en fait une véritable entreprise, épaulée par l’Etat lorsque le Fonds stratégique d’investissement (FSI), créé par Nicolas Sarkozy pour sécuriser le capital d’entreprises stratégiques, y investit 10 millions d’euros en septembre 2011.

    Qosmos se targue de pouvoir extraire plus de 6000 métadonnées du flux Internet, et se dit la meilleure sur le marché. L’ancêtre d’Amesys, i2e, lui passe commande le 12 mars 2007 d’une sonde baptisée Jupiter, qui doit « récupérer l’ensemble du flux d’informations qui a circulé sur le réseau » et être opérationnelle en novembre 2011. Il est convenu de faire un point avec le client tous les vendredis à 11 heures. C’est secret : « La solution sera livrée sans aucune référence à Jupiter, insiste la société, la présence de la marque est une clause de rupture de contrat. »

    Qosmos travaille d’arrache-pied mais les résultats sont peu probants. Amesys escompte des débits de l’ordre du gigabit, Qosmos arrive à peine à faire du 10 megabits (cent fois moins), et ne parvient pas à extraire le contenu des correspondances par mail. Amesys opte donc en septembre 2008 pour la sonde d’un fournisseur allemand, Ipoque. Cela permet à Qosmos d’insister aujourd’hui « sur le fait que même pendant la durée du contrat liant Qosmos et Amesys, la technologie de Qosmos n’a pas été opérationnelle en Libye ». C’est vrai, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé.

    Lire aussi : Qosmos collabore avec le renseignement français

    Sur le coup, Qosmos juge la rupture de contrat « inexplicable » et « injustifiée » et confirme au Monde qu’elle a réclamé 80 000 euros de dédommagement à Amesys. Mais le PDG d’Amesys est devenu celui du puissant groupe Bull, et on conseille à Qosmos de trouver « une solution amiable ».

    Dans l’entreprise, un homme au moins commence à se poser des questions : James Dunne, un Irlandais de 49 ans, arrivé chez Qosmos en 2005 comme rédacteur technique et devenu au fil du temps responsable de la documentation technique. C’est lui qui met en forme les modes d’emploi pour les clients et, à la différence des ingénieurs qui travaillent chacun sur un bout de projet, il a une vue d’ensemble du produit final.

    Il envoie le 24 octobre 2007 un mail au patron, Thibaut Bechetoille, avec tous les salariés en copie, où il s’inquiète de « l’utilisation de la technologie Qosmos à des fins de fichage et interception » et s’interroge sur le « code de conduite éthique » de l’entreprise « quand nous sommes tenus au secret par des clients qui n’existent pas ? » –– c’est-à-dire des clients que seuls les dirigeants connaissent. On le rassure, Qosmos a une attitude responsable et éthique.

    En juin 2009, les locaux de Qosmos, désormais classés confidentiel-défense, sont puissamment sécurisés, insonorisés, avec accès individuel par clés électroniques. Qosmos est désormais techniquement à l’abri des oreilles indiscrètes, et juridiquement de la curiosité des juges. A l’été 2011, la plupart des membres du personnel d’Amesys et de Qosmos découvrent avec accablement dans la presse que le projet Eagle sur lequel ils ont travaillé était destiné à espionner les opposants de Kadhafi.

    Lire aussi : Qosmos : des marchés à Macao et Bahreïn

    Le nom de Qosmos apparaît pour la première fois le 6 octobre 2011 dans un article de Mediapart, qui explique que « tous les voyages de la direction de Bull en Libye, notamment de l’actuel PDG de Bull, Philippe Vannier, étaient planifiés par Ziad Takieddine ». Chez qui les journalistes trouvent un document en anglais, « Spécifications techniques du programme de sécurité nationale » de la société i2e – avant qu’elle devienne Amesys. Un mode d’emploi, qui donne à titre d’exemple une liste de mails extraite d’Internet et qui viennent tous du Lip 6, le laboratoire informatique de Paris-VI. D’où sont issus les fondateurs de Qosmos.

    Fureur des chercheurs, qui découvrent qu’ils ont été espionnés en 2004 par Qosmos, la start-up voisine de leurs locaux dans le 15e arrondissement. L’un des patrons de la société vient s’en expliquer devant les chercheurs espionnés, avoue que c’était « maladroit » mais n’en fait pas un fromage : les gens étaient « au courant », bien qu’ils n’aient pas franchement donné leur accord, et il leur indique en passant que, d’ailleurs, « les trafics sont filtrés sur le réseau de l’université » et que ce n’est pas illégal. La réunion, un peu houleuse, a été enregistrée clandestinement et est disponible sur le site Reflets, l’un des meilleurs spécialistes de ces questions.

    Le projet Asfador

    James Dunne, à Qosmos, est effondré. Quand il entend le ministre de la défense de l’époque, Hervé Morin, expliquer que le matériel de surveillance livré à un dictateur notoire vise à « traquer des pédophiles et des terroristes », c’est pour lui « se moquer du monde ».

    Comme un malheur n’arrive jamais seul, l’agence Bloomberg publie le 4 novembre 2011 une dépêche retentissante, qui explique que, alors que la répression en Syrie a déjà fait 3 000 morts depuis mars, une compagnie italienne, Area SpA, travaille à Damas pour installer un système d’espionnage du Net. Le système est fourni par une société allemande, Utimaco, avec des sondes du français Qosmos et des unités de stockage du californien Sunnyvale. C’est le projet Asfador, du nom d’un monsieur qui aurait spontanément appelé les Italiens pour leur dire qu’ils auraient intérêt à répondre à l’appel d’offres. On n’a jamais su qui était cet Asfador, mais la société italienne a emporté le marché de 13 millions d’euros.

    Qosmos a signé un contrat avec Utimaco Safeware AG le 16 novembre 2009. Les sondes de surveillance et d’interception des communications ixM-Li (Qosmos information extraction machine for legal interception) devaient être opérationnelles en 2011, avec des obligations de maintenance et de mise à jour jusqu’au 16 novembre 2013. Qosmos a fait des progrès : les « robustes sondes d’interception de Qosmos » sont désormais capables de monter en charge « de centaines de mégabits par seconde à des dizaines de gigabits par seconde », se réjouit le directeur produit d’Utimaco. Qosmos assure qu’elle peut intercepter 5,3 millions de sessions en simultané et stocker deux ans de métadonnées au lieu de six mois auparavant.

    Quand éclate le scandale de la collaboration avec la Syrie, Thibaut Bechetoille indique que « l’évolution des événements en Syrie à l’été 2011 a amené Qosmos, pour des raisons éthiques et cela avant les publications dans la presse de novembre 2011, à se retirer du projet Asfador le 17 octobre 2011 ».

    La déclaration ne coïncide pas vraiment avec celle qu’il avait faite à Bloomberg le 4 novembre, indiquant que « ce n’était pas bien de continuer à soutenir le régime », et que la société avait décidé « quatre semaines plus tôt » de se retirer du marché. Le vice-président marketing et communication de Qosmos, Erik Larsson, ajoutait combien il était « compliqué techniquement et contractuellement » de se retirer du partenariat.

    Utimaco, de son côté, certifie que Qosmos a prévenu dès le 2 mai qu’elle rompait le partenariat et cessait toute livraison ou services à partir de novembre. L’entreprise allemande ajoute perfidement que ce n’est pas nécessairement pour des raisons éthiques : « Nous soulignons que les livraisons de Qosmos avant réception de la lettre de résiliation ont été partiellement défectueuses et incomplètes, n’obtenant pas ainsi l’acceptation technique d’Utimaco. »… Quoi qu’il en soit, si Qosmos s’est dégagée en mai, pourquoi dit-elle avoir rompu le contrat à l’été, au vu « de l’évolution des événements en Syrie » ?

    James Dunne assure de son côté « qu’il nous a été annoncé en interne, fin mars 2012, que Qosmos continuerait pour des raisons contractuelles à fournir des mises à jour à Utimaco dans le cadre de ce même contrat pendant les deux années à venir ». La mise à jour majeure de la sonde ixM-Li 4.12 a été livrée à Utimaco le 31 décembre comme prévu, assure pourtant James Dunne, et la documentation technique (les « Release Notes » et le « Configuration Guide 4.12 ») le 31 janvier 2012.

    Qosmos répond qu’« une confusion a été faite par certains entre le projet Asfador et d’autres projets conduits par Utimaco ». James Dunne assure qu’il n’a jamais entendu parler d’autres contrats avec Utimaco, et, s’il y en avait « de plus avouables », pourquoi la société n’en a jamais parlé ?

    Le projet syrien est en tout cas terminé, l’entreprise italienne, Area, qui avait obtenu le marché d’espionnage abandonne à son tour le 28 novembre.

    Nouvelle plainte

    La FIDH et la Ligue des droits de l’homme ont déposé une nouvelle plainte, le 25 juillet, auprès du parquet de Paris, qui vise Qosmos pour la fourniture de matériel de surveillance au régime de Bachar Al-Assad. « Alors que les autorités françaises dénoncent avec fermeté les exactions perpétrées par Bachar Al-Assad, a expliqué Patrick Baudouin, président d’honneur de la FIDH, il est indispensable que toute la lumière soit faite sur l’éventuelle implication de sociétés françaises dans la fourniture de matériel de surveillance au régime syrien ». Qosmos a contre-attaqué en portant plainte en septembre pour dénonciation calomnieuse.

    James Dunne, en pleine dépression, a fini par être licencié le 13 décembre 2012. Il avait posté en février 2011 sur sa page Facebook un lien vers un article, « Le DPI est-il une arme ? », puis écrit des commentaires désagréables pour Qosmos sur Mediapart. « Vous aviez un accès privilégié à des informations internes, confidentielles et particulièrement sensibles concernant certains de nos clients », écrit Qosmos, qui l’a licencié pour faute lourde, « manquement à l’obligation de confidentialité et de loyauté » et « détention non autorisée de documents internes avec intention de les divulguer à un tiers ».

    Thibaut Bechetoille et James Dunne ont été entendus par le parquet de Paris et ont livré des pièces pour étayer leurs propos. Le procureur hésite encore à ouvrir une information judiciaire ; l’avocat de Qosmos, Me Benoît Chabert, est confiant : « Il n’y a rien dans le dossier. » Pourtant, « compte tenu des liens entre Amesys et Qosmos sur la Libye, indique de son côté Me Emmanuel Daoud, l’un des avocats de la FIDH, nous souhaitons que le parquet se décide à ouvrir une information judiciaire sur Qosmos et qu’elle soit elle aussi confiée aux trois magistrats déjà chargés du dossier Amesys ».

    La bataille se poursuit aussi du côté des prud’hommes, où Me Claude Katz, l’avocat de James Dunne, a expliqué le 23 octobre qu’on voulait sanctionner un lanceur d’alertes. Qosmos a répondu qu’il avait manqué à ses obligations de confidentialité et de loyauté. Le conseil, avec deux voix pour, deux voix contre, n’a pas été en mesure de trancher et le dossier va revenir aux prud’hommes devant un magistrat professionnel.

    Franck Johannès

  • Condamnée à 3828 ans de prison, une militante de l’ETA bientôt libérée

    L’Espagne a dû libérer, mardi, Ines Del Rio Prada, une militante de l’ETA, l’organisation séparatiste basque, condamnée à 3828 ans de prison. Cette décision fait suite à une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH).
    Par FRANCE 24 (texte)

    La justice espagnole a décidé, mardi 22 octobre, de libérer la militante de l’ETA, le groupe séparatiste basque, Ines Del Rio Prada. Elle avait été condamnée à 3 828 ans de prison, mais une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), devrait contraindre l’Espagne à libérer plusieurs dizaines de prisonniers.

    Le tribunal de l’Audience nationale à Madrid a ordonné la mise en liberté de la militante, âgée de 55 ans, et condamnée pour 24 assassinats lors de plusieurs attentats commis par le groupe armé séparatiste basque. Détenue dans une prison de La Corogne, en Galice, dans le nord-ouest de l’Espagne, elle doit être libérée dans la journée de mardi.

    Née dans la localité de Tafalla, en Navarre, Inez Del Rio, connue sous les surnoms de « Nieves » ou « La Pequeña » ("La Petite"), avait rejoint au milieu des années 1980 le commando Madrid de l’ETA, l’un des plus meurtriers de l’organisation.

    Elle avait été condamnée entre 1988 et 2000 à 3 828 années de prison, notamment pour avoir participé à l’un des attentats les plus sanglants de l’histoire du groupe armé, dans lequel douze gardes civils avaient été tués le 14 juillet 1986, sur la place de la République Dominicaine à Madrid.

    Arrêtée en 1987

    Outre l’attentat à la voiture piégée de juillet 1986 à Madrid, la militante a participé à l’assassinat par balles de trois militaires en juin 1986, avant de s’enfuir en France, échappant ainsi à la police lors du démantèlement du commando Madrid en janvier 1987.

    De retour en Espagne, elle a été arrêtée en juillet 1987, alors qu’elle conduisait un véhicule chargé de 35 kilos d’explosifs, dans le but de lancer une série d’attentats dans le sud de l’Espagne.

    Elle aurait dû être libérée en 2017, soit après avoir purgé 30 ans de prison, la peine maximale prévue en Espagne au moment de sa condamnation.

    La justice espagnole, suivant le jugement prononcé à Strasbourg, a donc estimé que la militante devait « être remise en liberté dans les plus brefs délais, étant privée de liberté de manière irrégulière depuis le 3 juillet 2008 », date à laquelle elle aurait dû être libérée selon l’ancien calcul de remises de peine.

    Selon la « doctrine Parot », les remises de peine doivent s’appliquer sur chacune des peines prononcées, et non plus sur la durée maximale de prison effective de 30 ans, ce qui allonge de fait le temps passé derrière les barreaux en cas de condamnations multiples.

    Désaveu pour le gouvernement espagnol

    La décision de la cour de Strasbourg constitue un désaveu pour le gouvernement espagnol, très ferme dans sa politique pénitentiaire envers les détenus de l’ETA : la péninsule ibérique devrait en effet être contrainte de remettre en liberté des dizaines d’autres détenus, parmi lesquels 54 militants de l’organisation.

    Le jugement a, en revanche, été salué par la gauche indépendantiste du Pays basque, qui, tout comme le gouvernement régional, nationaliste conservateur, a appelé Madrid à infléchir sa politique envers les détenus du groupe armé, au nombre d’environ 600 dispersés dans des prisons espagnoles et françaises.

    Cette question des prisonniers est justement au centre des revendications de l’ETA.

    Rendu responsable de la mort de 829 personnes en 40 ans d’attentats pour l’indépendance du Pays basque et de la Navarre, le groupe armé a annoncé en octobre 2011 qu’il renonçait définitivement à la violence, mais refuse toujours de se dissoudre, réclamant une négociation, notamment sur le sort de ses détenus, fermement rejetée par Madrid.

  • Contre Prism, une bombe à 250 millions

    Cet été, dans sa maison d’Honolulu, Pierre Omidyar s’est demandé s’il allait acheter le Washington Post. Discrètement, les propriétaires du journal, passé de l’état de vénérable à celui de vulnérable, sondaient les milliardaires de la high-tech. Omidyar, fondateur et président de eBay, le site de vente aux enchères, l’une des plus belles réussites du commerce électronique, était une cible toute désignée. C’est finalement Jeff Bezos, le patron d’Amazon, qui, le 5 août, s’est porté acquéreur du quotidien, pour 250 millions de dollars.

    Mais pour Pierre Omidyar, l’histoire ne s’arrête pas là. « Ce processus, écrivait-il il y a quelques jours sur le site omidyargroup.com, m’a amené à m’interroger sur l’impact social que pourrait avoir un investissement équivalent dans quelque chose de totalement nouveau, construit à partir de zéro. » La réflexion aboutit à l’annonce, le 16 octobre, de ce qu’il appelle « ma nouvelle aventure journalistique » : la création d’une publication « de masse », à diffusion exclusivement numérique, qui couvrira tous les domaines de l’actualité et aura pour mission de soutenir le travail des journalistes indépendants dans « la recherche de la vérité ». Cette « aventure journalistique » d’un nouveau type, dans laquelle il mettra lui aussi 250 millions de dollars, n’a encore ni nom ni date de lancement, mais elle a fait l’effet d’une bombe dans un milieu où les bonnes nouvelles sont si rares qu’elles font toutes l’effet d’une bombe.

    L’autre étage de la bombe Omidyar est le nom de ses premiers collaborateurs : Glenn Greenwald, Laura Poitras, Jeremy Scahill. Trois journalistes qui ont joué un rôle de premier plan dans la diffusion cet été des révélations sur Prism, le programme de surveillance tentaculaire des services de renseignement américains. Eux aussi réfléchissaient à un projet journalistique lorsque Omidyar a contacté Greenwald. Détaillée tout l’été par The Guardian, puis par Der Spiegel et aujourd’hui par Le Monde, l’affaire Prism, grâce au lanceur d’alertes Edward Snowden, ex-agent de ces mêmes services, a ouvert un débat crucial sur la relation sécurité-liberté et sur le contrôle d’Internet.

    Omydiar est un homme qui réfléchit, en particulier sur le lien entre information et démocratie. Né à Paris il y a quarante-six ans de parents iraniens venus faire leurs études, il déménage avec eux près de Washington à l’âge de 6 ans, puis étudie la science informatique à l’université Tufts, à Boston. Diplômé, il part pour la Silicon Valley. En 1995, il crée eBay. En 1998, l’introduction en Bourse de la société transforme l’immigré en milliardaire. A 31 ans, il est, dira-t-il, « ridiculement riche ».

    Que faire de tout cet argent ? Homme discret, Omidyar rejoint avec sa femme Pam, rencontrée à Tufts, la grande tradition philanthropique américaine. Un peu l’anti-Bezos. Selon USA Today, il y consacre plus d’un milliard de sa fortune, évaluée par Forbes à 8,5 milliards de dollars. Ce qui le préoccupe, lui, ce n’est pas tant la malaria en Afrique que l’évolution de la démocratie aux Etats-Unis. « Le discours politique connaît un déclin dramatique, il y a un vrai manque de leadership », observe Pierre Omidyar dans USA Today. Le rôle du journalisme lui paraît essentiel. Il y apporte sa pierre en créant, en 2010 à Hawaï, une publication locale, Civil Beat. Visiteur fréquent à la rédaction, il explique sa philosophie aux journalistes - « le changement commence par une question » - et finance un service d’assistance juridique pour aider les citoyens à questionner les pouvoir publics.

    En trois dimensions

    Finalement, avec cette nouvelle bombe, les morceaux du puzzle se remettent en place, en 3D. Première dimension : la révolution Internet a brisé le modèle économique des médias traditionnels, qui s’épuisent depuis quinze ans, mortellement parfois, à chercher de nouvelles sources de revenus. Parallèlement, les révolutionnaires ont mûri. Certains, comme Bill Gates (Microsoft a lancé le site Slate), Omidyar et Bezos, choisissent d’investir dans le contenu. Avec des objectifs divers : si Bezos est intrigué par la transformation du modèle économique du Washington Post, Omidyar, lui, veut « convertir les lecteurs ordinaires en citoyens actifs ».

    Deuxième dimension : les Etats-Unis ont produit les excès de l’univers sécuritaire post-11-Septembre, mais ils produisent aussi les contre-feux de ces excès. Le soldat Bradley Manning a nourri WikiLeaks, l’ex-consultant de la NSA Edward Snowden a nourri Laura Poitras et Glenn Greenwald. Au départ, Greenwald est un juriste qui se met à bloguer en 2005 sur les effets pervers de la guerre contre le terrorisme ; le Guardian le remarque et lui propose une collaboration. Laura Poitras réalise des documentaires sur la guerre contre le terrorisme qui dérangent tellement les autorités américaines qu’elle a droit à un traitement de faveur, avec interrogatoires et saisie de ses ordinateurs, chaque fois qu’elle revient de voyage dans son pays, les Etats-Unis. C’est aussi aux Etats-Unis que naît en 2007 une publication innovante en ligne, ProPublica, financée par un couple de philanthropes, Herbert et Marion Sandler, qui lui versent 10 millions de dollars par an pour faire du journalisme d’enquête d’intérêt public.

    Troisième dimension : la mondialisation. Comme les révélations de WikiLeaks, celles de Snowden ont eu une diffusion planétaire. Le gouvernement britannique a forcé le Guardian à détruire ses disques durs, mais ProPublica avait les doubles, de même que Greenwald à Rio de Janeiro. Et le site Web du Guardian est aujourd’hui mondial.

    Perturbatrice, l’innovation est souvent destructrice. Elle est aussi formidablement créatrice.

    par Sylvie Kauffmann

    kauffmann@lemonde.fr

  • La « sanctuarisation de l’école », héritage historique

    « Sanctuariser l’école »... C’est ce que le ministre de l’éducation, Vincent Peillon, demandait mercredi 16 octobre, à la sortie du conseil des ministres. C’est aussi a minima ce que réclament les lycéens qui manifestent. Ils refusent qu’on vienne chercher un élève dans un établissement ou lors d’une activité périscolaire pour le renvoyer dans son pays. Interdire que des interventions de ce type se déroulent dans l’enceinte scolaire – et dans ce qui en constitue un prolongement –, c’est ce qui devrait sortir de la circulaire interministérielle en préparation. Car, si l’école sanctuaire existe dans les esprits, elle n’existe pas dans les textes.

    « C’est un héritage de l’histoire. Une très vieille idée qui remonte à la franchise des universités en 1215. A cette époque, l’université de Paris s’est élevée contre la police municipale qui voulait y faire régner l’ordre, rappelle le juriste, inspecteur général honoraire, Bernard Toulemonde. Il ne faudrait pas croire pour autant que l’université est un lieu de non-droit, puisqu’en cas de flagrant délit, de crime ou de délit la police peut entrer et que, dans d’autres cas, le président d’université peut l’y autoriser. »

    L’intéressant, aux yeux de l’historien Claude Lelièvre, professeur d’histoire de l’éducation à Paris-V, c’est que ce concept, qui n’a aucune existence juridique à l’heure actuelle pour l’enseignement scolaire, est pourtant très profondément ancré dans nos consciences. L’explication est simple : « L’idée de la sanctuarisation vient de Durkheim. Pour le philosophe, c’est d’abord parce qu’elle remplace l’Eglise que cette institution est pensée comme un sanctuaire et que ceux qui y enseignent forment un clergé. » Latent dans notre vision de l’institution, ce thème n’avait pas refait surface depuis quelque temps.

    MOT QUASI MAGIQUE

    Dans l’histoire récente, c’est le ministre de l’éducation François Bayrou (1993-1997) qui l’a ressuscité. Confronté à une épidémie de violence, il a décidé de répondre par ce mot quasi magique. Aujourd’hui, la situation est différente mais l’attente aussi forte. « Nous nous félicitons de l’intention du chef de l’Etat de sanctuariser nos établissements, note Philippe Tournier, le secrétaire général du syndicat des proviseurs. Il y a des choses qui ne se font pas dans un cadre scolaire. »

    D’autant que les affaires Leonarda et Khatchik font émerger un autre concept qui est le « droit à l’école ». "On oublie volontiers que la scolarité ne s’est installée que très récemment comme droit. Dans l’école de Jules Ferry c’est un « devoir » dont on doit s’acquitter pour être un bon citoyen. Après la seconde guerre mondiale, il y a glissement du devoir vers le droit. Aujourd’hui se pose la question de l’intégration. Est-ce qu’aller à l’école ouvre le droit de rester sur le territoire français ?", se demande M. Lelièvre. Ce serait alors le degré supérieur de la sanctuarisation.

    Maryline Baumard

  • Comment l’Elysée veut clore l’affaire Leonarda

    Sur quelle piste atterrir ? A Orly, d’abord, où Manuel Valls est arrivé, samedi 19 octobre dès l’aube, après avoir écourté un déplacement aux Antilles qui devait s’achever 24 heures plus tard. Sur une position de compromis, ensuite, destinée à extirper le gouvernement de la crise politique vers laquelle le cas de Leonarda Dibrani semble tout droit l’emporter. Une issue de secours qui devrait se matérialiser par une nouvelle circulaire « sur la sanctuarisation des temps scolaires et périscolaires », indique-t-on à l’Elysée.

    C’est pour se voir remettre samedi matin, « à lui et à personne et d’autre avant », selon l’un de ses conseillers, le rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) sur les circonstances de l’expulsion de la collégienne de Pontarlier (Doubs), lequel a été rédigé dans la nuit, que M. Valls a abrégé un séjour en Martinique et en Guadeloupe qui l’a tenu, trois jours durant, éloigné de la principale tempête qu’il ait eu à affronter depuis son installation place Beauvau.

    « Un déplacement très dense, très prenant, sur lequel il est resté concentré », assure l’un des accompagnateurs du ministre, pour qui « il rentre parce qu’il faut aussi qu’il défende ses positions ». « Vu d’ici, tout cela paraissait très décalé, minimise le président de la commission des lois de l’Assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas, également du voyage. Jeudi, lors du dîner, pas une seule fois le sujet n’a été évoqué. Les gens l’ont interrogé sur les huit nouveaux radars ou la pérennisation de l’escadron de gendarmerie mobile envoyé en renfort... »

    LA NÉCESSITÉ DE TEMPORISER

    Loin de l’œil du cyclone, l’équipe du ministre de l’intérieur, qui a scrupuleusement évité le sujet, avait cependant fait parvenir, par SMS et à quelques milliers de kilomètres de distance, cet argumentaire succinct et quelque peu mécanique : « Valls a demandé une inspection ; la gauche, c’est respecter à la fois l’enceinte de l’école et l’application ferme de la loi dans le respect des personnes ; il ne faut céder à aucun emballement et attendre les conclusions de l’inspection ; le ministre est déterminé et serein ; il y a des cas particuliers qui doivent être traités dans le respect des principes mais attention à l’enjeu du dossier de l’asile qui est énorme ! »

    Samedi matin, après son retour, le ministre de l’intérieur s’est s’entretenu du contenu du rapport avec le président et le premier ministre. M. Valls ou M. Ayrault devrait ensuite détailler durant le week-end, devant un média choisi, la position du gouvernement.

    Un exercice des plus délicats qui impose de temporiser. « Nous avons besoin d’analyser attentivement la véracité des faits pour en tirer les conséquences sur ce dossier en particulier, mais aussi sur les modes opératoires de manière générale », indique-t-on à l’Elysée.

    « SUR LE FOND, LE DÉBAT N’EXISTE PAS »

    Un dirigeant socialiste le dit autrement : « Il faut beaucoup de sang-froid pour aborder une situation qui compte de multiples contradictions. Tant que le jeu n’est pas posé, vous ne pouvez pas construire une tactique. » « On ne franchit pas certaines frontières et la porte de l’école en est une », a asséné Valérie Trierweiler, en visite, justement, dans son ancienne école primaire, à Angers. « L’école est un lieu d’intégration, elle n’est pas un lieu d’exclusion », a précisé Mme Trierweiler. Une première de la part de la première dame, qui n’avait plus mis les pieds sur le terrain politique depuis son tweet de juin 2012 : c’est dire que l’affaire était d’importance.

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    La position du chef de l’Etat est d’ores et déjà connue, elle figurait, en 50e place, dans la liste de ses engagements de campagne : « Je conduirai une lutte implacable contre l’immigration illégale », expliquait alors le candidat, qui évoquait des « régularisations au cas par cas sur la base de critères objectifs ». Et le président n’a pas l’intention d’y déroger. « Sur le fond, le débat n’existe pas : les Dibrani étaient des demandeurs de droit d’asile qui n’ont pas été reconnus en tant que tel, ils ont épuisé tous les recours, la régularisation n’a pas été accordée », résume-t-on à l’Elysée.

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    C’est bien sûr la forme, donc, celle de l’extraction d’une élève de 15 ans d’un car scolaire, que le président entend corriger le tir, sous la forme d’une nouvelle circulaire « pour qu’il n’y ait pas répétition de cet acte ». Commentaire d’un membre influent de la majorité : « C’est l’os à ronger pour ceux qui se sont offusqués de la façon dont les choses se sont passées. »

    CLARIFIER LES CHOSES

    Cible d’un feu politique nourri ces derniers jours, Manuel Valls, qui répétera « qu’il est totalement pour la sanctuarisation des écoles », indique un conseiller, n’aura pas à reculer. « La situation a changé. Le rapport va clarifier les choses, qui sont plus complexes que ce que certains ont cru au départ », indique son entourage, qui poursuit : « Certains, à gauche, ont du mal à assumer qu’il faille une politique des flux migratoires. Mais il y a un ministre dont c’est la fonction. »

    Quant au président, il se tient plus que jamais sur le fil, en équilibre instable entre ses deux gauches. « Une partie de la majorité est pour une régularisation à niveau plus élevé, c’est vrai. Une autre partie n’est pas sur cette ligne. Il faut faire vivre tout ce monde-là ensemble », confiait récemment M. Hollande à ses proches.

    Certains, au sein même du gouvernement, espèrent encore faire bouger les lignes vers un moratoire total des expulsions de mineurs scolarisés. Diagnostic d’un dirigeant du PS : « Si vous ne faites pas revenir Leonarda, lycéens, droits de l’hommistes et multiples réseaux de gauche en seront ulcérés ; si vous la faites revenir, frontistes et droite dure en feront leurs choux gras. C’est une machine infernale, qui risque de créer soit de l’abstention à gauche, soit de la surmobilisation à droite. »

  • Patrick Weil : « Les impératifs de sécurité n’imposent pas d’expulser une élève »
    Spécialiste reconnu de l’immigration, Patrick Weil est directeur de recherche au CNRS et professeur invité à la Yale Law School. Le rapport que lui avait commandé le premier ministre socialiste Lionel Jospin en 1997 a servi de base à la loi Chevènement de 1998 sur l’entrée et le séjour des étrangers.

    Une enquête administrative a été ouverte sur les conditions dans lesquelles une jeune fille alors présumée kosovare a été expulsée. Quel est votre sentiment sur cette affaire ?

    Il n’y a pas faute de l’administration d’un point de vue juridique, mais dans l’esprit de la loi. Celle-ci permet des reconduites à la frontière lorsque les recours ont été épuisés. Mais elle autorise aussi des régularisations au titre de la vie privée et familiale et, en vertu d’une disposition introduite en 2006 par Nicolas Sarkozy, à titre humanitaire. D’après ce que l’on sait de cette famille, et notamment de l’intégration scolaire de ses enfants, elle aurait pu en bénéficier. D’autant qu’il semble que l’on ait renvoyé la mère et les enfants dans les bras d’un père violent dans un pays où leurs droits ne seront pas forcément bien garantis.

    Certains exigent, au nom de la laïcité, que les sorties scolaires soient régies par les mêmes règles vestimentaires que celles en vigueur à l’intérieur des établissements. Je les invite à affirmer que l’école est – sorties comprises – un sanctuaire où la police ne saurait intervenir pour procéder à des interpellations.

    La politique du gouvernement en matière d’immigration respecte-t-elle l’équilibre annoncé, depuis la campagne présidentielle de François Hollande, entre « humanisme » et « fermeté » ?

    L’émotion suscitée par cette affaire s’inscrit en contrecoup d’un climat de tension instauré par Manuel Valls. En s’attaquant régulièrement aux Roms, aux femmes portant la burqa, voire le voile, il stigmatise les plus faibles et les minorités les moins acceptées dans le pays. Il a fait ce choix cynique en calculant que ceux qu’il attaque ne pèsent pas électoralement. Mais l’opinion publique est plus complexe que ce que révèlent des sondages aux questions binaires.

    Cette stratégie n’est-elle pas calquée sur celle que menait Nicolas Sarkozy lorsqu’il était lui-même ministre de l’intérieur ?

    Elle reflète surtout ce que Manuel Valls lit de l’opinion, droite incluse, et la peur de déplaire à son administration – ses préfets et ses policiers. L’affaire des Roms est, à ce titre, exemplaire. Seule en Europe, la France avait mis en place, sous Nicolas Sarkozy, une prime au retour significative qui attirait les Roms. Cela permettait d’enflammer le pays avec des discours anti-Roms. Ceux-ci repartaient ensuite volontairement, munis de leur prime, ce qui permettait d’avancer des chiffres élevés de reconduites à la frontière. Puis ils revenaient et tout recommençait, chaque été.

    Dès mai 2012, il fallait supprimer la prime, dénoncer cette politique choquante et cynique de Nicolas Sarkozy et présenter une alternative : l’important n’est pas le nombre de gens que l’on reconduit, mais qui l’on reconduit, en priorité les criminels et les délinquants. Les impératifs de sécurité n’imposent pas de reconduire à la frontière une élève ! Ce n’est pas ça, l’ordre public que demandent les Français !

    M. Valls a d’abord préféré ne pas toucher à cette prime pour pouvoir annoncer fin 2012 des bons chiffres de reconduites qui incluaient encore les Roms. Puis il l’a réduite sensiblement, mais si discrètement que personne n’est au courant. Il se fait maintenant attaquer sur des chiffres évidemment en baisse et ne répond que par des chiffres, devenu prisonnier d’une approche qu’auparavant il dénonçait.

    Sur le fond, la politique menée est-elle la même que celle conduite pendant le quinquennat de Nicolas Sarkozy ?

    Non. Manuel Valls a corrigé par instructions certaines discriminations en matière de naturalisation, de titres de séjour, voire de visas. La porte a été rouverte aux étudiants et travailleurs qualifiés. Il n’était pas urgent de faire une nouvelle loi, Nicolas Sarkozy n’avait pas réussi à modifier de façon structurelle le cadre législatif instauré en 1998 par Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement. Cependant, maintenant, il est temps d’agir : de sécuriser le statut des résidents étrangers en leur délivrant un titre plus long qu’un an, d’ouvrir l’accès à la nationalité française par déclaration aux jeunes non nés en France mais arrivés tôt dans le pays, qui sont aussi « français » que ceux qui y sont nés. M. Valls, pourtant, reporte à chaque occasion sa venue devant le Parlement comme s’il ne souhaitait pas lui-même y défendre une nouvelle loi sur l’immigration.

    Au vu des sondages, ce discours et cette politique semblent largement approuvés dans l’opinion...

    Servir son pays, ce n’est pas servir sa popularité, mais prendre le risque d’être impopulaire pour convaincre de ce qui est juste. Cette popularité est en outre mal assise, sur des discours anxiogènes. Peut-être cela rend-il populaire de dire à chaque incident, même après un accident de train : « la République est en péril, vous êtes en danger, je suis là pour vous sauver », mais cela est faux. La République est solide. Ses piliers sont forts. L’intégration de la grande majorité des enfants issus de l’immigration est réussie.

    Le discours anxiogène du gouvernement accroît la crainte d’un effondrement du pays. Tout n’est que déficits ou dépenses à réduire, nulle part on n’aperçoit le plus petit début de vision stratégique. Il faut rassurer les Français sur l’avenir de ces institutions sur lesquelles ils doivent pouvoir compter pour se projeter dans l’avenir. Et cesser de leur faire peur. Car ils seront tentés d’aller chercher leur sauveur aux extrêmes.

  • Brignoles : des élus PS évoquent la « colère sourde » de l’électorat de gauche

    Bien sûr, à chaque fois, il y a des situations locales spécifiques. Une cantonale partielle dans une commune du Var, terre où le Front national est implanté depuis longtemps, n’est pas le décalque parfait d’une législative partielle dans le Lot-et-Garonne organisée dans la foulée du scandale Cahuzac, l’ancien député du cru.

    Il n’empêche, après la législative partielle dans l’Oise en mars, celle de Villeneuve-sur-Lot (Lot-et-Garonne) en juin, le premier tour, dimanche 6 octobre, de la cantonale partielle de Brignoles (Var) a vu le scénario se répéter : en tête, le FN ne progresse pas forcément en nombre de voix mais bénéficie à plein de l’abstention massive ; derrière lui, l’UMP surnage ; et, troisième et éliminée, la gauche s’effondre du fait de la démobilisation importante de son électorat.

    « Le seul problème, c’est la mobilisation des électeurs de gauche », n’a pas manqué d’analyser à chaud le député socialiste Jean-Christophe Cambadélis. « Les électeurs de gauche sont dans l’abstention, il faut les mobiliser », a renchéri, lundi, le porte-parole du PS David Assouline. Le diagnostic est partagé par tous : une large part des électeurs qui ont porté François Hollande à l’Elysée s’éloigne chaque jour davantage, certains dans le vote protestataire, beaucoup dans l’abstention. Les élus de terrain ressentent ce désamour.

    « INDIFFÉRENCE SILENCIEUSE »

    « Notre électorat est déboussolé. Il y a un flottement dangereux qui s’installe, entre la colère sourde et l’indifférence silencieuse à notre égard », explique Pascale Boistard, députée de la Somme. « Nos militants, comme nos électeurs nous disent régulièrement : ’Pourquoi faire tous les efforts que vous nous demandez ?’ », ajoute son collègue de l’Ardèche, Olivier Dussopt.

    Face à cette « dépression profonde de l’électorat de gauche », selon le député parisien Jean-Marie Le Guen, le PS comme le gouvernement semblent fort dépourvus. Pis, la défaite de Brignoles est intervenue vingt-quatre heures après la tenue à Paris d’un forum du PS pour défendre la République contre le FN. Le premier secrétaire, du PS, Harlem Désir, y a de nouveau plaidé en faveur d’un « front républicain » face à un parti qu’il a qualifié de « xénophobe », « héritier de l’extrême droite française », « sexiste », et constitué de « menteurs » et d’"incompétents". Un réquisitoire qui a rappelé les grandes heures de M. Désir à la tête de SOS Racisme, mais que certains dans son camp jugent à présent insuffisant.

    « Tenir ce type de discours est nécessaire, mais on ne peut plus se limiter au seul débat sur les valeurs, estime Emmanuel Maurel, le patron de l’aile gauche du PS. Si notre électorat reste à la maison plutôt que d’aller voter pour nous, c’est parce que nous ne menons pas une politique conforme à ses intérêts, et ce n’est pas seulement en agitant le danger FN que nous le convaincrons. »

    « CHANGER DE CAP »

    La déroute varoise n’a pas manqué de relancer le débat au sein de la majorité sur l’inflexion de la ligne économique du gouvernement alors que les parlementaires s’apprêtent à examiner le budget et le financement de la sécurité sociale. Comme M. Maurel, le député PS proche de Benoît Hamon, Pouria Amirshahi, estime qu’"il est temps de changer de cap" et d’abandonner « l’orthodoxie budgétaire impossible ». « Il n’y a pas de raison que les électeurs viennent à nous le temps d’une élection si, le reste de l’année, nous donnons le sentiment de ne pas aller à eux. »

    Pour l’instant, le PS se refuse à toute remise en question et M. Désir continue d’exhorter l’ensemble de la gauche à « l’unité ». Un appel sans effet sur le responsable écologiste Jean-Vincent Placé pour qui « la lecture de Brignoles est simple : pour que la gauche redevienne majoritaire, il lui faut mener une politique de gauche, socialiste, écologiste et démocratique, tout ce qui fait défaut au gouvernement ».

    A six mois des municipales, la série noire des partielles n’en finit pas d’inquiéter le PS. Sans remobilisation de son électorat, « il y a fort à parier que ces premiers tours préfigurent le futur premier tour des municipales », prévient M. Cambadélis. Rien n’indique pourtant que l’exécutif souhaite changer de cap.

    Pour preuve, François Hollande se déplace mardi dans la Loire, à Roanne et Saint-Etienne, pour vanter sa politique pour l’emploi. « Jusqu’à présent, la stratégie du chef de l’Etat, pour les municipales comme pour 2017, est de tout miser sur le second tour, mais encore faut-il passer le premier », avise un visiteur de l’Elysée. Les scrutins de Brignoles, comme de Villeneuve-sur-Lot ou de l’Oise, ont tous montré que cela n’était pas forcément acquis d’avance.

    Lire aussi : Pour Manuel Valls, « combattre l’insécurité n’est pas se droitiser » et Cantonale : quatre raisons de relativiser le score du FN à Brignoles

  • Roms : la faute de Manuel Valls via lemonde.fr

    Peu de temps après son installation au ministère de l’intérieur, Manuel Valls avait assuré vouloir traiter le problème des Roms « dans la sérénité ». Faisant référence au discours prononcé à Grenoble, en juillet 2010, par le président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, il ajoutait : « Ce n’est pas facile. Si le débat est remis sur la place publique de la manière dont cela a été fait il y a deux ans, on n’y arrivera pas. »

    A l’évidence, il n’y arrive pas. Les propos qu’il a tenus le 24 septembre sont aux antipodes de la sérénité à laquelle il invitait. Il ne s’est pas contenté, en effet, d’assurer – ce qui est son rôle – qu’il ferait procéder, à chaque fois qu’une décision de justice le justifie, au démantèlement des campements illégaux où s’entassent quelque 15 000 Roms dans des conditions indignes, à la lisière de nos grandes villes. Il ne s’est pas contenté de juger, comme en mars, que « les Roms ont vocation à rester en Roumanie ou à y retourner ».

    Il a relancé le débat exactement sur le terrain où l’avait placé la droite : l’impossibilité, sauf pour « quelques familles », d’intégrer ces populations dont les « modes de vie extrêmement différents des nôtres » et entrent « en confrontation » avec les populations voisines. Dès lors, sauf exception, « il n’y a pas d’autre solution » que de démanteler les campements et de renvoyer leurs occupants dans leur pays d’origine.

    Ce faisant, le ministre de l’intérieur sait qu’il exprime, tout haut, l’irritation de bon nombre des élus locaux concernés et qu’il répond à leur sentiment d’impuissance. De même, il veut entendre l’exaspération devant l’augmentation de la petite délinquance dans la capitale ou quelques grandes villes, à laquelle les Roms contribuent pour une part non négligeable – en particulier les mineurs, souvent organisés par des réseaux mafieux.

    Si ce n’est du cynisme, drapé dans un langage de « vérité », c’est une faute lourde. Politique autant que morale. Depuis des semaines, sans même que l’extrême droite ait besoin de s’y employer, la droite a délibérément choisi de faire de la « menace » que constitueraient les Roms un thème explosif des prochaines élections municipales et, au-delà, européennes. En apportant de l’eau à son moulin, M. Valls donne crédit à cette campagne qui joue, sans vergogne, sur la peur de l’étranger et fait des Roms des boucs émissaires parfaits.

    Mais en désignant l’ensemble d’une population étrangère – et néanmoins européenne –, en stigmatisant une population ethniquement étiquetée, en la jugeant incapable de s’intégrer en France, le ministre de l’intérieur renonce à des principes élémentaires républicains : l’accueil, l’intégration, la solidarité.

    Plusieurs voix, à gauche, l’ont immédiatement déploré. Celle de Martine Aubry, maire de Lille, qui a invoqué « l’humanité et l’efficacité, c’est-à-dire la République ». Celle du ministre Arnaud Montebourg, qui a jugé le propos de M. Valls « excessif » et estimé qu’il devait être « corrigé ». Il a raison.

    Et c’est au président de la République de le faire, avec fermeté et, si possible, sérénité. C’est sa responsabilité et son devoir.