Depuis l’essor du capitalisme global et des idéologies associées au néolibéralisme, il est devenu particulièrement important d’identifier les dangers de l’individualisme. Les luttes progressistes (contre le racisme, la répression, la pauvreté, etc.) sont vouées à l’échec si elles ne s’accompagnent pas du développement d’une conscience certaine de la promotion insidieuse de l’individualisme capitaliste. Alors même que Nelson Mandela a toujours insisté sur le fait que ce qu’il avait accompli était le fruit d’un effort collectif, mené avec tous les camarades qui ont lutté à ses côtés, les médias n’ont eu de cesse de l’ériger personnellement au rang de héros. Un processus similaire a tout fait pour dissocier Martin Luther King Jr. du grand nombre de femmes et d’hommes qui constituait le cœur du mouvement pour la liberté au milieu du XXe siècle. Il est essentiel de récuser et de résister à cette description de l’Histoire comme le succès de quelques héros, afin que chacun, aujourd’hui, puisse reconnaître son potentiel et le rôle qu’il peut jouer dans les combats toujours plus nombreux qui sont menés. (...)
Comment définiriez-vous le « féminisme noir » ? Quel rôle pourrait-il jouer dans les sociétés contemporaines ?
Le féminisme noir a émergé comme tentative théorique et pratique de démontrer que la race, le genre et la classe sont inséparables dans le monde social que nous constituons. Au moment de son apparition, il était régulièrement demandé aux femmes noires ce qui était le plus important à leurs yeux : le mouvement noir ou le mouvement des femmes. Nous répondions alors que ce n’était pas la bonne question. Ce qu’il fallait se demander était comment comprendre les points de jonction et les connexions entre les deux mouvements. Nous cherchons toujours aujourd’hui à comprendre la manière dont la race, la classe, le genre, la sexualité, la Nation et le pouvoir sont inextricablement liés, mais aussi le moyen de dépasser ces catégories pour comprendre les interactions entre des idées et des processus en apparence sans liens, indépendants. Mettre en avant les connexions entre les luttes contre le racisme aux États-Unis et celles contre la répression des Palestiniens par Israël est, dans ce sens, un procédé féministe.
Que pensez-vous de l’idée qui consiste à se désengager totalement du système des partis politiques et de rompre avec la démocratie dite « représentative » ?
Je ne pense évidemment pas que les partis politiques existants puissent être nos principaux chevaux de bataille, mais je pense que nous pouvons utiliser l’arène électorale comme un terrain sur lequel nous organiser. Aux États-Unis, nous avons besoin, depuis longtemps, d’un parti politique indépendant, un parti des travailleurs, antiraciste et féministe. C’est sur cette base d’activisme que nous allons pouvoir construire de nouveaux mouvements radicaux.
Pourquoi demander aux populations arabes de se révolter alors que nous ne faisons rien, chez nous, pour changer nos propres institutions ?
En effet, peut-être devrions-nous inverser la demande : je pense qu’il est tout a fait justifié que les populations du monde arabe nous demande d’empêcher nos gouvernements de mettre en place et de soutenir des régimes répressifs, et tout particulièrement Israël. La soi-disante « Guerre contre la terreur » a fait d’inestimables dégâts dans le monde, parmi lesquels l’intensification du racisme anti-musulman aux États-Unis, en Europe et en Australie. Et nous, progressistes du « Nord global », n’avons certainement pas reconnu et assumé nos responsabilités dans la perpétuation des attaques idéologiques et militaires contre les populations du monde arabe.
Vous étiez dernièrement à Londres pour donner une conférence sur la Palestine, G4S [une entreprise britannique de services de sécurité] et le complexe industrialo-pénitentiaire : quelles sont les connexions entre ces trois thèmes ?
G4S a insidieusement profité des soi-disant menaces sécuritaires et des politiques sécuritaires imposées par les États pour s’infiltrer dans la vie des populations du monde entier, et plus spécialement en Grande-Bretagne, aux États-Unis et en Palestine. Cette société, qui est la troisième plus grande entreprise privée du monde derrière Walmart et Foxcomm, et le plus grand employeur privé du continent africain, a appris à profiter du racisme, des politiques anti-immigration et des technologies de sanction en Israël et partout dans le monde. G4S est directement responsable des conditions d’incarcération des prisonniers politiques palestiniens, des prisons en Afrique du Sud, de la nature quasi carcérale de certaines écoles aux États-Unis, du mur d’apartheid en Israël/Palestine et du mur de séparation sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Et, bizarrement, nous apprenons lors de cette rencontre à Londres, que G4S gère également des centres d’aide aux victimes d’agression sexuelle en Angleterre.
Vous dites souvent que le complexe industrialo-pénitentiaire s’apparente à de « l’esclavage moderne ». À quel point cette industrie est-elle rentable ?
Comme elle est en continuelle expansion, le cas G4s en est la preuve, on peut supposer qu’elle l’est de plus en plus. Elle inclut maintenant, en plus des prisons privées (et publiques, qui sont plus privatisées qu’on pourrait le penser et de plus en plus soumises à la dictature du profit), les centres de détentions pour mineurs, les prisons militaires et les centres d’interrogation. Qui plus est, le secteur le plus rentable de l’industrie pénitentiaire est celui des centres de détention pour migrants. On peut alors comprendre pourquoi la loi anti-immigration la plus répressive, ici aux États-Unis, a été rédigée par des prisons privées, dont l’objectif explicite était de maximiser leurs profits.
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Vous parliez de « légitimité de la violence » ; cela renvoie à la situation en Palestine. On entend aujourd’hui la communauté internationale, les médias et le monde exiger des Palestiniens l’arrêt de la violence comme précondition à des négociations. Exactement comme il avait été demandé aux leaders du mouvements pour les droits civiques ou aux Indiens d’Amérique. Qui impose cette règle qui veut que l’opprimé assure la sécurité de l’oppresseur ?
Mettre la question de la violence au premier plan permet de masquer les véritables problématiques qui font le coeur de la lutte pour la justice. Le même processus a été utilisé pendant la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud. Il est intéressant de noter que Nelson Mandela, qui a été sanctifié comme un des plus grands défenseurs de la paix de notre ère, figurait sur la liste des terroristes des États-Unis jusqu’en 2008. Les vraies problématiques de la lutte palestinienne pour la liberté et l’auto-détermination sont rendues invisibles par ceux qui, usant du terrorisme, portent la résistance palestinienne au même niveau d’horreur que l’apartheid israélien.
À quand remonte votre dernière visite en Palestine ? Quelle impression vous a-t-elle laissée ?
J’y suis allée en juin 2011 avec un groupe d’Indiens d’Amérique et de femmes de couleur, universitaires et activistes. La délégation comptait des femmes qui avaient grandi sous le régime d’apartheid en Afrique du Sud, dans le sud des États-Unis sous les lois Jim Crow et dans les réserves indiennes. Bien que nous étions déjà tous engagés dans le mouvement pour la justice en Palestine, nous avons été profondément choqués par ce que nous avons vu et avons décidé d’encourager nos différents groupes à rejoindre le mouvement BDS et à intensifier la campagne de lutte pour une Palestine libre. Certains d’entre nous ont plus récemment réussi à faire passer une résolution exhortant l’American Studies Association à participer au boycott académique et culturel d’Israël. D’autres ont œuvré pour le passage d’une résolution par la Modern Language Association visant à censurer Israël pour avoir refusé l’entrée en Cisjordanie à des universitaires qui voulaient faire des recherches et dispenser des cours dans des universités palestiniennes.
Il existe de nombreux moyens de résistance pour les populations opprimées — la loi internationale stipulant même qu’il est possible de résister par la lutte armée. Aujourd’hui, le mouvement de solidarité palestien a pris le chemin de la résistance non-violente. Est-ce, selon vous, la bonne route ?
(...) il est clair que si Israël se retrouve isolé économiquement et politiquement, comme tente de le faire la campagne BDS, il ne pourra pas continuer de développer son régime d’apartheid. Si nous, aux États-Unis par exemple, pouvions forcer Obama à cesser de donner 8 millions de dollars par jour à Israël, nous ferions un grand pas vers la fin de l’occupation israélienne.
Vous faites partie d’un comité pour la libération de Marwan Barghouti et tous les prisonniers politiques. Pourquoi est-ce une priorité à vos yeux ?
Il est essentiel que Marwan Barghouti et tous les prisonniers politiques incarcérés dans les prisons israéliennes soient libérés. Marwan Barghouti a passé plus de deux décennies derrière les barreaux. Sa situation est d’ailleurs tout a fait symptomatique de l’expérience de la plupart des familles palestiniennes dont au moins un membre a été emprisonné par les autorités israéliennes. Il y a actuellement plus de 5000 prisonniers palestiniens et nous savons que depuis 1967, 800 000 Palestiniens, soit 40 % de la population masculine, ont été incarcérés par Israël. Demander la libération de tous les prisonniers politiques palestiniens est un élément essentiel des revendications pour mettre fin à l’occupation.
Lors d’une conférence à Londres, en octobre 2013, vous avez déclaré que la question palestinienne devait se globaliser, qu’elle était une problématique sociale que tous les mouvements luttant pour la justice devaient inscrire dans leur programme. Que vouliez-vous dire par là ?
Tout comme le combat contre le régime d’apartheid en Afrique du Sud a fini par devenir une des préoccupations premières d’une grande majorité des mouvements de lutte pour la justice dans le monde, la question palestinienne doit devenir la priorité de tous les mouvements progressistes aujourd’hui. On a eu tendance à considérer la Palestine comme une question à part et, malheureusement, souvent marginale. Le moment est venu d’encourager tous ceux qui croient en l’égalité et la justice à se joindre à la lutte pour libérer la Palestine.