La photographe a organisé lundi une action dans la cour du grand musée parisien, appelant sa direction à débaptiser une aile nommée en l’honneur d’une famille de mécènes détenant le laboratoire produisant l’Oxycontin, un puissant analgésique.
Opioïdes : Nan Goldin vise le mécénat du Louvre
Le Louvre n’imaginait sans doute pas voir un jour sa réputation ternie par la crise des opioïdes, ce scandale sanitaire majeur qui a déjà fait au moins 100 000 morts par overdose aux Etats-Unis. Le célèbre musée parisien doit pourtant faire face à une fronde inédite orchestrée par la photographe new-yorkaise Nan Goldin et le collectif PAIN (Pain Addiction Intervention Now), qui militent depuis deux ans pour alerter sur les dangers de l’Oxycontin. Ce puissant antidouleur, dérivé de l’opium, est commercialisé depuis 1996 par la société Purdue Pharma, elle-même détenue par la famille Sackler. Comme de nombreuses entreprises, le laboratoire américain est aussi un généreux mécène du monde de l’art, prêt à débourser de très grosses sommes pour voir son nom associé à des institutions culturelles de renom. Grâce à un don de 10 millions de francs au Louvre en 1996, la famille a ainsi obtenu que l’aile des antiquités orientales du Louvre soit nommée « aile Sackler », nom qu’elle porte toujours aujourd’hui. Douze salles consacrées à l’Iran ancien, au Levant et à l’Arabie ancienne, où trônent d’inestimables joyaux.
Une association insupportable pour Nan Goldin, devenue la figure de proue de la lutte contre Sackler. Ancienne accro à l’Oxycontin dont elle est désormais sevrée, la photographe multiplie depuis 2017 les actions choc dans les musées financés par la famille américaine. Mais c’est la première fois qu’une action a lieu en France, face au musée le plus visité du monde.
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« Sackler on meurt, le Louvre couvre »
Les touristes présents lundi devant la pyramide du Louvre ont d’abord cru à une performance artistique. Entièrement vêtue de noir, sa médaille de l’ordre des arts et des lettres attachée à la ceinture, Nan Goldin s’est avancée dans l’eau au milieu du bassin, face au bâtiment de verre. Puis des militants ont déployé derrière elle une large banderole orange avec ces mots en lettres noires : « Louvre, take down their name » (« Louvre, retirez leur nom »). Une trentaine d’activistes se sont ensuite massés autour de la photographe aux cris de « Shame on Sackler » et « Sackler on meurt, le Louvre couvre ». « Sackler est responsable de la mort de 200 personnes par jour aux Etats-Unis, lance Nan Goldin aux quelques journalistes présents. Le Louvre ne peut pas être complice de ce scandale. »
Préparée en trois semaines dans le plus grand secret, l’action a été menée en collaboration avec l’association Aides. « On ne parle que des Etats-Unis mais d’autres pays commencent à être touchés par la crise des opioïdes, explique Fred Bladou, chargé de mission au sein de l’asso. Ce désastre sanitaire doit aussi nous interpeller sur la politique préventive que nous menons. Il démontre l’absurdité qu’il y a à criminaliser les usagers de drogue illicite alors qu’une des plus grosses crises sanitaires de l’histoire concerne une drogue licite. » En France, une centaine de médecins ont alerté fin juin dans les colonnes du JDD sur « le risque d’une crise sanitaire » alors que « 12 millions de Français utilisent des médicaments opiacés, sans être alertés sur leur potentiel addictif et sur les risques d’overdose ».
Guggenheim et Tate Modern
Accusés de commercialiser son produit phare en toute connaissance de cause, les Sackler sont aujourd’hui visés par plus de 1 600 actions en justice dans 35 Etats américains. En mars, ils ont dû verser 270 millions de dollars dans le cadre d’un accord à l’amiable passé avec l’Etat de l’Oklahoma. Sous la pression de PAIN, la polémique s’est étendue au mécénat culturel international. Ces derniers mois, plusieurs grands musées comme le Guggenheim et le Metropolitan Museum of Art à New York, ou la Tate Modern à Londres, ont annoncé publiquement qu’ils refuseraient à l’avenir toute donation de la famille Sackler. Un autre musée londonien, la National Portrait Gallery, a décliné en mars un don d’un million de livres (1,15 million d’euros). « Nous n’avons plus reçu aucune donation ni aucune demande de Sackler depuis 1996 », se défend-on au Louvre. Mais ce refus des dons ne suffit plus, pour Nan Goldin et les militants de PAIN. « Il faut que le Louvre soit le premier à débaptiser une aile, exigent-ils dans leur communiqué. Nous n’acceptons plus qu’une institution culturelle publique financée par l’Etat et les contribuables porte au pinacle une entreprise meurtrière. »
Techniquement, rien n’empêche le musée parisien de retirer le nom des Sackler, le choix de baptiser certaines salles n’étant pas irrévocable, selon la charte interne. Mais la problématique du mécénat et des donateurs embarrassants va bien au-delà de ce cas. Elle est d’autant plus sensible qu’en vingt ans, le budget du Louvre a plus que doublé, alors même que la subvention de l’Etat est restée stable (environ 100 millions d’euros par an). Pour financer la différence et satisfaire les dix millions de visiteurs annuels, le musée n’a d’autre choix que de se tourner vers les acteurs privés, qui représentent entre 20 et 25 millions d’euros par an. Pour vérifier l’origine de ces fonds, le Louvre s’appuie aussi bien sur son réseau diplomatique dans les ambassades étrangères que sur Tracfin, le service antiblanchiment de Bercy. A l’époque, la donation des Sackler n’avait soulevé aucun problème. Vingt-trois ans et plusieurs dizaines de milliers de morts plus tard, c’est une tout autre affaire.
Emmanuel Fansten