• À San Francisco, quand mon quartier fait l’expérience de la pandémie
    Par Howard Becker (12/04/2020)
    SOCIOLOGUE
    https://aoc.media/analyse/2020/04/12/a-san-francisco-quand-mon-quartier-fait-lexperience-de-la-pandemie

    L’épidémie de Covid-19 transforme nos habitudes, nos interactions sociales : nous nous adaptons pour faire face à la crise. Résident de North Beach, à San Francisco, l’immense sociologue Howard Becker observe avec minutie et empathie comment la vie s’est ajustée dans son quartier.

    J’habite à San Francisco, dans un quartier qui s’appelle North Beach ou Russian Hill, les deux s’entremêlant sans frontière nette. Ce quartier date du séisme et de l’incendie de San Francisco de 1906, quand tout, dans ce coin, a été détruit, non pas par le tremblement de terre mais par le feu, qui n’a laissé qu’un tas de cendres.

    Reconstruite, cette petite partie de mon quartier a fourni les principaux logements des immigrants siciliens, venus avec leurs traditions et pratiques de la pêche. Quand j’ai emménagé ici il y a plus de cinquante ans, les « étrangers » comme moi et ma famille, et les autres familles similairement « américaines » de peintres et de sculpteurs qui enseignaient au San Francisco Art Institute situé non loin, n’ont pas été les bienvenus. Les pêcheurs qui apparaissaient, au printemps, assis sur les marches devant leur appartement où ils raccommodaient leurs filets et casiers à crabes, craignaient que nous ne rendions le quartier plus désirable, et – du fait de leur propre cupidité, ils étaient clairs sur ce point – qu’ils ne se retrouvent forcés de vendre leurs immeubles en échange des prix élevés que, nous, « Américains » offririons.

    Cela s’est effectivement passé ainsi, par étapes, au fil des ans. La première réelle invasion du quartier occupé par les Italiens a été celle des Chinois, qui ont traversé la frontière officieuse mais très réelle qui séparait la Little Italy du Chinatown tout proche. Ainsi, les immeubles des rues autour de chez moi ont bientôt appartenu à des Chinois et des familles sino-américaines, qui les habitaient. Les « Américains » et les « Sino-américains » ont rapidement noué des liens de voisinage, bien que rarement intimes. Nous pouvions les connaître suffisamment pour leur demander de réceptionner un colis en notre absence, mais pas au point de les inviter à dîner.

    Les établissements liés à la communauté locale italienne – les restaurants, dont les gérants faisaient encore partie de cette communauté où qu’ils résident dans la ville – ont peu à peu été remplacés. La fabrique de pâtes au coin de la rue a déménagé lorsque les hippies sont arrivés, pour être remplacée par un Co-Existence Bagel Shop. Les coffee shops tenus par des hippies, ainsi que les voyageurs hippies comme moi et ma famille, sont restés là pendant longtemps.

    Et il y avait toujours quelqu’un pour fournir les services que le citadin américain s’attend à trouver : coiffeurs, salons de beauté, supérettes de quartier, bars et cafés.

    [Mon quartier a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux.]

    Peu à peu, tout le monde s’était habitué aux Chinois et hippies installés ici. Mais bientôt la population du quartier a commencé à refléter les nouvelles entreprises qui étaient en train de gagner la ville : les géants de l’informatique et de l’information, qui se sont tout naturellement installés dans les vastes bâtiments du Financial District_ e San Francisco. Avec ces nouvelles entreprises – Sales Force, par exemple, a acheté son propre immeuble de plusieurs étages –, sont arrivés les gens qui y travaillaient. Certains de ceux qui désiraient habiter dans la City avaient des enfants en bas âge. Tout cela a contribué à augmenter la demande pour le stock réduit et limité de logements à North Beach/Russian Hill (et dans le quartier limitrophe de Telegraph Hill), logements qui avaient l’avantage d’être relativement proches à pied des bureaux de ces nouveaux géants de l’économie.

    Ainsi, mon quartier n’est pas un coin perdu, immuablement stable de la ville. C’est une communauté composée d’une population sans cesse changeante située dans un périmètre physique réduit, un quartier doté d’institutions, d’organismes, d’entreprises et de petits commerces qui sans cesse s’efforcent de répondre à des impératifs socio-économiques en perpétuelle évolution. Mais il a toujours connu, et continue de connaître, toute une série d’accommodements sociaux qui viennent soutenir les habitudes, besoins et désirs des gens qui y habitent.

    Ces accommodements sont visibles dans les petits détails de la vie de tous les jours, dans la manière dont la vie sociale « fonctionne » ou non. Et cela relève du truisme sociologique que de dire que ce n’est que lorsque les accommodements sociaux ne fonctionnent pas comme il se doit, et que tout le monde commence à se plaindre, que l’on prend conscience de la manière dont fonctionnent effectivement les choses quand elles fonctionnent.

    San Francisco est désormais, comme le reste du monde, assiégée par le coronavirus. Les dirigeants ont demandé aux citoyens d’éviter tous les contacts que la vie quotidienne d’ordinaire exige dès lors qu’il s’agit de travailler, manger, faire ses courses, socialiser, accéder aux soins de santé et de s’adonner à tant d’autres petites routines de la vie.

    Cela ne veut pas dire que plus aucune partie de l’énorme machine qui sous-tend notre vie au quotidien ne fonctionne. Il m’est encore possible, tous les matins, de recevoir et lire mon journal, le San Francisco Chronicle, éminemment conscient que quelqu’un s’est levé, alors qu’il faisait encore nuit, pour se mettre au volant d’un camion chargé d’exemplaires du journal (au contenu écrit et imprimé par bien d’autres encore), pour venir jusque dans notre rue afin que quelqu’un, depuis l’arrière du camion, puisse en lancer un paquet dans l’entrée de notre immeuble. La vie continue. J’ai ma presse habituelle qui alimente mes analyses de la vie de tous les jours.

    Cela fonctionne, du moins jusqu’à présent, pour la livraison des journaux. Mais qu’en est-il de la nourriture ? Personne ne lance du lait, des œufs, des fruits et des légumes de l’arrière d’un camion jusqu’à l’entrée de mon immeuble. La ville s’est toujours organisée différemment pour répondre à ce besoin. Mais les nouvelles règles imposées par le virus interfèrent avec cette organisation d’une manière à laquelle nous ne sommes pas préparés.

    [Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover.]

    La plupart des choses continuent d’être comme elles ont toujours été. Nous continuons d’avoir des magasins de proximité où nous pouvons acheter tout ce dont nous avons besoin pour nous nourrir, nous et notre famille. Mais qui sait quand la pandémie interfèrera avec cette offre là ? Et les restaurants, cette lointaine invention visant à nourrir une population toujours plus nombreuse dans des villes comme Paris, où les gens ne vivent plus au sein d’une unité familiale où la confection des repas fait partie de la division coutumière du travail ! Que se passera-t-il, à présent que les citadins doivent abandonner la proximité et l’intimité qui semblaient nécessaires à notre style de vie, afin d’éviter d’être infectés par cet ennemi invisible, et afin que nous puissions obtenir ce que nous voulons, et ce dont nous avons besoin, en évitant les obstacles et dangers que l’épidémie amène ?

    Comme souvent, c’est un problème, un danger qui exige de nous que nous changions notre manière de faire, en l’occurrence la façon dont les citadins se nourrissent. Les sociologues ne peuvent pas ranger les gens dans des groupes – comme le font les psychologues expérimentaux, qui traitent les membres de ces groupes de manière différente, afin de déterminer ce que ces traitements distincts entraînent comme différences de comportement chez leurs « sujets ».

    Changer l’organisation de la vie sociale requiert des inventions sociales : des manières nouvelles de faire d’anciennes choses, ou des choses nouvelles pour remplacer les anciennes manières d’assouvir des besoins. Nous autres sociologues, par nécessité, attendons que le changement des conditions de la vie quotidienne oblige les gens à innover, à créer les nouvelles façons de faire qui s’imposent. La vie sociale fait l’expérience pour nous.

    Cela oblige ceux qui font de la sociologie à être prêts à observer la vie autour d’eux, afin de voir qui fait quoi et par quel nouveau moyen, et d’entendre non seulement les raisons qu’ils donnent aux changements qu’ils mettent en place, mais aussi les réactions de ceux qui les entourent, à ces nouvelles solutions. L’histoire nous fournit une fois de plus l’occasion de regarder comment les gens improvisent des solutions face à une énième version de ces mêmes bonnes vieilles difficultés.

    La nourriture est la réponse générale à la question de savoir comment nous nous alimentons. La plupart des habitants de San Francisco se nourrissent en préparant des repas chez eux, en utilisant des aliments achetés dans des magasins d’alimentation. Certains de ces magasins sont des avant-postes de grandes chaînes (Safeway, par exemple, à San Francisco). D’autres magasins sont spécialisés, répondant par exemple aux exigences de ceux qui auraient besoin d’ingrédients adaptés à une cuisine italienne régionale. D’autres magasins encore (essentiellement dans le quartier japonais) fournissent le meilleur et le plus frais des poissons pour la préparation des sashimi, spécialité japonaise. Quelques traiteurs juifs servent de la soupe aux boulettes de matzoh, des sandwichs au pastrami, etc. D’autres personnes encore font leurs emplettes dans les omniprésents marchés de producteurs. Beaucoup de restaurants servaient des plats raffinés préparés par de vrais chefs. La ville s’enorgueillit de plusieurs restaurants étoilés par le Michelin.

    Or, aujourd’hui, en raison des restrictions imposées pour une période indéfinie par la pandémie, aucun de ces restaurants ne peut accueillir une clientèle, qu’elle soit de passage ou qu’elle réserve une table. Ces manières habituelles d’accueillir les clients constituent aujourd’hui une violation des règles strictes en matière de réunion dans l’espace public imposées par la ville. Par conséquent, les restaurants ne peuvent plus ouvrir leurs portes, ce qui signifie plus d’entrées d’argent, et donc pas d’argent pour payer les fournisseurs de produits bruts, les employés et le propriétaire des murs.

    Ainsi, ceux d’entre nous qui habitent North Beach et trouvaient cela pratique et agréable d’aller manger régulièrement au restaurant Da Flora sur Columbus Avenue, ne peuvent plus le faire. Jen et Darren, propriétaires du restaurant, étaient, bien entendu, encore plus contrariés que nous. Ils n’avaient jamais préparé de repas à emporter ou à livrer, et ils n’étaient pas sûrs de pouvoir nourrir leurs clients de cette manière, ni que quiconque veuille que leurs repas leur parviennent ainsi.

    Pourtant, moi, je savais que je voulais leurs plats, peu importe la manière dont ils me parvenaient ; alors je les ai appelés pour tenter de les persuader d’essayer, et de voir si d’autres personnes voudraient bénéficier de ce genre de service. À leur agréable surprise, c’est exactement ce que beaucoup voulaient. Tous ceux qui ont tenté l’expérience en ont immédiatement parlé à des amis, et la nouvelle s’est répandue. Les affaires ont repris ! C’est Christopher, le frère de Darren, serveur au restaurant en temps normal, qui livre les repas – plat principal, salade, pain et dessert –, facturés au même prix qu’autrefois dans le restaurant.

    Elias, l’autre héros de ma petite histoire, était depuis plus de vingt ans le propriétaire et l’exploitant du Café Sappore, situé sur Lombard Street, à une rue de chez nous. Sappore était soutenu, en partie, par les cars de touristes venus du monde entier pour arpenter la célèbre rue Lombard (une courte rue tout en lacets qui rejoint deux rues perpendiculaires) – touristes qui s’arrêtaient à Sappore pour prendre un café ou un thé et un sandwich. Ce café était aussi devenu, sans que personne ne l’ait voulu ou planifié et certainement pas Elias, le lieu privilégié des réunions de quartier, l’endroit où, lorsqu’il y avait un problème qui excitait les résidents permanents, l’inévitable « réunion de protestation » se déroulait. Et c’était aussi l’endroit où l’on pouvait inviter une personne à déjeuner en sachant que quels que soient ses goûts, restrictions ou excentricités alimentaires, elle trouverait au menu quelque chose que non seulement elle supporterait, mais qui en plus la régalerait. Tout cela pour dire que Sappore a prospéré.

    Cependant, un jour, de manière inattendue, Elias a perdu le bail du lieu. Il a rapidement trouvé un autre endroit, beaucoup plus petit, sur Columbus Avenue, une rue voisine bien plus large et fréquentée, et il a ouvert Le Sandwich, dont la carte se composait d’une douzaine de sandwiches : des classiques comme le Reuben, et des variétés moins connues comme le Bollywood. Le succès a été immédiat.

    [Cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait une « culture ».]

    Puis le coronavirus est arrivé, et avec lui son lot de difficultés. Mais Elias n’a pas fermé. Comme il n’avait pas d’endroit où les gens pouvaient manger ce qu’il préparait, à part quelques chaises sur le trottoir, il a pu continuer à faire ses sandwiches et à les vendre sans violer les nouvelles restrictions. Et puis il a annoncé qu’il pourrait également livrer d’autres types de repas.

    Je savais vaguement qu’Elias avait aussi une activité de traiteur, des dîners destinés à un nombre important de convives lors de soirées chez des particuliers. Je découvrais à présent que c’était une partie importante de ses activités dans la restauration, et qu’il dirigeait son affaire depuis son appartement voisin. Quelques jours plus tard, il nous a dit qu’il était prêt à commencer à livrer des repas, deux soirs par semaine. Nous avons eu la primeur – de délicieuses lasagnes –, et c’est maintenant une affaire régulière. Chaque semaine, il met en ligne son nouveau menu. (Mais je dois vous rappeler qu’il ne livre pas à Paris !)

    Ces deux entreprises sont montées au créneau lorsque leurs clients – ainsi qu’elles-mêmes – ont commencé à pâtir de la situation imposée par la pandémie. Ainsi, la nourriture que les gens désiraient, la nourriture que Jen, Darren et Elias voulaient continuer de préparer pour pouvoir travailler et subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs employés, cette nourriture, ils ont su la rendre disponible. Ils ont réagi de manière rapide et inventive, au bénéfice de tous.

    On peut faire un parallèle entre cette situation et le domaine de l’interaction interpersonnelle. Dans la vie quotidienne ordinaire, beaucoup de gens du quartier commencent à vous lancer un « Hi ! » à l’américaine après vous avoir croisé plusieurs fois. Souvent, un voisin de longue date nous présente une personne qui vient d’emménager dans un des appartements de la rue. C’est ainsi que nous avons rencontré Terry, qui venait de s’installer dans l’immeuble voisin du nôtre, qui avait été acheté par Ben et Bethany Golden pour s’assurer que tous les logements seraient occupés, à terme, par des personnes avec lesquelles il serait facile de s’entendre. Lorsqu’ils trouvaient de telles personnes, ils leur vendaient un appartement. Et présentaient les nouveaux-venus aux voisins.

    C’est ainsi qu’un jour Bethany nous a présenté notre nouvelle voisine, Terry Ewins, qui avait récemment acheté un des appartements, en précisant en passant qu’elle était capitaine au poste de police du quartier. Elle semblait tout à fait agréable et raisonnable, et nous avions l’habitude de nous saluer dans la rue, mais là s’arrêtait notre relation de « voisinage », exactement comme pour les autres personnes qui avaient progressivement emménagé dans les logements du coin.

    Et puis, un peu plus tard, après que London Breed, le maire de San Francisco, a émis la directive officielle de non-circulation dans les rues sans raison valable, Terry (qui, entre-temps, avait été promue au rang de commandant) a fait savoir (par l’intermédiaire de Bethany, qui nous avait présentés) qu’elle se rendait au travail à pied tous les jours, et que si nous avions besoin de faire une course, ou de quoi que ce soit qui nous obligerait à sortir, il suffisait de le lui faire savoir, et qu’elle serait heureuse de faire la course pour nous.

    L’idée que nous nous faisions du policier de haut rang n’incluait apparemment pas – vu notre première réaction de perplexité – le fait qu’il rende de tels services à des personnes à peine connues de lui. Non que cette femme ait fait quelque chose pour mériter qu’on la soupçonnât de quoi que ce soit – cela relevait juste d’un simple préjugé de notre part. En y réfléchissant davantage, j’ai réalisé qu’elle avait dû dire cela parce qu’elle avait vu que je suis plutôt âgé (91 ans, pour être exact, mais ça elle ne le savait pas, et a dû simplement déduire mon grand âge de mes balades assistées d’une canne) et estimé qu’une aide occasionnelle, et non contraignante pour elle, me rendrait service.

    Je me suis mis à réfléchir à la façon dont la directive du maire sur le confinement affectait les organisations et le comportement des gens. Il semble probable que les petits gestes et événements, comme ceux que je viens de décrire, se produisent plus souvent maintenant que nous sommes dans cette « situation d’urgence », bien que personne n’en ait fait le constat.

    Ceci nous laisse penser que cette petite zone géographique locale, qui affiche habituellement extrêmement peu d’organisation sociale visible, possède en fait tout un ensemble de ce que les spécialistes de sciences sociales appellent « culture » ou « compréhensions partagées » : des accords implicites pour l’adoption de certains comportements dans certaines circonstances. Ces « circonstances » sont rarement réunies comme elles le sont actuellement, de sorte que nous assistons ici à la façon dont la possibilité d’un tel comportement advient, dès lors que les circonstances commencent à convaincre les gens que ce type de situation inhabituelle exige des réactions inhabituelles.

    traduit de l’américain par Hélène Borraz

    Pour @colporteur ;)
    #Howard_Becker #San_Francisco

    Howard Becker
    SOCIOLOGUE, PROFESSOR AT THE UNIVERSITY OF WASHINGTON
    Né en 1928, Howard S. Becker fut formé dans la tradition de l’école de Chicago, notamment auprès de Everett Hughes. Il est l’auteur de très nombreux livres classiques de sociologie, à commencer par Outsiders ou Les Mondes de l’art.

    https://aoc.media/auteur/howard-becker

    • San Francisco ou la distanciation sociale avant l’heure
      Par Cécile Alduy (27/04/2020)
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE
      https://aoc.media/opinion/2020/04/27/san-francisco-ou-la-distanciation-sociale-avant-lheure

      La distanciation sociale, le meilleur moyen de lutter contre l’épidémie de Covid-19 ? Dans ce cas, il n’est pas surprenant que San Francisco, ville de l’automobile individuelle, de Tinder, de UberEat… soit particulièrement épargnée. Mais cette observation est à double tranchant, révélatrice de la fracture digitale, qui est aussi fracture sociale, dans une ville déjà désertée par tous ceux pour qui le télétravail n’est pas une option.

      On a ressorti les masques. Le bleu, le rose, le bariolé, taille enfant, achetés pour nous protéger des fumées toxiques du Paradise Fire en novembre 2018. L’air était âpre, piquait les yeux, la gorge. Un brouillard roux à couper au couteau masquait la ville. Déjà, on se calfeutrait et on comptait les morts. Déjà, pendant des jours, on a eu peur de suffoquer.

      À l’heure du coronavirus, on retient de nouveau son souffle à San Francisco. Mais aujourd’hui le mal est invisible, partout et nulle part, intraçable. On porte des masques en plein soleil, alors que l’air n’a jamais été aussi pur. Les abeilles sont revenues, les oiseaux s’en donnent à cœur joie. Mais les balançoires des jardins d’enfants pendent dans le vide, inutiles. Les autoroutes qui cisaillent la ville se sont tues. Devant les supermarchés s’allongent des files en pointillé – une personne tous les deux mètres, gants en latex aux mains, et masques déjà obligatoires. La ville est inchangée, la nature resplendit, mais les humains sont sur la défensive, parés pour un cataclysme.

      Pourtant, dans la Baie de San Francisco, le nombre de morts n’est pas parti en flèche, comme à New York, en France, en Espagne ou en Italie. La fameuse « courbe » des infections au Covid-19 a été tellement aplatie par des mesures précoces qu’on attend encore « la vague » et le « pic », alors que la côte Est et la Floride ont été submergées.

      Mais tout aurait pu être différent. Le 10 mars on recensait quatorze cas d’infection à San Francisco, ville de 885 000 d’habitants, contre seulement sept à New York, qui en compte 8 millions. Un mois plus tard, cette dernière ville est en urgence absolue, littéralement asphyxiée. L’autre attend, immobile. Plus de 13 000 morts à New York au 18 avril contre 20 (en tout) à San Francisco. Pourquoi un tel écart ?

      Il y a d’abord sans aucun doute la chronologie – tardive et à reculons côte Est comme en France, proactive en Californie – des politiques publiques. Début mars les rassemblements de plus de 1000, puis de 100 personnes sont interdits ; en France, on en est encore aux meetings électoraux des municipales et le Président Macron se targue d’aller au théâtre car, dit-il, « la vie continue ». Dès le 16 mars, alors qu’on compte neuf décès sur tout l’État de Californie, les écoles publiques ferment (les écoles en France n’ont été fermées que le 13 mars, alors qu’il y avait déjà 79 morts déclarés). Le 17 mars, la maire de San Francisco, London Breed, une vigoureuse noire américaine démocrate, signe un décret de « shelter in place », littéralement « restez à l’abri où vous êtes », une expression tirée des manuels de riposte aux risques de radiation nucléaire, et familière des États confrontés aux tueries au fusil d’assaut dans les écoles et aux hurricanes. Le gouverneur Gavin Newson étend bientôt cette ordonnance à toute la Californie. Au même moment, le gouverneur de l’État de New York, Cuomo, est catégorique : « Il n’est pas question d’imposer un « shelter in place » à New York » annonce-t-il le 18 au New York Times. Il devra faire marche arrière deux jours plus tard.

      Face à une épidémie qui se propage de manière exponentielle, chaque contact évité ralentit la machine infernale. Chaque jour perdu dans l’insouciance ou le déni l’accélère. CQFD par l’exemple californien.

      [L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose.]

      Mais au-delà des mesures officielles, ce sont des facteurs socio-culturels et géographiques qui ont aussi fait la différence dans le quotidien : des habitus, des croyances, des bulles cognitives, des modes d’interaction sociale et une géographie suburbaine qui forment un mode de vie – et d’agir – propre à la Californie et surtout à la Baie de San Francisco. Un écosystème où la vie digitale infusait dans la ville bien avant que tout ne bascule dans la réalité virtuelle, et où l’État n’a jamais été un sauveur. Sauf pour les laissez-pour-compte de la révolution de la tech.

      La pandémie est d’abord un révélateur du politique au sens littéral de gestion de la cité. Les lieux d’exercice du pouvoir où la riposte s’est décidée précocement ont été d’abord hors de la politique et du système représentatif. Si les maires et le gouverneur ont été rapides à réagir, ils n’ont fait que suivre d’autres acteurs souvent plus puissants : l’influence de la tech et des universités comme leaders d’opinion et de comportements dans la Silicon Valley a été précoce, et décisive.

      Ainsi, le télétravail a été organisé en amont dès fin février, puis imposé aux salariés des starts-ups et des mastodontes début mars avant même que le confinement ne soit déclaré (là aussi très tôt) par les counties. Ces multinationales ont des milliers d’employés partout dans le monde et évaluent très tôt les risques économiques et sanitaires de la déflagration qui se propage de la Chine vers l’Europe et le reste du monde. Culture du big data, de la modélisation des comportements, de l’analyse de risque, de l’agrégation et de la gestion de l’information, du leadership, et de l’ouverture commerciale et culturelle sur le Pacifique, le cœur de métier des Apple, Amazon, Facebook, Google, et autres grandes et petites tech companies les préparaient culturellement et industriellement à prendre le pouls de l’Asie et à anticiper au quart de tour.

      On aime critiquer les GAFA et la tech (et il y a plein de raisons valides pour le faire), et pointer du doigt la mondialisation comme l’une des causes ou des accélérateurs de la pandémie. La réalité est plus complexe : dans l’écosystème de la Silicon Valley, ils ont aussi eu un rôle de leaders et ont accéléré la prise de conscience, pour ensuite participer massivement à l’adaptation de la région aux conséquences du confinement. Google a ainsi déployé 100 000 hot spots WIFI gratuits dans les zones blanches de Californie et donné 4 000 ordinateurs Chrome book aux écoles publiques. Il n’en demeure pas moins troublant de constater le pouvoir décisionnaire massif de ces magmas industriels.

      C’est plus généralement que la culture de la Baie est marquée une attitude de responsabilité individuelle à double tranchant. L’esprit d’initiative et d’innovation tant prisé repose sur une indifférence, voire un certain mépris envers un État dont on n’attend pas grand-chose, si ce n’est, au minimum, de ne pas être un obstacle (ce qui, sous la présidence Trump, n’est pas gagné d’avance). L’idée d’un destin collectif existe, mais il repose sur l’appartenance à une « community » qui n’est pas, contrairement à une idée reçue française, fondée exclusivement sur l’identité ethnique ou sexuelle, mais plutôt sur des micro-lieux de vie et de partage de destins : quartier, entreprises, villes. Et donc les quartiers s’organisent pour soutenir les cafés et restos indépendants menacés de mettre la clé sous la porte, les villes décident seules quand et dans quels termes imposer le confinement, les sans-abris sont mis à l’abri massivement par les municipalités, les entreprises développent seules de véritables politiques de santé publique.

      À Stanford University (où j’enseigne), le campus a ainsi basculé en mode purement digital dès le 9 mars, pour être entièrement fermé et évacué le 25. L’activité de recherche, sans attendre d’hypothétiques fonds publics, s’est immédiatement réorientée vers la réponse à la pandémie, dans la faculté de médecine, en sciences sociales ou en design, tandis que le semestre de printemps se déroulait entièrement par Zoom avec des étudiants aux quatre coins du monde.

      Le discours du leadership n’a d’ailleurs pas été celui d’une « guerre » à mener ou gagner, mais un engagement de responsabilité civique fondé sur l’analyse des données scientifiques et la prise en charge des besoins de la « communauté ». D’immenses efforts ont été déployés pour subvenir aux besoins de (presque) tous, des étudiants boursiers aux post-docs, aux jeunes professeurs non titularisés, aux restaurateurs, agents d’entretien, contractuels, le staff, financièrement, psychologiquement, technologiquement et intellectuellement. Et face au désastre économique qui se précise, le président de Stanford et la vice-présidente vont amputer leurs salaires de 20%.

      D’autres facteurs socio-culturels et géographiques ont aidé à contenir, jusqu’ici, la propagation exponentielle du virus. Il y a d’abord la proximité avec l’Asie, qui est bien plus qu’une donnée géographique ou économique. Au dernier recensement (2010), plus de 33% des San Franciscains se déclaraient « Asian-American », un chiffre qui bondit à 58% de la population à Daly City, banlieue industrielle et résidentielle au sud de la ville. L’Asie n’est pas un horizon lointain sur cette frontière pacifique : elle est au cœur du tissu culturel, ethnique et intellectuel de la région. Elle façonne les manières de socialiser, de se saluer, d’interagir, de se protéger, et de penser le monde. Bien avant l’épidémie il n’était pas rare de voir des jeunes et moins jeunes Chinois ou Asian-American parcourir la ville portant un masque chirurgical, pour se protéger ou protéger les autres.

      Autre micro-différence culturelle, qui en période de coronavirus a pu avoir une influence : les gens se touchent moins à San Francisco qu’en France, en Italie, en Espagne ou à New York. Entre la culture hygiéniste, qui fait que les solutions hydro-alcooliques étaient déjà dans les sacs à mains et les officines de dentistes, et le « cool » un peu distant des échanges quotidiens, on se sourit de loin. La socialisation à San Francisco est chaleureuse dans les mots et les visages, mais plus distante physiquement, moins « au contact » (pas de bises à la française, on ne se serre même pas toujours la main pour se présenter, encore moins pour se dire bonjour — un salut de la tête, de loin, suffit ; les « hugs » sont réservés aux retrouvailles).

      [Cette « distanciation sociale » avant l’heure n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.]

      Cette distance sociale physique dans les interactions du quotidien est mise en abyme par la géographie urbaine, ou plutôt suburbaine de San Francisco et des alentours. Excepté un centre-ville touristique et des affaires assez dense et quelques îlots de tours, la ville s’étale sur sept collines principalement résidentielles, séparées par d’immenses parcs de plusieurs centaines voire milliers d’hectares, comme le Presidio. Les immeubles sont plutôt rares et limités par décret à quatre ou six étages. Le rêve californien est la maison victorienne individuelle (comme la fameuse « maison bleue » de Maxime Le Forestier, récemment mise sur le marché pour la modique somme de 3,5 millions de dollars).

      Pour un Parisien ou un New Yorkais, certains quartiers sont en temps normal d’un calme au choix flippant ou apaisant. Dans mon quartier de Potrero Hill, colline coincée entre deux autoroutes où sont perchées des maisons à deux étages, on vit ce paradoxe qu’il y a aujourd’hui, en plein « confinement » : plus de gens dans les rues (car ils ne sont plus ni dans leur voiture ni au bureau) que d’habitude, où l’on peut marcher cinq pâtés de maisons sans rencontrer âme qui vive. D’ailleurs les « clusters » de contagion sont presque exclusivement dans des centres pour sans-abris ou des maisons de retraite, ou dans le quartier de Mission où l’habitat collectif est plus dense.

      Chacun dans sa maison individuelle, et surtout dans sa voiture. Avec 1,7 voiture par famille, les San Franciscains font presque tout en automobile (malgré l’émergence du vélo électrique pour vaincre lesdites collines, pentues) : les courses, toutes les courses de la baguette à la pharmacie, la dépose-rapide des enfants devant l’école, les sortes de « drive-in » pour les chercher à 16h00 où l’on embarque non un plat mais un môme (le nôtre généralement, c’est bien organisé), le dentiste, le coiffeur, la balade du week-end à la plage, et surtout, le travail. Entre toutes ces activités, il peut arriver de passer quatre bonnes heures par jour en voiture, juste pour accomplir le minimum vital professionnel et familial. Les 160 000 passagers qui prennent quotidiennement le métro de San Francisco (400 000 sur toute la Baie) font pâle figure en comparaison des 4,3 millions qui s’agglutinent dans le métro new yorkais.

      Et ce qu’on ne fait pas en voiture, on le fait en ligne : acheter des habits, commander des repas (UberEat), faire faire ses courses par quelqu’un d’autre (Instacart, DoorDash), et même rencontrer l’âme sœur ou sa « date » (Tinder) — une App née à San Francisco vous évite de sortir de chez vous. Ce faible taux de promiscuité au quotidien aura-t-il freiné lui aussi la propagation du virus ? Là encore, les « leçons » de la crise ne vont pas forcément dans le sens qu’on aimerait : le tout voiture et l’uberisation ont peut-être été des facteurs protecteurs – du moins pour ceux qui peuvent en profiter.

      Avec le « shelter in place », les rues ne sont donc pas soudain vides – elles l’étaient déjà dans de nombreux quartiers la plupart du temps. Les interactions sociales se sont raréfiées, notamment dans ces rues qui offraient sur deux pâtés de maison une soudaine concentration d’échoppes, mais on télé-commutait déjà de manière régulière dans les entreprises de l’économie de l’information, de l’éducation, de la tech, ou de la finance. Et avec le tout voiture, combien de gens se croisaient vraiment dans la rue chaque jour, hors quartiers touristiques et d’affaires ? À visualiser New York ou Paris, puis le San Francisco d’avant, on imagine volontiers (même s’il faudrait des études précises) que nombre de San Franciscains faisaient déjà de la « distanciation sociale » sans le savoir.

      Et c’est d’ailleurs bien là que le bât blesse. Cette cartographie des interactions humaines esquissée ici à grand traits sans doute grossiers, révèle des failles sociologiques immenses qui se lisent déjà dans la géographie du Covid-19. Cette « distanciation sociale » avant l’heure que permettait la digitalisation des modes de vie et une urbanisation construite autour de la maison individuelle et de l’auto n’est que le masque affable d’une fracture sociale et raciale vertigineuse.

      Et si San Francisco échappait donc à la pandémie en partie parce qu’elle a exclu de ses limites, bien avant la crise, ceux qui la font vivre et ne peuvent plus y vivre, ceux qui vivent en habitat collectif, sont locataires, prennent les transports publics, n’ont pas deux tablettes, un ordinateur et 3 Iphones par foyer ? Car qui peut encore habiter dans une ville dont le revenu médian est de $112,000 par an, et où le loyer d’un « one bedroom » est autour de $3500 par mois ?

      Passer au tout digital était « seconde nature » pour la couche aisée de la population – celle qui se confine aujourd’hui tandis que les travailleurs qui ne peuvent se payer un loyer à San Francisco continuent de l’alimenter, de la soigner ou de lui livrer ses colis Amazon. Il existe bien encore quelques quartiers qui fourmillent, qui braillent, qui grouillent, qui arpentent, qui se serrent, qui vaquent, comme Mission, le Tenderloin, et ces non-lieux que sont les enclaves grappillées sous les ponts et les autoroutes, les terrains vagues le long des entrepôts, où des tentes éparpillée formant une ville fantôme. Ces quartiers sont eux frappés de plein fouet, par la maladie [1], par la fracture numérique qui laissent des enfants sans apprentissage et sans repas car sans école, par les licenciements secs, du jour au lendemain.

      La Silicon Valley et San Francisco ont été partiellement épargnées par la pandémie. C’est une bonne nouvelle. Sauf si elles l’ont été parce qu’elles s’étaient déjà confinées dans un monde d’après, où la distanciation sociale est d’abord la mise à distance des moins bien lotis.

      Cécile Alduy
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE, PROFESSEURE À STANDFORD, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À SCIENCES PO

      [1 ] Lien vers :
      Coronavirus hits San Francisco’s Mission District hardest of all city neighborhoods (20/04/2020)
      https://www.sfchronicle.com/bayarea/article/City-data-show-SF-s-Mission-District-is-area-of-15213922.php

      Cécile Alduy
      CHERCHEUSE EN LITTÉRATURE, PROFESSEURE À STANDFORD, CHERCHEUSE ASSOCIÉE À SCIENCES PO
      Cécile Alduy est professeure de littérature et de civilisation françaises à l’université Stanford (États-Unis), et chercheuse associée au CEVIPOF à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle est l’auteur de Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau discours frontiste (Seuil, 2015), lauréat du prix « Penser la société » 2015 du Panorama des Idées. Journaliste politique, elle écrit régulièrement pour Le Monde, Le Nouvel Obs, The Atlantic, The Nation, The Boston Review, Politico, CNN et a publié de nombreux articles universitaires sur le Front national.

      https://aoc.media/auteur/cecile-alduyaoc-media

      (article en contrepoint, pas édité, beaucoup trop d’italiques... edit 27/05 : bon je sais pas si elle a trop lu Tiqqun ou Bourdieu, mais mettre des italiques pour "tech" ou "leaders", vraiment... bref, c’est mis comme c’est écrit, et y’aurait vraiment pas une façon de faire non manuelle ? )
      #Cécile_Alduy

  • Parole présidentielle : commentateur n’est pas leader | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/04/14/parole-presidentielle-commentateur-nest-pas-leader

    La mise en regard des deux discours est d’autant moins flatteuse que la référence, à travers la promesse de jours heureux retrouvés, a manqué de finesse. La valeur de la parole politique ne se mesure pas en nombre de mots ou d’envolées lyriques. Celui qui parle pour s’écouter peut difficilement être celui dont la parole guide.

    Une large partie du discours d’Emmanuel Macron du 13 avril a été dédiée à commenter, à la manière d’un journaliste, sa propre action. Président commentateur de ses déplacements à travers une piqûre de rappel de sa visite dûment mise en scène au professeur Raoult à Marseille (« j’ai tenu moi-même à comprendre chacune des options possibles »). Président commentateur de ses précédents discours, comme pour s’assurer que l’histoire, ou plus modestement les médias, n’oublient pas ses éléments de langage, et de lui en attribuer la paternité (« chacun d’entre vous dans ce que j’ai appelé cette troisième ligne »). Président commentateur de ses impuissances, sans plus avoir, face à la pandémie, la possibilité de les masquer par l’excuse des carences de « l’ancien monde ».

    Dès lors qu’il a été question des insuffisances de l’action gouvernementale et comme s’il n’était pas de sa responsabilité et de celle de son gouvernement de gérer la crise, il était étrange d’entendre Emmanuel Macron se mettre au niveau de tous les autres Français pour leur dire « comme vous, j’ai vu des ratés, encore trop de lenteurs… ». Annoncer des accents churchilliens obligeait pourtant à être à la hauteur d’un chef de guerre qui s’attachait, non pas à « voir » mais à trouver des solutions à chaque problème lors du second conflit mondial, du plus concret au plus stratégique, de la production des œufs à la sous-utilisation des capacités logistiques de transport.

    Chef de guerre, c’est la figure que tente d’incarner le Président de la République depuis que les ravages de la pandémie se sont abattus sur la France. Il n’a ainsi pas manqué dans son allocution de décliner à maintes reprises le vocabulaire militaire, même s’il y a recouru de manière moins marquée que lors de ses précédentes prises de parole : première, deuxième et troisième lignes, « lorsque l’on est au front », « une production comme en temps de guerre s’est mise en place ».

    La sémiologue et professeure à l’Université de Stanford Cécile Alduy a justement analysé les limites de ces références guerrières, les jugeant « [utiles] du point de vue de l’efficacité rhétorique (…) mais (…) éthiquement et politiquement problématique ». Pour l’auteure de Ce qu’ils disent vraiment : les politiques pris aux mots, le recours à la métaphore guerrière n’est pas exempte de « mauvaise foi » : « cela exonère le pouvoir de ses responsabilités propres. Avec « la guerre », le problème vient d’ailleurs ». Commenter une partie de ses failles pour les mettre à distance, s’exempter d’une autre partie en mettant en scène une guerre par le discours, le mécanisme d’évitement est le même.

    Il est frappant face à cette rhétorique militaire d’entendre la parole de beaucoup de soignants sur les réseaux sociaux et dans les médias demandant à ne surtout pas être considérés comme des héros, par crainte que cette rhétorique les prive de leurs droits à être humains, c’est-à-dire à pouvoir exprimer leurs doutes, leurs peurs, leur fatigue, et ne fasse passer au second plan leur manque cruel de moyens de travail. Les mots du Président de la République fédérale d’Allemagne Frank-Walter Steinmeier le 11 avril estimant que la lutte contre le Covid-19 n’est pas une guerre mais un « test de notre humanité », ont peut-être parlé tout particulièrement à nos soignants.

    Enseignants et parents d’élèves s’interrogent légitimement sur les fondements, en termes de sécurité sanitaire, d’une décision de réouverture des écoles, des collèges et des lycées alors que les bars et les restaurants sont appelés à rester volets baissés et que les premiers avaient été conduits, en mars, à fermer leurs portes avant les seconds. Le fossé est flagrant, à l’intérieur même du discours du Président de la République, entre ces mots, justes et attendus, de constat sur nos limites collectives face à la pandémie – « ce soir je partage avec vous ce que nous savons et ce que nous ne savons pas » – et une annonce de retour des élèves à l’école que ne vient étayer aucune justification scientifique.

    Après avoir depuis plusieurs semaines fondées chacune de ses prises de parole sur les analyses du comité scientifique et des experts, Emmanuel Macron n’a plus cité lundi soir ni l’un, ni les autres. La conséquence relève de l’évidence : citoyens, syndicats, responsables politiques demandent que les travaux scientifiques justifiant la reprise des cours dans le primaire et le secondaire soient rendus publics. Chacun peut comprendre que la France, comme tous les pays du monde, fait face à l’immense défi de juguler la crise sanitaire tout en tentant de limiter l’ampleur de la crise économique produite par le confinement, et surtout de ses conséquences sociales. Mais personne ne peut accepter que des risques soient pris quant à la santé des plus jeunes, et de leurs enseignants. Comment ne pas s’étonner qu’il y a quelques jours encore la porte-parole du gouvernement renvoyait toute prise de décision sur le port de masque à l’attente d’un consensus scientifique et que pas un mot ne soit dit sur celui-ci dès lors qu’il est question de regrouper par dizaines, dans les salles de classe, plusieurs millions d’élèves, même de façon progressive ?

    Et une conclusion qui cogne (sous-texte en rappel : Elizabeth 2 était infirmière dans Londres sous les bombes :-)

    Aucun discours ne fait l’histoire. C’est l’histoire qui fait les grands discours. A plusieurs reprises, pendant les quatre minutes de sa prise de parole, Elizabeth II s’est effacée pour laisser place à des images de soignants, de manutentionnaires, de camions de pompiers, d’Anglais applaudissant dans un supermarché. Savoir s’effacer pour porter un message plus grand que soi. C’est ce qui fait toute la difficulté du discours politique, et peu de femmes et d’hommes sont capables d’atteindre un tel objectif. Mais c’est à son aune que se mesure la vraie valeur d’une parole présidentielle.

    #Discours_politique #Emmanuel_Macron #Coronavirus

  • Le droit universel à la respiration, Achille Mbembe
    https://aoc.media/opinion/2020/04/05/le-droit-universel-a-la-respiration

    Certains évoquent d’ores et déjà « l’après-Covid-19 ». Pourquoi pas ? Pour la plupart d’entre nous cependant, surtout dans ces régions du monde où les systèmes de santé ont été dévastés par plusieurs années d’abandon organisé, le pire est encore à venir. En l’absence de lits dans les hôpitaux, de machines respiratoires, de tests massifs, de masques, de désinfectants à base d’alcool et autres dispositifs de mise en quarantaine de ceux qui sont d’ores et déjà atteints, nombreux sont malheureusement ceux et celles qui ne passeront pas par le trou de l’aiguille.

    La politique du vivant

    Il y a quelques semaines, face au tumulte et au désarroi qui s’annonçaient, certains d’entre nous tentaient de décrire ces temps qui sont les nôtres. Temps sans garantie ni promesse, dans un monde de plus en plus dominé par la hantise de sa propre fin, disions-nous. Mais aussi temps caractérisé par « une redistribution inégalitaire de la vulnérabilité » et par de « nouveaux et ruineux compromis avec des formes de violence aussi futuristes qu’archaïques », ajoutions-nous[1]. Davantage encore, temps du brutalisme.

    Par-delà ses origines dans le mouvement architectural de la moitié du XXe siècle, nous définissions le brutalisme comme le procès contemporain « par lequel le pouvoir en tant que force géomorphique désormais se constitue, s’exprime, se reconfigure, agit et se reproduit ». Par quoi, sinon par « la fracturation et la fissuration », par « le désemplissement des vaisseaux », « le forage » et le « vidage des substances organiques » (p.11), bref, par ce que nous appelions « la déplétion » (p. 9-11) ?

    Nous attirions l’attention, à juste titre, sur la dimension moléculaire, chimique, voire radioactive de ces processus : « La toxicité, c’est-à-dire la multiplication de substances chimiques et de déchets dangereux, n’est-elle pas une dimension structurelle du présent ? Ces substances et déchets ne s’attaquent pas seulement à la nature et à l’environnement (l’air, les sols, les eaux, les chaînes alimentaires), mais aussi aux corps ainsi exposés au plomb, au phosphore, au mercure, au béryllium, aux fluides frigorigènes » (p.10).

    Nous faisions, certes, référence aux « corps vivants exposés à l’épuisement physique et à toutes sortes de risques biologiques parfois invisibles ». Nous ne citions cependant pas nommément les virus (près de 600 000, portés par toutes sortes de mammifères), sauf de façon métaphorique, dans le chapitre consacré aux « corps-frontières ». Mais pour le reste, c’est bel et bien de la politique du vivant dans son ensemble qu’il était, une fois de plus, question. Et c’est d’elle que le coronavirus est manifestement le nom.

    L’humanité en errance

    En ces temps pourpres – à supposer que le trait distinctif de tout temps soit sa couleur – peut-être faudrait-il, par conséquent, commencer en s’inclinant devant tous ceux et toutes celles qui nous ont d’ores et déjà quittés. La barrière des alvéoles pulmonaires franchie, le virus a infiltré leur circulation sanguine. Il s’est ensuite attaqué à leurs organes et autres tissus, en commençant par les plus exposés.

    Il s’en est suivi une inflammation systémique. Ceux d’entre eux qui, préalablement à l’attaque, avaient déjà des problèmes cardiovasculaires, neurologiques ou métaboliques, ou souffraient de pathologies liées à la pollution, ont subi les assauts les plus furieux. Le souffle coupé et privés de machines respiratoires, certains sont partis comme à la sauvette, soudainement, sans aucune possibilité de dire adieu. Leurs restes auront aussitôt été incinérés ou inhumés. Dans la solitude. Il fallait, nous dit-on, s’en débarrasser le plus vite possible.

    Mais puisque nous y sommes, pourquoi ne pas ajouter, à ceux et celles-là, tous les autres, et ils se comptent par dizaines de millions, victimes du SIDA, du choléra, du paludisme, d’Ebola, du Nipah, de la fièvre de Lasse, de la fièvre jaune, du Zika, du chikungunya, de cancers de toutes sortes, des épizooties et autres pandémies animales comme la peste porcine ou la fièvre catarrhale ovine, de toutes les épidémies imaginables et inimaginables qui ravagent depuis des siècles des peuples sans nom dans des contrées lointaines, sans compter les substances explosives et autres guerres de prédation et d’occupation qui mutilent et déciment par dizaines de milliers et jettent sur les routes de l’exode des centaines de milliers d’autres, l’humanité en errance.

    Comment oublier, par ailleurs, la déforestation intensive, les mégafeux et la destruction des écosystèmes, l’action néfaste des entreprises polluantes et destructrices de la biodiversité, et de nos jours, puisque le confinement fait désormais partie de notre condition, les multitudes qui peuplent les prisons du monde, et ces autres dont la vie est brisée en miettes face aux murs et autres techniques de frontiérisation, qu’il s’agisse des innombrables check points qui parsèment maints territoires, ou des mers, des océans, des déserts et de tout le reste ?

    Hier et avant-hier, il n’était en effet question que d’accélération, de tentaculaires réseaux de connexion enserrant l’ensemble du globe, de l’inexorable mécanique de la vitesse et de la dématérialisation. C’est dans le computationnel qu’était supposé résider aussi bien le devenir des ensembles humains et de la production matérielle que celui du vivant. Logique ubiquitaire, circulation à haute vitesse et mémoire de masse aidant, il suffisait maintenant de « transférer sur un double numérique l’ensemble des compétences du vivant » et le tour était joué[2]. Stade suprême de notre brève histoire sur Terre, l’humain pouvait enfin être transformé en un dispositif plastique. La voie était balisée pour l’accomplissement du vieux projet d’extension infinie du marché.

    Au milieu de l’ivresse générale, c’est cette course dionysiaque, décrite par ailleurs dans Brutalisme, que le virus vient freiner, sans toutefois l’interrompre définitivement, alors même que tout reste en place. L’heure, néanmoins, est désormais à la suffocation et à la putréfaction, à l’entassement et à l’incinération des cadavres, en un mot, à la résurrection des corps vêtus, à l’occasion, de leur plus beau masque funéraire et viral. Pour les humains, la Terre serait-elle donc en passe de se transformer en une roue bruissante, l’universelle Nécropole ? Jusqu’où ira la propagation des bactéries des animaux sauvages vers les humains si, de fait, tous les vingt ans, près de 100 millions d’hectares de forêts tropicales (les poumons de la Terre) doivent être coupés ?

    Depuis le début de la révolution industrielle en Occident, ce sont près de 85% des zones humides qui ont été asséchées. La destruction des habitats se poursuivant sans relâche, des populations humaines en état de santé précaire sont presque chaque jour exposées à de nouveaux agents pathogènes. Avant la colonisation, les animaux sauvages, principaux réservoirs de pathogènes, étaient cantonnés dans des milieux dans lesquels ne vivaient que des populations isolées. C’était par exemple le cas dans les derniers pays forestiers au monde, ceux du Bassin du Congo.

    De nos jours, les communautés qui vivaient et dépendaient des ressources naturelles dans ces territoires ont été expropriées. Mises à la porte à la faveur du bradage des terres par des régimes tyranniques et corrompus et de l’octroi de vastes concessions domaniales à des consortiums agro-alimentaires, elles ne parviennent plus à maintenir les formes d’autonomie alimentaire et énergétique qui leur ont permis, pendant des siècles, de vivre en équilibre avec la brousse.

    Nous n’avons jamais appris à mourir

    Dans ces conditions, une chose est de se soucier de la mort d’autrui, au loin. Une autre est de prendre soudain conscience de sa propre putrescibilité, de devoir vivre dans le voisinage de sa propre mort, de la contempler en tant que réelle possibilité. Telle est, en partie, la terreur que suscite le confinement chez beaucoup, l’obligation de devoir enfin répondre de sa vie et de son nom.

    Répondre ici et maintenant de notre vie sur cette Terre avec d’autres (les virus y compris) et de notre nom en commun, telle est bel et bien l’injonction que ce moment pathogène adresse à l’espèce humaine. Moment pathogène, mais aussi moment catabolique par excellence, celui de la décomposition des corps, du triage et de l’élimination de toutes sortes de déchets-d’hommes – la « grande séparation » et le grand confinement, en réponse à la propagation ahurissante du virus et en conséquence de la numérisation extensive du monde.

    Mais l’on aura beau chercher à s’en délester, tout nous ramène finalement au corps. Nous aurons tenté de le greffer sur d’autres supports, d’en faire un corps-objet, un corps-machine, un corps digital, un corps ontophanique. Il nous revient sous la forme stupéfiante d’une énorme mâchoire, véhicule de contamination, vecteur de pollens, de spores et de moisissure.

    De savoir que l’on n’est pas seul dans cette épreuve, ou que l’on risque d’être nombreux à déguerpir, ne procure que vain réconfort. Pourquoi sinon parce que nous n’aurons jamais appris à vivre avec le vivant, à nous soucier véritablement des dégâts causés par l’homme dans les poumons de la Terre et dans son organisme. Du coup, nous n’avons jamais appris à mourir. Avec l’avènement du Nouveau-Monde et, quelques siècles plus tard, l’apparition des « races industrialisées », nous avons pour l’essentiel choisi, dans une sorte de vicariat ontologique, de déléguer notre mort à autrui et de faire de l’existence elle-même un grand repas sacrificiel.

    Or bientôt, il ne sera plus possible de déléguer sa mort à autrui. Ce dernier ne mourra plus à notre place. Nous ne serons pas seulement condamnés à assumer, sans médiation, notre propre trépas. De possibilité d’adieu, il y en aura de moins en moins. L’heure de l’autophagie approche, et avec elle, la fin de la communauté puisqu’il n’y a guère de communauté digne de ce nom là où dire adieu, c’est-à-dire faire mémoire du vivant, n’est plus possible.

    Car, la communauté ou plutôt l’en-commun ne repose pas uniquement sur la possibilité de dire au revoir, c’est-à-dire de prendre chaque fois avec d’autres un rendez-vous unique et chaque fois à honorer de nouveau. L’en-commun repose aussi sur la possibilité du partage sans condition et chaque fois à reprendre de quelque chose d’absolument intrinsèque, c’est-à-dire d’incomptable, d’incalculable, et donc sans prix.

    Le numérique, nouveau trou creusé dans la terre par l’explosion

    Le ciel, manifestement, ne cesse donc de s’assombrir. Prise dans l’étau de l’injustice et des inégalités, une bonne partie de l’humanité est menacée par le grand étouffement, et le sentiment selon lequel notre monde est en sursis ne cesse de se répandre. Si, dans ces conditions, de jour d’après il doit y en avoir, ce ne pourra guère être aux dépens de quelques-uns, toujours les mêmes, comme dans l’Ancienne économie. Ce devra nécessairement être pour tous les habitants de la Terre, sans distinction d’espèce, de race, de sexe, de citoyenneté, de religion ou autre marqueur de différenciation. En d’autres termes, ce ne pourra être qu’au prix d’une gigantesque rupture, le produit d’une imagination radicale.

    Un simple replâtrage ne suffira en effet pas. Au milieu du cratère, il faudra littéralement tout réinventer, à commencer par le social. Car, lorsque travailler, s’approvisionner, s’informer, garder le contact, nourrir et conserver les liens, se parler et échanger, boire ensemble, célébrer le culte ou organiser des funérailles n’ont plus lieu que par écrans interposés, il est temps de se rendre compte que l’on est encerclé de toutes parts par des anneaux de feu. Dans une large mesure, le numérique est le nouveau trou creusé dans la terre par l’explosion. À la fois tranchée, boyaux et paysage lunaire, il est le bunker où l’homme et la femme isolées sont invités à se tapir.

    Par le biais du numérique, croit-on, le corps de chair et d’os, le corps physique et mortel sera délesté de son poids et de son inertie. Au terme de cette transfiguration, il pourra enfin entreprendre la traversée du miroir, soustrait à la corruption biologique et restitué à l’univers synthétique des flux. Illusion, car de même qu’il n’y aura guère d’humanité sans corps, de même l’humanité ne connaîtra la liberté seule, hors la société ou aux dépens de la biosphère.

    Guerre contre le vivant

    Il faut donc repartir d’ailleurs si, pour les besoins de notre propre survie, il est impératif de redonner à tout le vivant (la biosphère y compris) l’espace et l’énergie dont il a besoin. Sur son versant nocturne, la modernité aura de bout en bout été une interminable guerre menée contre le vivant. Elle est loin d’être terminée. L’assujettissement au numérique constitue l’une des modalités de cette guerre. Elle conduit tout droit à l’appauvrissement en monde et à la dessiccation de pans entiers de la planète.

    Il est à craindre qu’au lendemain de cette calamité, loin de sanctuariser toutes les espèces du vivant, le monde ne rentre malheureusement dans une nouvelle période de tension et de brutalité. Sur le plan géopolitique, la logique de la force et de la puissance continuera de prévaloir. En l’absence d’infrastructure commune, une féroce partition du globe s’accentuera et les lignes de segmentation s’intensifieront. Beaucoup d’États chercheront à renforcer leurs frontières dans l’espoir de se protéger de l’extériorité. Ils peineront également à refouler leur violence constitutive qu’ils déchargeront comme d’habitude sur les plus vulnérables en leur sein. La vie derrière les écrans et dans des enclaves protégées par des firmes privées de sécurité deviendra la norme.

    En Afrique, en particulier, et dans bien des régions du Sud du monde, extraction énergivore, épandage agricole et prédation sur fond de bradage des terres et de destruction des forêts continueront de plus belle. L’alimentation et le refroidissement des puces et des supercalculateurs en dépend. L’approvisionnement et l’acheminement des ressources et de l’énergie nécessaires à l’infrastructure de la computation planétaire se feront au prix d’une plus grande restriction de la mobilité humaine. Garder le monde à distance deviendra la norme, histoire d’expulser à l’extérieur les risques de toutes sortes. Mais parce qu’elle ne s’attaque pas à notre précarité écologique, cette vision catabolique du monde inspirée par les théories de l’immunisation et de la contagion ne permettra guère de sortir de l’impasse planétaire dans laquelle nous nous trouvons.

    Droit fondamental à l’existence

    Des guerres menées contre le vivant, l’on peut dire que leur propriété première aura été de couper le souffle. En tant qu’entrave majeure à la respiration et à la réanimation des corps et des tissus humains, le Covid-19 s’inscrit dans la même trajectoire. En effet, à quoi tient la respiration sinon en l’absorption d’oxygène et en le rejet du gaz carbonique, ou encore en un échange dynamique entre le sang et les tissus ? Mais au rythme où va la vie sur Terre, et au vu de ce qui reste de la richesse de la planète, sommes-nous si éloignés que cela du temps où il y aura davantage de gaz carbonique à inhaler que d’oxygène à aspirer ?

    Avant ce virus, l’humanité était d’ores et déjà menacée de suffocation. Si guerre il doit y avoir, ce doit par conséquent être non pas tant contre un virus en particulier que contre tout ce qui condamne la plus grande partie de l’humanité à l’arrêt prématuré de la respiration, tout ce qui s’attaque fondamentalement aux voies respiratoires, tout ce qui sur la longue durée du capitalisme aura confiné des segments entiers de populations et des races entières à une respiration difficile, haletante, à une vie pesante. Mais pour s’en sortir, encore faut-il comprendre la respiration au-delà des aspects purement biologiques, comme cela qui nous est commun et qui, par définition, échappe à tout calcul. L’on parle, ce faisant, d’un droit universel de respiration.

    En tant que cela qui est à la fois hors-sol et notre sol commun, le droit universel à la respiration n’est pas quantifiable. Il ne saurait être appropriable. Il est un droit au regard de l’universalité non seulement de chaque membre de l’espèce humaine, mais du vivant dans son ensemble. Il faut donc le comprendre comme un droit fondamental à l’existence. En tant que tel, il ne pourrait faire l’objet de confiscation et échappe de ce fait à toute souveraineté puisqu’il récapitule le principe souverain en soi. Il est par ailleurs un droit originaire d’habitation de la Terre, un droit propre à la communauté universelle des habitants de la Terre, humains et autres[3].

    Coda

    Le procès aura été mille fois intenté. On peut réciter les yeux fermés les principaux chefs d’accusation. Qu’il s’agisse de la destruction de la biosphère, de l’arraisonnement des esprits par la technoscience, du délitement des résistances, des attaques répétées contre la raison, de la crétinisation des esprits, de la montée des déterminismes (génétique, neuronal, biologique, environnemental), les dangers pour l’humanité sont de plus en plus existentiels.

    De tous ces dangers, le plus grand est que toute forme de vie sera rendue impossible. Entre ceux qui rêvent de télécharger notre conscience sur des machines et ceux qui sont persuadés que la prochaine mutation de l’espèce réside en notre affranchissement de notre gangue biologique, l’écart est insignifiant. La tentation eugéniste n’a pas disparu. Au contraire, elle est au fondement des progrès récents des sciences et de la technologie.

    Sur ces entrefaites survient ce brusque coup d’arrêt, non pas de l’histoire, mais de quelque chose qu’il est encore difficile de saisir. Parce que forcée, cette interruption n’est pas le fait de notre volonté. À plusieurs égards, elle est à la fois imprévue et imprévisible. Or, c’est d’une interruption volontaire, consciente et pleinement consentie dont nous avons besoin, faute de quoi il n’y aura guère d’après. Il n’y aura qu’une suite ininterrompue d’événements imprévus.

    Si, de fait, le covid-19 est l’expression spectaculaire de l’impasse planétaire dans laquelle l’humanité se trouve, alors il ne s’agit, ni plus ni moins, de recomposer une Terre habitable parce qu’elle offrira à tous la possibilité d’une vie respirable. Il s’agit donc de se ressaisir des ressorts de notre monde, dans le but de forger de nouvelles terres. L’humanité et la biosphère ont partie liée. L’une n’a aucun avenir sans l’autre. Serons-nous capables de redécouvrir notre appartenance à la même espèce et notre insécable lien avec l’ensemble du vivant ? Telle est peut-être la question, la toute dernière, avant que ne se ferme une bonne fois pour toute, la porte.

    [1] Achille Mbembe et Felwine Sarr, Politique des temps, Philippe Rey, 2019, p. 8-9

    [2] Alexandre Friederich, H+. Vers une civilisation 0.0, Editions Allia, 2020, p. 50

    [3] Sarah Vanuxem, La propriété de la Terre, Wildproject, 2018 ; et Marin Schaffner, Un sol commun. Lutter, habiter, penser, Wildproject, 2019

    #vivant

  • Nous défendre – face au discours politique sur le Covid-19 | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/04/06/nous-defendre-face-au-discours-politique-sur-le-covid-19

    Ce qui est indigne, et encore plus de la part d’un directeur de la Santé ou des ministres issus du corps médical, c’est d’avoir répandu des fake news pour éviter de perdre la face et simplement reconnaître qu’il y a eu des erreurs. Cette incapacité à reconnaître des torts, à assumer rappelle le leitmotiv de la clique LREM depuis ses débuts : « j’assume » signifiant, paradoxalement, « je refuse de prendre mes responsabilités ». Cette tonalité autoritaire, à la fois sûre de son autorité politique et scientifique, et récusant toute contestation, est parfaitement reconnaissable pour les féministes : c’est celle du patriarcat.

    Toute critique de l’action gouvernementale, dont l’incompétence et l’irresponsabilité est visible aux yeux de tous, est écartée comme « polémique », ignare et même dangereuse (les « experts auto-proclamés » moqués par Macron, les « sociologues » et intellectuels cloués au pilori par ses alliés). Les seules dont on veut bien dire du mal au sein de la majorité présidentielle sont Sibeth Ndiaye, « porte-parole », donc chargée de transmettre les positions gouvernementales, et Agnès Buzyn, remplacée, Dieu merci, à son poste de ministre par un homme plus jeune, qui ment mieux qu’elle.

    La perception du monde est scindée en deux. D’un côté un discours martial, appuyé sur une soi-disant rationalité des chiffres, de l’économie, de la science. C’est le discours du gouvernement et de la plupart des experts convoqués par les médias – des hommes en majorité. De l’autre côté, une vie ordinaire qu’il faut au jour le jour réagencer au temps du Covid-19 et des actions : des femmes en majorité, au corps à corps avec des malades, au contact avec les clients dans les supermarchés, jonglant avec les tâches domestiques (trois repas par jour, sans cantine ni pour les grands ni les petits), les tâches éducatives prescrites par l’Éducation nationale sur le mode forcené de l’activisme, et réalisant par téléphone le travail de lien qu’elles font généralement entre les générations… en sus de leur télétravail, ou de leur travail sur le terrain. Des femmes enfin, confinées avec des conjoints violents au péril de leur vie, qui n’ont jamais eu aussi peu de marges de manœuvre pour se défendre[1]. Des conjoints qui continuent aussi leur guerre, une guerre qu’ils mènent contre les femmes, leur femme, leur propriété.

    L’épidémie actuelle a la puissance de décaper toutes les illusions, les fausses promesses et les mensonges du capitalisme avancé ou du néolibéralisme, de rendre visible à tous sur qui repose réellement notre société. Il est presque amusant (tragiquement) de voir tant de suppôts du capitalisme découvrir la réalité et des idées qu’ils attribuaient jusqu’alors aux gauchistes dangereux ou aux « bisounours » idéalistes : oui, mettre le profit d’abord, au détriment des institutions de protection de la société (hôpital public, enseignements, transports) c’est mal. Faible début de prise de conscience morale de l’inversion des valeurs qu’opèrent nos sociétés capitalistes : ce qui est le plus réellement utile, ce qui rend possible notre vie ordinaire, est le plus méprisé, et le moins valorisé.

    Ce qui apparaît aujourd’hui est très concrètement ce que les féministes et autres pensées critiques ont analysé en termes d’injustice épistémique. Les critères qui disent ce qui est bien, mal, valorisable, méprisable, les critères collectifs de ce qui compte se présentent comme universels mais sont de fait ceux d’une société patriarcale. Dans le désastre actuel émerge la nécessité vitale d’y inclure d’autres points de vue, d’autres voix que celles des dominants. Intégrer les voix de tous ceux et en majorité celles qui font vivre la société, dans les définitions de ce qui compte est bien affaire de démocratie : d’élargissement du public et d’intégration de l’ordinaire et du contingent dans la préoccupation politique, de reconnaissance de la compétence de personnes subalternes dont profitent les dominants qui les mobilisent plus que jamais aujourd’hui à leur service, leurs ambitions politiques ou leur expansion économique que rien selon eux ne doit arrêter.

    #Coronavirus #Féminisme

    • Cette incapacité à reconnaître des torts, à assumer rappelle le leitmotiv de la clique LREM depuis ses débuts : « j’assume » signifiant, paradoxalement, « je refuse de prendre mes responsabilités ».

      On appelle ces gens des psychopathes en langage normal, non ?

  • Quoi qu’il en coûte, sans doute : mais à qui ? – Coronavirus et inégalités | AOC media - Analyse Opinion Critique
    https://aoc.media/opinion/2020/04/01/quoiquil-en-coute-sans-doute-mais-a-qui-coronavirus-et-inegalites

    On peut y lire surtout les inégalités galopantes devant le confinement et ses conséquences. Les inégalités entre ceux qui peuvent se protéger et ceux qui ne le peuvent pas. Les inégalités entre ceux qui doivent travailler et ceux qui ne le peuvent pas. Les inégalités entre hommes et femmes. Les inégalités entre le haut et le bas, comme le dit un élu de la CGT de Wattrelos : « Nous, les ouvriers, on nous dit : “ Allez travailler ! ” », « alors que les cadres travaillent depuis chez eux ». Les inégalités devant les conditions de confinement, exemple extrême, entre les footballeurs du PSG et certains de leurs supporters.
    Urgences économiques

    Sur fond de querelles sur le gel, les masques, l’efficacité des traitements, les comparaisons internationales, et de responsabilités sur la gestion de la crise sanitaire et l’impréparation française, sur fond de vague inéluctable des décès, on va aborder, échéance lointaine et très proche, la seconde vague, celle de l’écroulement de l’économie française. Il en est déjà question par le recours à la métaphore guerrière et aérienne : « Il faut un pont aérien de cash », « Le tuyau d’arrosage a été remplacé par la lance à incendie, mais on n’est pas encore passé au Canadair »…

    Intéressant cette manière de montrer la division économique entre « patrons » pour mieux briser leur solidarité idéologique.

    Inégalités entrepreneuriales

    Pourtant, ce qu’un patron peut faire durant « la crise » et ce qu’il peut faire « après la crise » est incommensurable. Déjà sont pointées du doigt certaines conduites d’entreprises (des grandes) constituant des réserves financières, comme d’autres se précipitent « dans les magasins pour acheter des paquets de nouilles ».

    Faire face revêt de multiples significations, incomparables, entre la multitude des chefs d’entreprise qui font la queue aux numéros d’attente de l’URSSAF, des hotlines, des cellules d’appui des chambres de commerce, et ceux qui se débrouillent avec leur comptable, sans parler de ces auto-entrepreneurs « reluctant » enrôlés malgré eux dans l’entrepreneuriat.

    Sur l’autre rive, ceux qui ont accès à toute une gamme de ressources sociales peuvent limiter la casse voire préparer l’après-crise ou même trouver les ficelles pour en tirer le meilleur parti, comme ce fut le cas en 2008. Le cas de Black Rock est certes états-unien ; l’administration Trump a en effet confié à des gestionnaires de fonds le soin d’assister le gouvernement dans son plan d’appui et de sauvetage des marchés financiers. À quelles conditions et à quel prix ? Les moyens très techniques et abscons qui peuvent être mobilisés ou inventés en matière de financement d’économies ravagées, devront faire preuve, beaucoup plus qu’après 2008, de vigilance et de pédagogie pour faire comprendre aux profanes ce que « refinancer » veut dire.

    Cela pourrait être à l’agenda d’urgence dans quelques semaines, quand la vague proprement sanitaire aura été jugulée. La vague politique va alors déferler, au rythme d’une insécurité économique imprévisible. Le « Quoi qu’il en coûte » et le « Plus ne sera jamais comme avant » devront alors trouver des traductions multiples, au plan français et européen. On peut se demander si la chambre de 2017, élue avec un taux d’abstention record, sera la mieux placée afin d’opérer l’immense refondation nationale qui vient, pour combattre à court, moyen et long terme, le virus des inégalités.

    #Sortie_de_crise #Coronavirus #Impôts