Dans son nouveau livre Vallée du silicium, Alain Damasio s’est rendu à San Francisco afin de mettre à l’épreuve sa pensée technocritique et de comprendre comment cette région a façonné et façonne encore le monde d’aujourd’hui.
Votre récit sur votre long séjour dans la Silicon Valley est aussi passionnant qu’effrayant. Malgré tout ce qu’on peut suggérer, nous sommes loin de nous rendre vraiment compte que cet endroit façonne le quotidien de milliards de personnes…
À mes yeux, il existe une véritable tache aveugle sur nos rétines quand il s’agit d’avoir une appréhension simple et directe de nos quotidiens. La smartphone et ses applis sont devenus une technogreffe, qu’on pourrait quasiment souder à nos avant-bras. La Silicon Valley se définit et se vit comme le centre du monde, ce qui peut sembler d’une prétention totalement mégalo, et pourtant : quasiment tous les outils, interfaces et logiciels que nous utilisons sont conçus et fabriqués sur place. Et quand je dis « nous », je parle de 6 à 7 milliards de personnes. Facebook et Insta par exemple, qui sont des plateformes de Meta, c’est 4 milliards d’utilisateurs. Les produits Apple, c’est presque deux milliards de clients. Ces technos se sont tellement banalisées, elles sont si répandues désormais, qu’elles sont devenues comme évidentes et invisibles pour nous. Presque un angle mort de nos pratiques.
Le livre démarre fort avec l’expérience de la voiture autonome. Ici en France, on a un président qui “adore la bagnole”. Mais dans la Silicon Valley, il semblerait que le culte de la voiture soit encore plus important, plus puissant ?
La voiture est de tous les objets techniques sans doute le plus emblématique de la mythologie américaine, disons avec le cinéma. Elle sature les fictions depuis les années 50. L’urbanisme des villes américaines a été directement formaté, dès l’origine, pour elle, avec des cinq-voies en plein centre-ville de San Francisco, inimaginables à Paris ! La voiture y est un second corps sans lequel aucun déplacement digne de ce nom n’est possible à cause de l’étalement pavillonnaire et des dimensions colossales du pays. En zone rurale, faire 50 kilomètres est une broutille, la densité d’habitation est très faible, par exemple dans l’ouest américain que j’ai traversé pendant neuf jours. Donc la voiture devient vitale, on a la nettoie scrupuleusement le dimanche, on la soigne, on dort dedans, on y a ses premières expériences sexuelles, on vit avec. Avec la voiture autonome, nous passons de la voiture-énergie, virile et vive, à la voiture-data molle où l’on se fait conduire et ne maîtrise plus rien. Ça annonce d’autres glissements vers des IA toutes-puissantes, qui vont gérer nos existences avec douceur et précision, sans même que nous mesurions la liberté qu’on y perd. Le tout au nom d’un confort, d’une paresse assumée et d’une sécurité devenus le cœur de nos économies de désir.
Pourriez-vous revenir sur ce que vous appelez l’écologie catastrophique du dernier kilomètre ?
Jusqu’à peu, les commerces étaient situés de manière à centraliser logistiquement les besoins en produits et services des citoyens, ils étaient placés peu ou prou au barycentre de nos déplacements, de nos lieux de travail et d’habitation, et nous demandaient ce petit effort de déplacement à pied pour faire nos courses. Ou si l’on prenait la voiture, c’était pour aller dans une zone commerciale qui rassemble tous les commerces nécessaires et optimise la consommation d’énergie, au moins un minimum. Quand tu te fais livrer par Uber ou Amazon, tu importes le commerce chez toi, à ton domicile. Donc tu demandes à l’entreprise et à ses livreurs de faire ce « dernier kilomètre » (c’est une image, ça peut être 200 m ou 3 km) à ta place, en emballant les produits dans des cartons qui exigent de la pâte à papier, donc des arbres coupés et renchérit fortement le prix du papier pour l’industrie du livre, etc. Tu démultiplies les déplacements exigeant de l’énergie fossile car les livreurs sont le plus souvent en scooter et même lorsqu’ils circulent à vélo, la consommation d’énergie suscitée par les emballages et la gestion des déchets derrière est lamentable. Pour trois sushis, tu crames des centaines de grammes de plastique, de sac papier, de petits bouteilles de soja, de baguettes en bambou, de bols cartonnés…
Si tu appliques ça à la voiture autonome, qui va devoir se garer à l’extérieur des villes, venir te chercher, se regarer dans des zones dédiées, repartir te chercher au restaurant ou au supermarché, te ramener chez toi, alors que tu pourrais prendre le vélo, le tram ou le bus, ou même y aller avec ta voiture en ligne directe, tu mesures les millions de km qui vont être parcourus de façon dispendieuse juste pour outiller nos facilités et nos paresses avec cette nouvelle forme de transport individualisés, de taxi moins cher que tu utiliseras plus facilement.
Votre expérience sur place donne l’impression qu’il n’y a aucune chance de voir d’autres formes de mobilité prendre le pas sur la voiture. Comme si la fabrication des voitures et leur utilisation n’avait pas d’impact sur l’environnement…
L’impact de la voiture autonome sur l’environnement, ne serait-ce que par l’équipement électronique à fabriquer, qui est énorme — une dizaine de caméras, des capteurs, un lidar, des détecteurs de mouvements, de sons et d’obstacles, une IA embarquée qui calcule en temps réel, des disques durs, etc — et les déchets que ça va produire en aval, ne serait-ce que par l’essence et l’électricité consommées pour des déplacements de commodité, voire de fainéantise, va être monstrueux. Il faudra des milliers de datacenters aussi pour traiter les données de trafic en temps réel.
Bref, c’est l’archétype de la fausse bonne idée. Un cas d’école des techs qui nous sont vendues comme un « progrès » alors qu’elles vont avilir nos corps, dégrader nos ressources naturelles, augmenter la pollution atmosphérique et minière, et produire du déchet non-recyclable.
Vous dites qu’Apple, c’est « 2 milliards de fidèles, mais 150 milliards de dollars d’évasion fiscale, 70 milliards de bénéfices annuels.. tout ça continue et continuera, avec ma complicité sidérée ». Même avec un regard techno-critique, il est difficile voire impossible d’échapper à la méga-machine ?
Je consacre la dernière chronique de mon essai à détailler pourquoi il est devenu si difficile d’échapper à la fascination pour la tech, à son utilisation quotidienne et frénétique, aux boucles d’auto-addictions qu’elle suscite et dont très peu de gens arrivent à s’émanciper. Les Gafam ont designé très profondément une dépendance subtile à leurs plateformes, en exploitant toutes les failles et les biais cognitifs de nos cerveaux, mais aussi en misant sur la loi du moindre effort, notre peur de la solitude, notre besoin de pouvoir, de maîtrise et de contrôle dans un environnement compétitif incertain… Je décrypte quatre champs de désir, quatre machineries de désir pourrait-on dire, qui sont activées par nos technologies quotidiennes et mobilisent notre énergie libidinale. Si tu ne conscientises pas à quel champ de désir ce technocapitalisme fait appel, tu ne pourras guère y échapper. Et même en étant conscient des mécanismes de dépendance, le corps résiste, la facilité insiste, le désir persiste. Nous affrontons ça, en outre, individuellement, ce qui rend plus compliqué encore d’échapper à la mégamachine.
Votre techno-critique se résumait d’après vous à « ‘en gros’ à nous devons contrôler nos outils, pas nous faire contrôler par eux ». En quoi votre séjour à la Silicon Valley a changé cela ?
J’ai compris que les technologies les plus pointues qui vont organiser nos quotidiens, dans moins de cinq ans, en particulier l’intelligence artificielle générative et personnalisée, exigent un nouveau rapport aux machines, qui ne soit plus binaire et ne fonctionne plus sur la dialectique maître-esclave. L’IA ne va pas nous contrôler, pas plus que nous la contrôlerons, ce sera plus fin et complexe que ça, plus intriqué et dialogué : les robots de conversation sont « responsive », ils apprennent de nous et nous apprennent des choses, nous allons co-construire nos journées avec eux, les éduquer à nous aider tout autant qu’ils nous manipuleront par leur bienveillance et leurs algorithmes d’empathie, par leur supériorité de traitement du langage, des images et de l’information. Nous entrons dans une ère où nos créations de silicium sont devenues des créatures, dont il est délicat de distinguer les simulations de dialogues de la réalité d’une relation avec une personne humaine. Ce sont des personas, des avatars humanisés, calculés avec finesse et crédibilité.
Donc, on ne saura plus très bien qui va contrôler qui, qui « dominera » ou pilotera nos choix, nos pratiques puisque nous les déciderons en quelque sorte en commun, en complicité homme-machine.
Quels conseils donneriez-vous pour être techno-critique jusqu’en 2050 ?
À chaque technologie qu’on vous propose, qui émerge dans le champ commercial, il s’agit toujours de se demander : en quoi cette tech va-t-elle nourrir ou appauvrir mon rapport aux autres, au monde et à moi-même ? Il est très facile de mesurer le pouvoir qu’une appli ou qu’un service numérique apporte, beaucoup plus insidieux de réaliser ce qu’elle nous fait perdre ou même dégrade dans nos relations et nos puissances propres : puissance de créer, de réfléchir, d’imaginer, d’être empathique, d’écouter, puissance physique de ressentir par soi-même, de se déplacer, de garder son énergie, etc.
La technocritique doit discriminer pouvoir (le faire faire) et puissance (le faire par soi-même, en autonomie), ouverture ou fermeture au monde, enrichissement ou effilochement des liens, impact sur l’écologie en amont et en aval, exhaustion des ressources, impacts sociaux sur les pays en développement, pollutions induites, pour notre Terre — mais aussi dans nos cerveaux avec le siphonnage permanent de notre attention, de nos temps libres par le numérique. Et elle doit aussi se demander : quels désirs doit-on encourager ? Quelle liberté ou émancipation la techno doit-elle nous aider à atteindre ? Le peut-elle seulement, et dans quel contexte d’usage ?
La technocritique doit réfléchir aux pratiques qu’elle induit, à la culture qu’elle forme, à l’éducation qu’elle doit exiger, tout autant que penser en terme de rythme, de temporalité, d’exploitation de nos disponibilités, de déconnexion nécessaire, au moins de temps en autre.
Parmi vos multiples rencontres, il y a Arnaud. Vous dites « J’ai cherché pendant des années un homme qui descendrait du futur pour me parler et il est devant moi, en chair et en capteurs, en chiffres et en os ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi votre rencontre avec « Arnaud » est si singulière ?
Arnaud est un homme heureux, chaleureux, sociable et dynamique, l’inverse de l’image du geek anxieux, névrosé ou sociopathe que j’imaginais pour les utilisateurs de ces bijoux connectés, des applis de monitoring de sa santé ou encore d’analyse génomique. C’est un individu qui s’émancipe par la technologie, y trouve support et ouverture, tout en se soumettant de son plein gré à une batterie de capteurs de données corporelles en temps réel. J’y ai vu mais surtout senti ce que pourrait être le citoyen connecté du futur, indépendant, performant, s’autogérant dans sa médication, optimisant son potentiel génétique — sans être dans l’élitisme, avec une pensée « de gauche ». C’était très déstabilisant pour moi. Ça a interrogé tout mon rapport au corps.
Quelques milliardaires en prennent pour leur grade, et notamment Elon Musk. Vous le comparez à « sociopathe d’extraction supérieure ». D’après vous, bénéficie-t-il toujours de l’image d’un génie en Silicon Valley ou cela a évolué ?
De ce que j’ai glané sur place, certains lui savent gré d’avoir une vraie approche d’ingénieur et d’autres considèrent qu’il a déjà complètement vrillé, qu’il consomme trop de drogues et part dans l’hybris. Quand tu atteins ce niveau de richesse, donc de pouvoir, mais aussi de prestige et d’admiration de la part des blaireaux que la conquête de Mars peut faire frissonner, il est difficile de ne pas devenir mégalomane et de prendre ses propres visions médiocres (nous allons coloniser les planètes pour y prolonger l’exploitation capitaliste qui patine sur Terre faute de ressources infinies) pour des intuitions géniales. Musk est bien aidé par les médias pour alimenter ses effets d’annonce et sa bouffonnerie. Mais à mon sens, ce qu’il a fait de Twitter va finir par le faire plonger économiquement, et dégrader fortement sa respectabilité.
C’est probablement un biais, mais j’ai trouvé que le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité n’ont pas beaucoup fait partie de vos rencontres. Est-ce un sujet dans la Silicon Valley ? Ou le changement climatique, c’est un truc lointain, ça ne touche que les autres ?
C’est un sujet dont quasiment personne là-bas ne m’a parlé. Grosso modo, j’ai eu l’impression de rencontrer des gens en avance de dix ans sur nous, en France, quant à l‘anticipation et l’utilisation des techs numériques, et de voir les mêmes encaisser dix ans de retard, sinon plus, sur la prise de conscience des enjeux écologiques de la planète. Les USA consomment deux fois plus d’énergie par habitant que la France par exemple, à niveau de développement pourtant comparable : ça en dit très long sur l’orgie énergétique qui continue de prévaloir là-bas et sur l’indifférence larvée face au gaspillage de ressources.
La Silicon Valley n’est qu’à la marge soucieuse de l’écologie. Mais c’est aussi qu’elle croit profondément au solutionnisme techno pour vaincre le réchauffement climatique : ce que la Tech a détruit ou dégradé, la Tech peut le réparer ou le solutionner, « dont’ worry ». J’ai rencontré plusieurs libertariens brillants qui sont convaincus de ça. L’approche culturelle reste très différente de chez nous où l’on imagine mal comment une cause du problème (le Technocapitalisme extractiviste) pourrait aussi devenir, par miracle, la solution du problème qu’elle a elle-même causée.
Une dernière question sur la désobéissance civile qui revient à plusieurs reprises dans votre livre. Des hackers qui pirateraient des voitures électriques pour encercler un domicile, des « Tesla autopilotées qui feront exploser le siège social de Waymo, à la Fight Club ». Quel est votre regard sur les white hats, ces hackers éthiques qui viendraient aider la lutte climatique ?
Je trouve qu’on ne les entend plus assez alors que leur importance me semble vitale pour changer ce monde, qui est fortement numérisé, ultraconnecté, donc piratable par définition. On a foutrement besoin de hackers vaillants et éthiques, de Robin des bois aptes à hacker les objets connectés, modifier l’internet des objets, bricoler les comptes bancaires, aptes à immobiliser des usines de ciments, à rendre inopérante la circulation des voitures électriques ou à faire de ces voitures des armes de dissuasion écologique. On a besoin de pirates pour saboter les datacenters d’Amazon, pour bloquer les plateformes d’Uber ou de Airbnb, de toutes ces boîtes qui contribuent à défoncer la planète pour simplement maximiser le fric qu’elle gagne. On a besoin d’eux pour imposer la low-tech partout où on le peut, pour brouiller et saboter les installations polluantes, énergivores ou extractives qui toutes utilisent informatiques et réseaux pour fonctionner.
L’action directe est aujourd’hui une nécessité.