« L’essentiel » va-t-il bouleverser les hiérarchies sociales ?

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    La distinction entre « essentiel » et « non essentiel » entraîne une seconde réaction, au-delà de réactions corporatistes. Au nom de quoi les gouvernants, dans leur tour d’ivoire ministérielle, décident-ils à la place des citoyens de ce qui est « essentiel » et de ce qui ne l’est pas ? Est-ce qu’un tel classement d’en haut ne reflète pas avant tout la vision du monde de ceux et de celles qui ont le pouvoir ? En effet, la fermeture des magasins de sneakers leur semble évidente, ils n’ont pas les mêmes intérêts que les adolescents. Omettre aussi sur la liste la marchande de laines et la mercière ne leur pose pas de problème non plus.

    Certes émanant des élections, le pouvoir qui établit cette liste est légitime, mais celle-ci semble bien arbitraire à certains. On semble en revenir au jeu du « bon vouloir » du roi ou de la reine ! Chacun demande : « puis-je consommer ? ». Et le Président ou son représentant lui répond « oui » ou « non ». Et ce dernier a le droit de changer d’avis et de, finalement, refuser au citoyen d’acheter.

    Le fait que le pays soit devenu une grande cour de re-création de l’arbitraire a été interprété comme une marque de mépris des gens d’en haut. En effet, chacun bricole le sens de son existence en choisissant les activités, les produits qui lui conviennent. Alors pourquoi le virus autoriserait la suppression de ces micro-pouvoirs ? Même involontairement, la confection des étiquettes « essentiel » et « non essentiel » est vécue sur le mode d’une atteinte à la reconnaissance personnelle : « je ne suis plus maître de ce que je veux consommer, de ce qui fait sens pour moi, d’autres décident à ma place ». Déjà à l’école, l’appréciation « nulle » sur une copie « nulle » se transforme en un jugement sur la personne, « tu es nul ». Avec le confinement, un glissement comparable s’opère : « vous n’avez pas le droit d’exercer cette activité puisqu’elle est « non essentielle » devient « donc vous-même, vous êtes non essentiel, ou non essentielle ».

    Le classement entre « essentiel » et « non essentiel » crée provisoirement une forme nouvelle d’inégalité : en haut, la position des personnes à qui on reconnaît la vertu d’assurer surtout le réconfort et le soin, ou encore, mais de manière plus secondaire, le confort nécessaire pendant le confinement (par exemple les livreurs) ; et en bas, d’autres groupes habitués à être mieux considérés (une recherche, rapportée par Thomas Coutrot, montre que les cadres jugent pendant cette période leur activité moins « essentielle » que les employés et ouvriers : respectivement 35 % contre 50 % [1]). Même si ce sentiment ne dure pas, le fait qu’il ait eu lieu montre que le monde social est susceptible de bouger à nouveau, et notamment sur la question des rémunérations.