« Le contrôle formel aura beau être rétabli sur les mercenaires de Wagner et les territoires qu’ils ont traversés, cette affaire ne restera pas sans suites », Anna Colin Lebedev
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Pour la spécialiste des sociétés post-soviétiques Anna Colin Lebedev, l’épopée du groupe armé Wagner vers Moscou constitue « à la fois un symptôme et une nouvelle étape de l’évolution rapide du régime politique russe, qui n’a cessé de se transformer, dans et par la guerre » depuis février 2022, comme elle l’explique dans une tribune au « Monde ».
La rocambolesque affaire du groupe armé Wagner et de son fondateur s’opposant au commandement militaire, quels que soient ses développements à venir, est à la fois un symptôme et une nouvelle étape de l’évolution rapide du régime politique russe. Depuis février 2022 et la décision d’envahir l’Ukraine, le système politique russe n’a cessé de se transformer, dans et par la guerre.
Pendant les deux décennies précédant l’invasion de l’Ukraine, le Kremlin avait œuvré à construire un régime autoritaire personnaliste jouant sur trois ressorts.
Le premier est la disponibilité de ressources abondantes tirées de l’exploitation des matières premières, dont les produits étaient – inégalement – distribués aux élites comme à la population en échange de leur loyauté.
Le deuxième ressort tenait à la nature personnelle et verticale des liens d’allégeance à travers lesquels s’organisait la distribution de ces ressources, y compris des places de pouvoir. Si l’on a parlé de « poutinisme », c’est parce que la personne de Vladimir Poutine a joué un rôle-clé au sommet de cette pyramide d’allégeance. Chaque acteur du système devait toutefois sa place à un bienfaiteur à l’étage supérieur et était lui-même pourvoyeur de ressources. Dans ce contexte, la corruption n’a pas été une dérive, mais une modalité routinière d’accès et de gestion des ressources.
Système politique ébranlé
Troisième pilier, les promesses de prospérité et de stabilité étaient les valeurs sur lesquelles le pouvoir fondait sa légitimité auprès des élites et de la population : aux élites l’enrichissement, aux Russes ordinaires la prévisibilité du lendemain. Cette sorte de contrat social entre le pouvoir russe et la société a pu être décrite comme un « laisser-faire mutuel ». A partir de 2014 et de l’annexion de la Crimée, la rhétorique de la Russie « forteresse assiégée » par l’Occident a donné une teneur plus sombre et idéologique au discours du pouvoir, sans que jamais l’on ne demande cependant à la société de se mettre en action contre un ennemi : laisser faire les autorités restait le mot d’ordre central.
En premier lieu, la dimension personnelle et verticale du pouvoir et de la loyauté s’est considérablement accentuée au sommet de l’Etat. Les débuts de la guerre ont aussi vu un déplacement du centre de gravité de la décision politique. Les ministères et institutions civils ont dû se soumettre aux priorités des institutions militaires et aux objectifs de guerre. Si les administrations, les autorités financières ou encore les gouverneurs de régions ont continué à faire tourner le pays, les intérêts de leur secteur étaient désormais considérés comme secondaires par rapport à l’effort de guerre.
Deuxième transformation importante, les ressources et les rétributions qui permettaient au pouvoir d’asseoir sa légitimité ont été fragilisées par les nouvelles sanctions, la rupture d’une partie des relations commerciales avec les pays occidentaux, et l’augmentation des dépenses de guerre. Conscient de cela, le Kremlin s’est attaché à promettre à ses élites de nouvelles ressources : de beaux postes à prendre dans les territoires fraîchement occupés, des contrats juteux offerts dans le cadre de commandes publiques liées à la guerre ou encore des bénéfices à tirer du départ des entreprises occidentales. Cependant, les évolutions sur le front ont rendu nettement moins attractifs les postes dans les territoires occupés, et la guerre a de plus en plus grevé le budget de l’Etat qui demande désormais aux élites et aux citoyens de mettre la main à la poche pour soutenir l’effort patriotique.
La promesse de stabilité a été, elle aussi et plus encore, mise à mal depuis le début de la guerre. La mobilisation militaire, conduite comme une rafle indiscriminée, a été pour la population russe un choc énorme, dont nous ne mesurons pas encore tous les effets. Le pouvoir en a tiré les leçons, et le système de convocation électronique qu’il est en train de mettre en place a pour objectif de rationaliser et d’invisibiliser la mobilisation pour amortir la réaction de la société. La perte de stabilité résulte également de la situation sur le front, car l’issue de la guerre semble incertaine.
Dernier facteur majeur de transformation du système politique, la guerre a conduit à une dilution du monopole de la violence légitime au sein de l’Etat russe, avec un rôle central joué par le groupe armé Wagner. Création du pouvoir politique russe, mais irrégulier au regard du droit, Wagner a été placé sur le front au côté de l’armée russe dès le début de l’invasion. On peut s’interroger sur l’effet que la présence d’un groupe armé non étatique, bénéficiant de ressources publiques et de passe-droits, se mettant abondamment en scène et utilisant sa liberté de parole pour critiquer la conduite des opérations a eu sur l’institution militaire à ses différents échelons. On peut se demander également ce que le Service fédéral d’exécution des peines a pu penser de l’irruption des recruteurs de Wagner dans le pré carré de ses colonies pénitentiaires.
Contraste saisissant
L’initiative de Prigojine de « marcher sur Moscou », sa facilité à entrer dans Rostov-sur-le-Don et à continuer au-delà, est venue s’ajouter à une série d’événements de ces dernières semaines où l’Etat central a semblé absent, ou pas à la hauteur des enjeux. L’incursion des groupes armés en provenance d’Ukraine dans la région de Belgorod, l’attaque de drones à Moscou et l’avancée de Wagner sur plusieurs centaines de kilomètres ont posé la question de la capacité de l’Etat russe à défendre son territoire. Une blague circule désormais sur les réseaux sociaux : « “Prendre en trois jours”, on vient de le comprendre, ce n’était pas de Kiev mais de Moscou qu’il s’agissait. »
Le ton adopté par Vladimir Poutine lors de son allocution, samedi 24 juin, dans laquelle il a dénoncé la trahison de Wagner, témoigne du degré de fragilisation du régime. Le parallèle avec les événements de 1917 en Russie, le renversement du régime tsariste et la guerre civile qui a suivi, pour caractériser la menace Prigojine, ont singulièrement tranché avec ses nombreuses prises de parole précédentes. Le président russe s’était en effet toujours attaché à convaincre que rien n’avait changé, que tout était sous contrôle, que les promesses du contrat social continuaient d’être honorées. Des risques importants de défections ont-ils été soufflés à l’oreille du président ? Lui a-t-on fait comprendre que bien des élites seraient sensibles aux critiques de Prigojine ? En tout cas, le contraste est saisissant avec le Poutine qui balayait d’un revers de la main la question des drones armés dans le ciel de Moscou.
Le contrôle formel aura beau être rétabli sur les mercenaires Wagner et les territoires qu’ils ont traversés, cette affaire ne restera pas sans suites. La guerre transforme les fondamentaux du système politique russe, en dépit de l’attachement farouche de Moscou à affirmer le contraire. Le pouvoir peut tenter de colmater les brèches, mais le doute s’insinue, se diffuse et peut altérer l’allégeance au régime, notamment chez ces élites qui observent avec attention ses moindres frémissements.